« Le jour venu » de Jean-Michel Maulpoix

C’est un ouvrage méditatif et crépusculaire que Le jour venu, dernier ouvrage de Jean-Michel Maulpoix, une suite de proses sur laquelle plane l’ombre omniprésente de la mort, où dialoguent angoisse et désir, violence et résignation, douceur et douleur.

Il s’agit en somme de creuser un peu plus loin le dialogue avec soi-même entamé par L’Hirondelle rouge, recueil qui abordait sans détours, mais sans pessimisme excessif, la mort des propres parents du poète. Car Le jour venu est bien, avant tout, un dialogue : les nombreux tirets sont là pour le rappeler, qui font alterner différentes voix à travers lesquelles s’entendent les doutes, les inquiétudes, les angoisses, mais aussi les rappels à l’ordre, les exhortations, qui viennent rompre tout à coup l’épanchement élégiaque. « Tu parles mal, tu parles faux ! Cesse de remâcher la cendre » (p. 46). « On en a assez entendu, ô larmoyante cigogne ! » (p. 54). Ces exclamations font penser au lyrisme grinçant de la section centrale d’Une histoire de bleu, et plus encore à l’ironie cynique de certaines pages de Domaine public.

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Aussi aurait-on tort de voir dans Le jour venu une sorte de tombeau à la mémoire des parents disparus:

« J’aurais voulu vous parler d’êtres chers. Mon père et ma mère à présent disparus. Pardonnez-moi si je ne leur rends pas justice. Si je ne parviens pas à évoquer leur souvenir. Si je ne fouille pas le passé. Si je ne raconte ni leur vie, ni leur amour, ni leur enfance. » (p. 49)

Jean-Michel Maulpoix (Wikipédia)

Sans doute un tel récit était-il trop douloureux. Le poète est bien trop conscient de l’incapacité des mots à faire revivre les morts : « ils n’arrachent pas les ombres à leur nuit, ni ne rallument au ciel les astres éteints » (p. 49). Le poète ne sait que trop bien que les Orphée ne parviennent pas à faire revivre les Eurydice : « tu ne la retrouveras pas » (p. 74). Aussi Jean-Michel Maulpoix s’écrie-t-il, à la suite du Rimbaud des Illuminations : « Je ne sais plus parler ! » (p. 50), manifestant par cette aphasie les limites du langage même face à la douleur indicible de la perte. C’est ainsi que la mort se dit, en premier lieu, à travers le pronom « Cela » (p. 11), premier mot du recueil, très utilisé déjà dans Ne cherchez plus mon cœur, façon de mettre le moi à distance tout en laissant dans l’ombre le référent.

Aussi s’agit-il bien plutôt de trouver dans les mots la matière d’une réflexion dialoguée par laquelle le poète tente de démêler cet entrelacs complexe d’émotions qui est celui de la personne endeuillée, où se superposent tristesse, angoisse, colère et, malgré tout, désir peu à peu recouvré. Le dialogue permet de faire se rencontrer, et parfois s’opposer, les « postulations contradictoires » qui coexistent chez le poète, entre tentation du lyrisme malgré tout, espérance, goût retrouvé dans les joies simples de l’existence, et passages beaucoup plus pessimistes, empreints de noirceur et de nuit, où le sens même de la vie semble parfois faire défaut.

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Certains passages m’ont bouleversé, — et j’en pourrais citer beaucoup, et longuement, mais je me limiterai à quelques phrases :

« Ils ne sont plus là pour me protéger de mourir, pour porter sur leurs épaules le fardeau du temps (…). » (p. 37)
« Ils ne sont plus là pour me protéger de moi-même. » (p. 38)
« Il ne s’agit d’abord que d’accepter cela : ne plus jamais être aimé par quelqu’un comme on l’avait été par une mère. Cette sorte d’amour qui fut le premier, le plus nécessaire, n’existe plus ; on ne peut plus l’attendre ; il ne pourra jamais revenir. » (p. 39)

Ces phrases négatives m’ont particulièrement saisi, en ce qu’elles affirment avec netteté, presque tranchantes, cette violente vérité du caractère irrémédiable de la mort, et, simultanément, l’immense sentiment de fragilité de l’enfant que nous demeurons tous, quel que soit notre âge, et qui éprouve la détresse d’être livré à lui-même, désormais comme orphelin.

