S’il est une œuvre poétique que l’on peut dire méditative, c’est bien celle de Philippe Jaccottet. Celui-ci nous parle de « promenades sous les arbres », de « pensées sous les nuages », il nous rapporte des « éléments d’un songe », il décrit des « paysages avec figures absentes »… Pendant des années, il a noté ses pensées dans des carnets publiés sous le titre de Semaison. On a l’impression, en lisant Jaccottet, qu’il n’y a nulle frontière entre le travail d’écriture et la tentative d’y voir plus clair dans l’existence, ou, pour le dire autrement, entre l’homme et l’écrivain. C’est ainsi que certains poèmes de Pensées sous les nuages font référence à la méditation bouddhiste.
Le poète, cet observateur du réel
Si l’on peut qualifier la poésie de Philippe Jaccottet de méditative, c’est d’abord que le poète s’y montre disponible à ce qui est, fin observateur du réel. Le poète peut se rendre attentif à de très petites choses, que d’ordinaire nous négligeons d’un regard distrait, comme par exemple des violettes :
« Fleurs parmi les plus insignifiantes et les plus cachées. Infimes. A la limite de la fadeur. Nées de la terre ameublie par les dernières neiges de l’hiver. Et comment, si frêles, peuvent-elles seulement apparaître, sortir de terre, tenir debout ? »
(Ph. Jaccottet, Et, néanmoins, 2001,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 1096)

« Oiseaux, fleurs et fruits » sont ainsi au centre de la méditation de Philippe Jaccottet dans le recueil intitulé Airs. Il s’agit, là encore, de réalités quotidiennes, presque banales, mais que le poète soit rendre intéressantes, parce qu’il les regarde vraiment. Par sa brièveté, par le sentiment d’urgence qui s’en dégage, le poème suivant évoque le genre japonais du haïku :
« Pommes éparses
sur l’aire du pommier
Vite !
Que la peau s’empourpre
avant l’hiver ! »
(Ph. Jaccottet, Airs, 1967,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 434)
La « cascade céleste » de Philippe Jaccottet
Cette contemplation du réel tel qu’il est débouche parfois sur un sentiment presque cosmique. C’est ainsi que, dans l’avant-dernier poème de Leçons, recueil présenté par le poète comme un « livre de deuil », Philippe Jaccottet adopte un ton plus serein. Le poète se trouve à la cime d’une montagne, point de vue qui lui permet de voir très loin, tout en se sentant très proche du ciel, « à peine moins haut que la buse ». Le poète s’immerge dans ce paysage aérien. Cette expérience sensorielle et presque métaphysique semble permettre au poète de livrer une vision sereine de la mort.
« Et moi maintenant tout entier dans la cascade céleste,
enveloppé dans la chevelure de l’air,
ici, l’égal des feuilles les plus lumineuses,
suspendu à peine moins haut que la buse,
regardant,
écoutant
— et les papillons sont autant de flammes perdues,
les montagnes autant de fumées –,
un instant, d’embrasser le cercle entier du ciel
autour de moi, j’y crois la mort comprise.
Je ne vois presque plus rien que la lumière,
les cris d’oiseaux lointains en sont les nœuds,
la montagne ?
Légère cendre
au pied du jour. »
(Ph. Jaccottet, Leçons, 1977,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 460)

