« A la lumière d’hiver » de Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet, né en 1925 et décédé en cette année 2021, fait partie des grands noms de la poésie contemporaine. Avec Yves Bonnefoy, André du Bouchet ou encore Jacques Dupin, il fait partie de cette génération qui émerge après guerre, avec le souci de renouer avec la vie, avec le monde. Auteur de nombreux recueils, en vers libres et en prose, il tente de s’exprimer avec justesse, authenticité et humilité. L’un de ses plus beaux recueils s’intitule A la lumière d’hiver.

Trois ouvrages en un

Le poète fait précéder A la lumière d’hiver de deux recueils antérieurs, respectivement intitulés Leçons et Chant d’en bas, qu’il présente comme des « livres de deuil ». Aussi la mort et le deuil apparaissent-ils comme des thèmes essentiels. Si l’horreur de la mort et la souffrance du deuil ne sont pas passées sous silence, il s’agit tout autant d’une leçon de sagesse invitant, finalement, à regarder à nouveau du côté de la vie.

Écrire le deuil

Dès L’Ignorant, la poésie de Philippe Jaccottet était marquée par une humilité qui tranchait avec le ton beaucoup plus confiant des poètes des générations précédentes. Le poète ne prétend pas éclairer l’avenir, il ne se rêve pas en albatros majestueux, il n’affirme avoir accès à aucune surréalité. Le poète se représente au contraire comme un « Ignorant », conscient de ses faiblesses et de ses lacunes. La confrontation avec la mort et avec le deuil n’arrange rien : c’est une « main plus errante, qui tremble » (p. 451) qui compose les poèmes de Leçons.

D’une façon à la fois extrêmement pudique et courageuse, Philippe Jaccottet rend compte des derniers instants d’un de ses proches. Celui-ci n’est pas nommé autrement que par expressions mystérieuses, « l’aîné » (p. 451), « le maître » (p. 452). Il a fallu que je lise une introduction critique de Jean-Michel Maulpoix pour apprendre que la personne désignée est le beau-père du poète, Louis Haestler.

Pudeur et courage mêlés, en effet, puisque le poète nous fait assister à l’affaiblissement progressif et à la mort. C’est avec des mots simples, des vers brefs, une langue nue, que le poète parvient à la plus grande vérité :

« Vient un moment où l’aîné se couche
presque sans force. On voit
de jour en jour
son pas moins assuré. » (p. 451)

C’est en évitant les épanchements excessifs, les exclamations superflues, les cris du « je », que Philippe Jaccottet parvient une grande justesse. Il ne s’agit pourtant pas de dissimuler l’horreur de la mort, qui apparaît avec force lorsque le poète ne perçoit aucun signe de la possibilité d’une vie après la mort :

« Moi, je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme,
et pas la place entre ces lèvres sèches
pour l’envol d’aucun oiseau. » (p. 457)

Le recours aux phrases nominales et au subjonctif de souhait révèle toute l’horreur du cadavre :

« Déjà ce n’est plus lui.
Souffle arraché : méconnaissable.

Cadavre. Un météore nous est moins lointain.

Qu’on emporte cela. » (p. 458)

Philippe Jaccottet montre ici qu’il n’y a aucune commune mesure entre la personne vivante et le corps mort. Il n’y a pourtant entre ces deux réalités qu’une différence de « souffle », mais celle-ci suffit à jeter un abîme, que la comparaison avec un « météore » caractérise comme infranchissable. Le « cadavre » n’est plus qu’une chose et non un être, comme le montre le pronom démonstratif « cela ».

C’est une des fonctions essentielles de la poésie que de parvenir à mettre des mots là où ils nous manquent souvent. C’est avec une grande méfiance envers les facilités du langage, une immense circonspection envers la propension de la parole à en dire trop ou pas assez, avec une vigilance constante envers soi-même, que Philippe Jaccottet est parvenu à dire la difficulté d’accompagner un proche dans ses derniers instants, et la douleur du deuil.

Relever les yeux

Rien de morbide, cependant, dans la poésie de Philippe Jaccottet. Dès Leçons, celui-ci affirme : « J’ai relevé les yeux » (p. 458).

« Plutôt, le congé dit, n’ai-je plus eu qu’un seul désir :
m’adosser à ce mur
pour ne plus regarder à l’opposé que le jour » (p. 459).