« Il y a tant de pères, tant de mères au fond de nous couchés, dans une nuit si épaisse où, bien sûr, l’enfant pleure, appelle et appelle encore. » (p. 74)

Cet enfant, bien sûr, est celui qui se trouve en chacun de nous. Nous sommes tous cet enfant qui pleure, en ce que sa détresse est immédiatement communicable, partageable. Y a-t-il au monde chose plus poignante que la détresse d’un enfant seul que personne ne vient consoler?

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Au-delà de l’expression de la douleur de la perte, Le jour venu se lit aussi comme une réflexion sur le vieillissement. Comme si la mort de ses parents constituait pour le poète une définitive et irrémédiable rupture dans le cours de l’existence. Rien ne sera plus jamais comme avant. La section intitulée « Les ruses du désir » commence ainsi par affirmer que « l’amour vint à manquer », que le poète a perdu « le goût de la douceur » (p. 51), que le désir n’est plus « qu’une fleur séchée entre les pages d’un livre, à l’heure de s’allonger, consentant, pour autre chose que l’amour » (p. 53). Pour la première fois dans son œuvre, le poète relate l’ « étrange sensation, parfois, que la peau de [sa] langue […] a vieilli » (p. 103).

Pour jouer de la paronomase, l’on pourrait dire que cette perte du désir correspond à une sorte de traversée du désert :

« C’est déjà mourir, voyez-vous, ce désert ! Ne plus tenir au monde. Ne plus pouvoir marcher au bord de la mer, dans la tiédeur d’un soir d’été, avec des rires… » (p. 51)

Dans ses ouvrages précédents, notamment dans L’instinct de ciel, le poète a beaucoup parlé de promenades au bord de mer. Il me vient en mémoire une phrase, « Les soirs d’été duraient longtemps », qui termine l’un des derniers poèmes d’Une histoire de bleu (p. 132 dans l’édition Gallimard). On a l’impression que cette douceur est désormais reléguée dans un passé révolu.

Le poète s’est déjà imaginé mort dans L’instinct de ciel, mais il s’agissait d’un poème plutôt serein où il imaginait observer les vivants depuis la tombe, et où, dans le souvenir sans doute de La charogne de Baudelaire, il présentait de façon joyeuse et pétillante l’activité des insectes et des papillons nécrophages. Dans Pas sur la neige se lisait aussi un certain consentement, plutôt paisible, à disparaître dans la blancheur de la neige, à retrouver l’indistinct et le silence. On trouve des échos à de tels poèmes dans Le jour venu, mais sur un ton qui me semble nettement plus angoissé :

« […] vivre est irrespirable ; le cœur reste sans voix, les yeux se ferment et la peau du visage, le front surtout, semble durcir ; elle refroidit très vite, jusqu’à sembler de pierre ; c’est la fin! Après que le feu s’est éteint, la maison de chair où l’on a vécu est inhabitable! Nous sommes prêts pour une baraque de planches et de clous qui sent le sapin bon marché! » (p. 53)

La succession de plusieurs phrases exclamatives traduit une certaine amertume, une forme de rage du désespoir, que l’on ne ressentait pas dans les ouvrages précédents, qui usaient pourtant aussi de métonymies comme celles de la « boîte » ou du « couvercle de bois clair » pour désigner le cercueil. Le recours à la phrase interrogative souligne également l’angoisse :

« Mais la question reste posée, cruelle, inexorable : comment un être majoritairement constitué de lendemains en fuite, sans cesse lancé hors de soi, se résigne-t-il à ce qu’il n’y ait plus d’avenir, plus de conquête possible, plus d’autre projet que de vieillir encore un peu, puis de mourir ? » (p. 54)

Cette question oratoire fait apparaître la mort comme un véritable scandale, et laisse entendre l’indignation du poète, dans un élan de refus et de peur mêlés contre cette réalité pourtant irrémédiable.

La traversée du désert est donc aussi une « nuit obscure », pour user d’une autre image chrétienne :

« La nuit du dedans est épaisse, sans étoiles et sans clair de lune. L’encre noire a séché au fond de l’encrier, comme dans le corps de ce stylo dont glissait naguère la plume d’or. Je n’écris plus de phrases heureuses et n’ai plus qu’à fermer les yeux. C’est bientôt terminé. Le fil se dévide et se tord. […] De la nuit s’accroche à la nuit. Voici donc l’encre enfin devenue ce qu’elle a toujours été : un poison noir ! […] l’âme n’est plus l’impalpable souffle qui s’élève et nous sauve, mais le trou profond le plus noir où tomber ! » (p. 54)

L’obscurité est donc totale. À l’image du glissement de la plume, souvent comparé par le poète à un fil qui se déroule, à l’image de ses phrases elles-mêmes souvent amples, le poète substitue ici celle de l’encre sèche et la rupture du « fil ». La comparaison de l’âme à un « trou » nie tout optimisme, tout espoir de rédemption.