On notera l’isolement sur le vers des participes « regardant, écoutant », qui signalent que le poète est tout entier absorbé par les perceptions sensorielles, se contentant d’accueillir ce qui est sans se laisser emporter par le tourbillon des pensées.
Le paysage n’apparaît alors plus seulement comme un paysage. Celui-ci n’est pas décrit de façon concrète mais au contraire présenté par des métaphores telles que celles de « cascade céleste » ou encore de « chevelure de l’air ». L’endroit où se trouve le poète n’est donc pas un lieu comme les autres, mais une sorte de toit du monde où il est possible « d’embrasser le cercle entier du ciel » et de reconsidérer l’existence. La « mort » elle-même n’est plus source de douleur ou d’inquiétude, mais simplement une réalité « comprise » dans ce paysage.
La négation exceptive « Je ne vois presque plus rien que la lumière » nous montre un poète entièrement baigné dans la lumière, comme si le paysage s’effaçait, comme si les éléments constitutifs du paysage n’avaient plus aucune importance et qu’il ne restait que cette lumière. Parler d’expérience mystique serait excessif, cependant la promenade au sommet de la montagne produit un sentiment d’absolu qui contraste avec l’expression de la douleur du deuil dans les poèmes précédents.
L’évocation des moines bouddhistes
Le motif de la montagne se retrouve dans Pensées sous les nuages, dans un poème où Philippe Jaccottet évoque les moines bouddhistes :
« Ainsi écoute-t-on la voix de ces moines
qui vivaient sur le toit du monde
au fond de temples pareils à des forts
dressés sur le passage des vents inconnus
dont leurs conques ramassent la violence.
Leur gong tonne
ou c’est un glacier qui se fend.
Eux-mêmes chantent de la voix la plus puissante
et la plus basse jamais entendue,
on croirait des bœufs ruminant leurs psaumes,
attelés à plusieurs pour labourer sans relâche
le champ coriace de l’éternité. »
(Ph. Jaccottet, Pensées sous les nuages, 1983,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 725)

J’aime la sérénité de ce poème. Le « je » s’y absente, simplement présent de manière indirecte à travers le pronom « on » du premier vers. Le locuteur se contente d’ « écouter », adoptant ainsi une posture contemplative. Le champ lexical de la force traduit l’admiration du locuteur pour les « moines » : de la même manière que les « temples » résistent aux intempéries, la voix « puissante » des moines est une image de stabilité, à l’image des « bœufs » qui labourent « sans relâche ». En faisant se terminer la strophe par le mot « éternité », le poète souligne la force et la stabilité des moines, qui s’oppose à la voix fébrile du poète :
« On les écoute maintenant de loin,
nous les bègues à la voix brisée,
dispersée comme paille au moindre souffle. »
(Ph. Jaccottet, Pensées sous les nuages, 1983,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 726)
Qui est désigné par le pronom « nous » ? Sans doute les hommes du commun, ceux qui ne sont pas moines, groupe dans lequel s’inclut le poète. Philippe Jaccottet ne prétend pas, comme avait pu le faire Hugo, être un guide éclaireur des peuples. Il n’ose pas davantage se présenter comme un « voyant » façon Rimbaud. La seule posture qu’il revendique est celle, très humble, de l’ignorant, titre de l’un de ses premiers recueils. Ici, Philippe Jaccottet se dit « bègue » : c’est affirmer la fragilité de la parole poétique, bien différente de la voix puissante des moines qui, dès lors, apparaissent comme des modèles enviés, mais non comme des égaux.
La montagne en soi-même

Si la montagne est celle d’où l’on peut contempler de haut le monde, on comprend qu’elle soit une image de sérénité. Ainsi les moines, perchés sur leur montagne, se situent-ils, sans doute, au-dessus des vicissitudes de la société humaine. Gardons en mémoire le poème, que j’ai cité plus haut, où Jaccottet se représente comme baigné dans la lumière. C’est ainsi que, dans Pensées sous les nuages, Philippe Jaccottet semble s’identifier à la montagne :
« Cette montagne a son double dans mon cœur.
Je m’adosse à son ombre,
je recueille dans mes mains son silence
afin qu’il gagne en moi et hors de moi,
qu’il s’étende, qu’il apaise et purifie.
Me voici vêtu d’elle comme d’un manteau.
Mais plus puissante, dirait-on, que les montagnes
et toute lame blanche sortie de leur forge,
la frêle clef du sourire. »
(Ph. Jaccottet, Pensées sous les nuages, 1983,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 730)
D’emblée, le vers liminaire indique qu’il ne s’agit plus d’une montagne réelle, mais bien d’une montagne intérieure, présentée comme le « double » de la montagne extérieure. Jaccottet possède, nous dit-il, une montagne dans son cœur.

