Les langues romanes

Je viens de recevoir sur Facebook un « pourriel » en portugais. Ce message non désiré, je l’ai très facilement compris sans jamais avoir appris cette langue. Et cela m’a donné envie d’écrire un article sur les langues romanes, qui ont en commun d’être toutes issues du latin.

Comme vous le savez peut-être, je gère sur Facebook le groupe des « Amis de Littérature Portes Ouvertes », destiné à partager les articles de mon blog. Tous les membres ont évidemment droit à la parole, du moment que cela ne contrevient pas aux règles du groupe. Et donc, une personne que je ne connais pas a voulu publier un message auto-promotionnel, un message qui n’a rien à voir avec le sujet du groupe, et dont je n’ai évidemment pas autorisé la publication. Ce message, le voici :

apenas sua data de nascimento, seu nome e eu lhe contarei tudo o que vejo sobre sua vida privada (amor, trabalho e futuro)

Sans avoir jamais étudié une seconde le portugais, il n’est pas très difficile de comprendre le sens de ce message, qui doit être à peu près : « Donnez votre date de naissance, votre nom, et je vous conterai tout ce que je vois sur votre vie privée (amour, travail, futur) ».

S’il est ainsi possible de comprendre, sans trop de difficultés, une langue que l’on n’a jamais apprise, c’est parce qu’il existe des parentés entre les langues. Le portugais et le français sont tous deux des langues romanes.

La domination de l’Empire romain sur d’immenses territoires, incluant une grande partie de l’Europe, a assuré la diffusion de la langue latine, qui n’était originellement que le dialecte de Rome. Les marchands, les mercenaires, les soldats qui voyageaient à travers l’Empire ne parlaient cependant pas tout à fait la langue de Cicéron. Ils s’exprimaient dans ce que l’on appelle le latin vulgaire, une version plus populaire et moins raffinée que le latin littéraire conservé par les textes.

Différents peuples d’Europe se sont mis à parler cette langue à mesure qu’ils se sont intégrés à l’Empire Romain, mais ils l’ont fait avec leur accent, prononçant différemment les sons qui leur étaient moins naturels, selon la logique du moindre effort articulatoire. De génération en génération, de nouvelles déformations apparaissent. Il peut nous paraître incroyable que la langue se soit transformée à ce point, mais pour comprendre cela, il faut se souvenir que peu de personnes savaient lire et écrire, que l’écrit n’était pas là pour figer les choses, et qu’il n’y avait pas non plus de système scolaire capable d’imposer une norme. Le latin vulgaire a donc donné naissance, non pas à une, mais à plusieurs langues romanes.

En 813, lors du concile de Tours, il a été recommandé aux prêtres de s’adresser aux fidèles en langue romane : c’est donc qu’à cette date, on avait conscience que les langues parlées n’étaient plus du latin mais bien des langues distinctes. L’écrivain Dante Alighieri distingue les langues d’Oïl, parlées dans la moitié nord de la France, les langues d’Oc, parlées au Sud de la Loire, et les langues de Si, parlées en Italie, d’après les traductions du mot « Oui » dans ces langues.

Les spécialistes ont appelé « Romania » l’aire de diffusion du latin véhiculaire puis des langues romanes en Europe. Parmi ces langues, trois ont connu par la suite une diffusion d’importance mondiale : l’espagnol castillan, le portugais et le français (langue d’oïl). Cette diffusion linguistique est intrinsèquement liée à l’histoire de la colonisation. C’est ainsi que l’on parle aujourd’hui d’Amérique latine, et que les communautés hispanophones des États-Unis sont parfois désignées en anglais sous le terme de « Latinos ». Si l’on totalise le nombre d’hispanophones, de francophones et de lusophones dans le monde, on arrive à plus d’un milliard de locuteurs, ce qui fait des langues romanes l’une des familles de langues les plus parlées dans le monde.

Outre ces trois langues, deux autres sont des langues nationales : l’italien et le roumain. Viennent ensuite des langues régionales, comme le catalan, l’occitan ou plutôt les occitans (le provençal, le nissart, le vivaro-alpin…), etc. Il y a des parlers extrêmement locaux, comme le tendasque, parlé dans le village de Tende, qui a fait l’objet du tout premier article de ce blog, et qui n’est pas un dérivé du nissart mais bien une langue qui a évolué directement à partir du latin. Il y a aussi des langues mortes, comme le dalmate, dont le dernier locuteur est mort en 1898.