Philippe Jaccottet ne se complaît pas dans la souffrance. Son propos n’est pas de se regarder souffrir de la perte d’un être cher. Il y a chez lui la volonté, tenace et obstinée, de se tenir de ce côté-ci de la vie, et de poursuivre, coûte que coûte, cette difficile aventure d’écrire. « Je me redresse avec effort » (p. 550) dit le poète dans Chants d’en bas. Philippe Jaccottet craint sans cesse de n’être qu’un « sentencieux phraseur » (p. 545), et doute sans cesse des chances de réussite de son entreprise poétique. « Parler donc est difficile » (p. 543), lorsqu’il s’agit de le faire avec justesse, et, bien souvent « le tourment / l’emporte sur ces envolées » (p. 550).

C’est pourquoi je voudrais insister sur cet apaisement malgré la souffrance, le deuil et la mort. C’est bien parce qu’il y a souffrance et mort que les poèmes plus sereins ont du poids. Être heureux quand tout va bien, c’est facile, encore que nous soyons trop souvent enclins à gâcher notre bonheur pour des broutilles. Être heureux quand tout va mal, là en revanche réside l’enjeu. C’est dans les moments difficiles qu’il importe de savoir conquérir une forme, fût-elle précaire, de sérénité.

« Toi cependant,

ou tout à fait effacé
et nous laissant moins de cendres
que feu d’un soir au foyer,

ou invisible habitant l’invisible,

ou graine dans la loge de nos cœurs,

quoi qu’il en soit,

demeure en modèle de patience et de sourire,
tel le soleil dans notre dos encore
qui éclaire la table, et la page, et les raisins. » (p. 460)

On peut ici supposer que Philippe Jaccottet s’adresse à son beau-père disparu, cet « aîné », ce « maître » qu’il respecte et qu’il considère comme un « modèle ». La juxtaposition des propositions en « ou » fait entrevoir plusieurs hypothèses quant à la situation actuelle du défunt : est-il totalement « effacé » du monde ? Survit-il dans un hypothétique espace « invisible » ? Se loge-t-il désormais tout simplement dans nos « cœurs » ? Ces questions, nous nous les posons tous, à un moment où un autre de notre vie, tant il est vrai que la mort demeure une énigme insondable. Ces questions demeurent sans réponse, mais est-ce vraiment grave  ? Philippe Jaccottet les balaie d’un « quoi qu’il en soit » qui montre bien que l’important n’est pas là.

L’impératif « demeure » instaure une autre forme de présence après la mort, celle d’une lumière qui accompagne notre quotidien. La « patience » et le « sourire » du défunt continuent d’irradier après sa mort. Le rythme ternaire « la table, et la page, et les raisins » convoque les réalités les plus humbles du quotidien, celles-là même qui se trouvent à portée du poète qui écrit, montrant par là que c’est à chaque instant, dans les minutes les plus banales et triviales de notre existence, que le défunt continue de luire, comparé à un « soleil », et d’être tout proche, comme s’il était juste là, « dans notre dos ».

Instants paisibles

Je suis particulièrement sensible à la façon dont Philippe Jaccottet sait peindre des instants paisibles, par-delà la douleur du deuil. J’ai déjà évoqué dans les colonnes virtuelles de ce blog la fameuse « cascade céleste » qui apparaît dans l’avant-dernier poème de Leçons, comme une façon de prendre de la hauteur, de se rapprocher du ciel et de se détacher des vicissitudes du bas-monde. J’ai déjà commenté la façon dont, dans À la lumière d’hiver, la neige apaise le poète de sa douceur protectrice tout en laissant transparaître l’image-souvenir d’un « visage » qu’on devine être celui d’un proche disparu.