Le poète puise force et stabilité dans cette montagne intérieure : il peut s’y « adosser », s’y appuyer. Il y puise le « silence ». La position de ce mot en fin de vers, ainsi que le choix de la forme verbale « je recueille », de même que la précision « dans mes mains », soulignent l’importance de ce silence. Le rythme binaire « en moi et hors de moi », amplifié par le rythme ternaire « qu’il s’étende, qu’il apaise et purifie » insiste sur la vertu de ce silence, qui prodigue la sérénité.
En affirmant « Me voici vêtu d’elle comme d’un manteau », Philippe Jaccottet s’identifie pleinement à la montagne. Il se revêt de la montagne, comme s’il adoptait ses formes, comme s’il devenait presque lui-même montagne.
Mais il y a plus fort que la montagne. Et, dans un savoureux paradoxe, le poète affirme qu’il s’agit de « la frêle clef du sourire ». Belle leçon de sagesse : savoir sourire, sourire aux autres mais aussi sourire à la vie, voilà aussi qui peut nous procurer force et sérénité. Ce paradoxe final est aussi une façon de compenser ce que l’idée d’un poète-montagne aurait pu avoir de trop grandiloquent.
Le silence et l’écoute
Citons enfin, pour terminer, le dernier poème de la section « Le Mot joie », à laquelle appartenaient aussi les autres poèmes de Pensées sous les nuages cités. Philippe Jaccottet redescend de la montagne. Il s’exhorte alors à se taire et seulement écouter…
« La lyre de cuivre des frênes
a longtemps brillé dans la neige.
Puis, quand on redescend
à la rencontre des nuages,
on entend bientôt la rivière
sous sa fourrure de brouillard.
Tais-toi : ce que tu allais dire
en couvrirait le bruit.
Écoute seulement : l’huis s’est ouvert. »
(Ph. Jaccottet, Pensées sous les nuages, 1983,
dans Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 732)

Philippe Jaccottet est effectivement un grand poète.
Cependant, si je puis me permettre, quand vous écrivez « j’aime la sérénité de ce poème. Le « je » s’y absente », je ne peux m’empêcher d’en ressentir un pincement au coeur. Plus encore que Dieu, « je » est la chose la plus mal aimée, mal connue et trahie au monde. C’est que « je » est une potentialité infiniment pleine, et des plus délicates à comprendre : le moindre parti pris idéologique ou tout simplement arbitraire, et c’en est fini de lui ; il n’en reste plus que « le » moi, abominable caricature de « je » me coupant de cette intériorité secrète où se nourrit, peut s’accroître à l’infini (littéralement !) ma vie parce qu’au plus intime, je suis en contact direct, immédiat avec la vie, toute la vie, le tout de la vie et la vie de tout, mais je ne peux y accéder que dans un engagement total de sincérité envers la vérité de moi-même. Si je tiens à quelque chose, ceci ou cela, cette idée ou une autre – sachant que nous sommes tous des métaphysiciens, avec nos opinions, nos options, même le plus frustre des hommes -, je loupe tout. Si je renonce à tout ce que je sens faux en moi, à toutes mes projections infantiles, pour l’unique amour du vrai, alors et alors seulement, s’ouvre un chemin d’émerveillement qui n’aura pas de fin
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Bonjour,
Je vous remercie pour votre commentaire. Je voulais simplement évoquer l’absence du pronom personnel : cet effacement énonciatif est peut-être ce qui permet précisément à Jaccottet de se relier à cette « intériorité secrète » dont vous parlez. Le poème que je citais est descriptif : le poète évoque avec admiration les moines dans leurs montagnes. Ce faisant il ne parle pas de lui-même : il écoute. Cette disponibilité à ce qui est est un aspect de la posture contemplative de Philippe Jaccottet. Comme dit Jaccottet lui-même : « Écoute seulement : l’huis s’est ouvert. »
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A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Un poète à lire et à relire…
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