Ce fait est une chance. Si parler correctement une langue étrangère demande un apprentissage approfondi, il est en revanche possible, sans efforts démesurés, de cultiver l’intercompréhension entre locuteurs de langues romanes. La rapidité du débit parlé fait que cela reste difficile à l’oral. En revanche, j’ai déjà eu l’occasion de parcourir un article universitaire en portugais, ou encore de lire des poèmes de Pablo Neruda en espagnol, en constatant qu’il n’est pas très difficile de saisir l’enjeu global du texte, même si la compréhension fine demeure hors de portée.

Face à l’uniformisation culturelle de l’industrie du divertissement et à la domination de l’anglais, il peut être intéressant de cultiver nos langues latines, au pluriel, ce qui permet aussi de faire vivre les parlers locaux sans que cela corresponde à un repli régionaliste, nationaliste ou identitaire. Cultiver l’intercompréhension, c’est prôner une ouverture sur le monde, un partage des différences culturelles, au sein de cette grande famille des langues romanes, dotée d’un patrimoine culturel commun.

Et à l’heure où l’enseignement des langues anciennes est menacé, où les collèges peinent à maintenir des heures pour l’enseignement du latin, où il n’y a plus même de département de lettres classiques dans certaines universités, il est nécessaire de rappeler que l’étude du latin invite certes à une exploration, aussi passionnante qu’indispensable, de notre passé, mais qu’il ouvre aussi à la compréhension des langues romanes d’aujourd’hui, dont le rayonnement est mondial. Le latin est aussi un élément que de nombreux peuples européens ont en partage, y compris d’ailleurs des peuples dont la langue n’est pas latine, et à l’heure où de plus en plus de décisions sont prises au niveau européen, cultiver cette culture commune paraît essentiel.

Qu’il me soit donc permis de terminer cet article en faisant la promotion de l’enseignement du latin. J’ai été un élève paresseux comme les autres, et je sais combien il est parfois désagréable de suivre des cours supplémentaires pendant que les camarades s’amusent ou se reposent. Le caractère facultatif du latin explique que cet enseignement soit délaissé. Contrairement aux apparences, cet enseignement n’est pas moins transférable à la vie quotidienne que des notions de mathématiques ou de sciences, qui elles non plus ne servent pas tous les jours. Il peut être très utile de recevoir d’un seul coup les clefs de la compréhension de nombreuses langues parmi les plus parlées en Europe et dans le monde, en même temps que les bases d’une culture commune. C’est pourquoi il importe de sanctuariser l’enseignement des langues anciennes en France.

4 commentaires sur « Les langues romanes »

  1. Il est évident que le latin est important pour tous ceux que les langues intéressent ou concernent dans leur travail ou centres d’intérêts : les études, les voyages, les échanges, le commerce, etc

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  2. Merci pour cet article qui aborde une question essentielle (les Humanités) d’une façon très pratique, en rappelant l’importance pour tout un chacun d’acquérir une culture approfondie.

    Je suis également très reconnaissante d’avoir découvert grâce à vous le concile de Tours en 813, je construis avec mes élèves une frise chronologique d’histoire littéraire et je vais y ajouter cette date, antérieure à celle des Serments de Strasbourg en 842, pour marquer la « naissance du français ». Ils vont sourire de mon enthousiasme (des ados francophones qui vivent à Washington DC…) mais je mentionnerai votre blog pour attester du sérieux et de l’actualité de la question !

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    1. Merci à vous pour ce commentaire enthousiaste ! Les « Serrements de Strasbourg » sont bel et bien l’acte de naissance du français écrit à ma connaissance. Le concile de Tours (813, donc sous Charlemagne) n’est qu’une recommandation à parler en langue vulgaire à l’oral. Il ne fait aucun doute que, bien avant cette date, les parlers en usage n’étaient plus vraiment du latin, mais déjà des langues romanes.

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