Aussi, plutôt que de multiplier les exemples, voudrais-je aujourd’hui m’en tenir à cet extrait où le poète trouve la sérénité dans la simplicité de l’instant :

« Ombres calmes, buissons tremblant à peine, et les couleurs,
elles aussi, ferment les yeux. L’obscurité
lave la terre.
C’est comme si l’immense
porte peinte du jour avait tourné
sur ses gonds invisibles, et je sors dans la nuit,
je sors enfin, je passe, et le temps passe
aussi la porte sur mes pas.
Le noir n’est plus ce mur
encrassé par la suie du jour éteint,
je le franchis, c’est l’air limpide, taciturne,
j’avance enfin parmi les feuilles apaisées,
je puis enfin faire ces quelques pas, léger
comme l’ombre de l’air, […] » (p. 576)

Rien de plus banal, en apparence, qu’une brève promenade dans son propre jardin, à la nuit tombée. Il s’agit là d’un événement de la vie quotidienne, dont la plupart des gens ne penseraient même pas à parler. Mais Jaccottet, lui, est ouvert à l’ensemble des sensations qui s’offrent à lui, si bien que cette banale promenade devient une expérience extraordinaire, d’une grande sérénité.

L’obscurité n’a ici rien d’inquiétant ni d’écrasant : elle est le signe du repos qui s’imprègne des choses et des êtres. Elle « lave la terre », comme si la nuit éliminait les scories du jour, comme si l’on laissait derrière soi tous les tourments.

Franchir le seuil et pénétrer dans le jardin devient une expérience extraordinaire. C’est ainsi que la porte du jardin devient « l’immense / porte peinte du jour », et l’acte de sortir se fond avec la tombée de la nuit. C’est comme si une page se tournait, laissant derrière soi le jour, pour pénétrer dans la nuit, et ne faire plus qu’un avec elle. Les répétitions du verbe « sortir » marquent ce qu’il y a d’absolu dans ce passage, qui acquiert une dimension presque initiatique. Le poète se retrouve « parmi » les feuilles, comme s’il n’y avait plus de distance entre lui et la nature. Il ne s’agit que de faire « quelques pas », mais cette marche méditative dans l’air du soir procure une grande sensation de sérénité, « léger / comme l’ombre de l’air »…

*

Il y aurait, bien entendu, beaucoup d’autres magnifiques poèmes à commenter dans ce triple recueil. Vous en retrouverez certains dans des articles antérieurs de ce blog. Je crois malgré tout avoir ici présenté ce qui me semble la dimension la plus fondamentale de cet ouvrage, à savoir la très grande justesse avec laquelle le poète dit la mort et le deuil, tout en montrant une façon de vivre avec cette souffrance et de connaître malgré tout des instants sereins.

POUR EN SAVOIR PLUS

Jaccottet en quelques mots

Né en 1925 en Suisse, Philippe Jaccottet a vécu à partir de 1953 à Grignan, dans la Drôme. Ces paysages provençaux ont indéniablement influencé son écriture poétique, sensible à la nature. Il émerge sur la scène poétique française dans les années cinquante, et n’a de cesse ensuite de publier régulièrement des livres de poésie, des essais, des traductions, mais aussi des recueils de notes. On peut le classer parmi ces poètes qui ont à cœur, après les ravages de la Deuxième Guerre mondiale, d’habiter poétiquement le monde, et de rechercher humblement de quoi fonder un nouvel espoir. Son œuvre, reconnue par la critique comme l’une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, a été placée aux programmes de l’Agrégation de lettres modernes, puis du Baccalauréat général, signe qu’elle est désormais entrée dans l’Histoire. Philippe Jaccottet est décédé en février 2021 à l’âge de 95 ans.

Recueils principaux

  • L’Effraie et autres poésies, Paris, Gallimard, coll. « Métamorphoses », 1953 ; rééd. dans la coll. « Blanche », 1979.
  • L’Ignorant, Paris, Gallimard, 1958.
  • Airs, Paris, Gallimard, 1967.
  • Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, 1970, rééd. 1976.
  • À la lumière d’hiver, Paris, Gallimard, 1977.
  • Pensées sous les nuages, 1983.
  • À la lumière d’hiver, précédé de Leçons et de Chants d’en bas et suivi de Pensées sous les nuages, Paris, Gallimard, 1994.

Ses Œuvres complètes ont été rééditées dans la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard) en 2014, édition établie par José-Flore Tappy, Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon. Les numéros de page de cet article renvoient à cette édition de référence.

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12 commentaires sur « « A la lumière d’hiver » de Philippe Jaccottet »

  1. Merci infiniment pour tout. Toujours vous nous faites découvrir des poètes femmes et hommes intéressants , passionnants et Ailleurs que dans le quotidien. Merci pour jacotett cette fois…Je vais relire votre article…et ses livres. 💖

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