De fait, la description du « visage d’un vieil homme », insiste surtout sur les marques de la vieillesse, et sur le regret des « larmes qui ne furent pas versées à temps » et des « phrases qui ne furent pas dites » (p. 75). Revenant sur sa pratique poétique, Jean-Michel Maulpoix en fait une quête de l’espérance qui n’a pas abouti :

« J’ai creusé le papier avec une plume d’or, pour tenter de dégager ce qu’il resterait d’espérance et de souvenirs, après tant d’années, mais je n’ai rien trouvé, rien de tangible, juste un peu de cendre sous les ongles. » (p. 77)

On lit encore, quelques pages plus loin, au sein d’une section pourtant davantage paisible, cette interrogation amère :

« Pourquoi, avec les années, le sentiment du ratage et de l’inutilité insiste-t-il aussi fort ? Est-il vrai qu’aussi peu de choses en aient valu la peine ? » (p. 96)

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Jean-Michel Maulpoix annonce, dès la quatrième de couverture de l’ouvrage, que l’ouvrage possède « deux faces, l’une obscure et l’autre lumineuse ». Aussi est-ce bien deux significations que l’on peut donner au titre, Le jour venu : d’une part, il s’agit du jour de la mort, ce jour terrible tant redouté, et, d’autre part, l’on peut y voir aussi ce moment où le jour commence à poindre, signe que la nuit a été traversée et que l’aube advient comme une promesse. De fait, le poète (ou son éditeur) a choisi, comme illustration de couverture, la photographie d’un soleil qui tente de percer derrière les nuages.

« Je vais chercher mon cœur dans le cœur de la nuit : ne faut-il pas en passer par là pour que le jour conserve une chance de se relever de son ombre ?
Je traverserai autant de rivières d’encre qu’il sera nécessaire. Et je m’en irai loin dans la neige, avec mon cartable de cuir, ma plume d’or et mes anciens cahiers d’école. » (pp. 27-28)

Le poète fait ici explicitement écho au titre de Ne cherchez plus mon cœur, lui-même emprunté à un vers de Baudelaire, mais en l’inscrivant ici dans une sorte de dialectique où il faut « en passer par » la nuit pour atteindre le jour. La nuit apparaît ainsi comme une sorte de « travail du négatif », comme une étape nécessaire à l’avènement d’une plus grande sérénité. Aussi l’utilisation du futur simple de l’indicatif peut-elle se lire comme une marque d’assurance et de courage. « Nous reprendrons goût au lyrisme, je vous le certifie », disait déjà Jean-Michel Maulpoix dans Domaine public. L’idée de s’en aller « loin dans la neige » fait, quant à elle, référence à plusieurs pages de Pas sur la neige.

Si l’ouvrage possède un versant lumineux, il ne s’agit cependant pas d’une seconde face qui serait comme indépendante de la première, et qui serait naïvement célébration, joie, et sérénité, dans l’oubli de la douleur et de la souffrance exprimées. « Je ne cherche aucun ciel d’enfance », dit le poète, avant d’ajouter : « Je ne crois pas aux terres promises » (p. 63). En d’autres termes, il ne s’agit pas de se réfugier dans un passé qui n’est plus, ni dans un futur idéalisé. La lumière du « jour venu », Jean-Michel Maulpoix la veut authentique, loin de toute forme de chimère. Il s’agit de « prendre la langue en réparation » (p. 71), dans un patient travail où le langage s’épure en côtoyant le silence.

« Lorsque gèlent les horloges, quand cesse de battre le cœur du temps, on voudrait ne plus compter sa propre vie en années ou en jours, mais en poèmes, en chapitres de prose, en fables, en aveux, en souvenirs, et sortir à grands frais sur le papier une panoplie de rires, de gestes tendres et de baisers… » (pp. 79-80)

Le recours à l’énumération imprime au rythme de cette phrase la force du désir. Les propositions circonstancielles de la protase marquent une rupture de l’écoulement normal du temps, scandé par les « horloges » et par le « cœur », tandis que l’énumération de l’apodose instaure un autre décompte du temps, capable de défier la mort, non en en retardant la venue (ce qui est impossible), mais en remplissant le temps qu’il reste de poésie, de joie et de tendresse.

Une éclaircie (Image par skeeze de Pixabay)

Le versant lumineux de l’ouvrage dessine donc, non pas un bonheur idéal, mais une façon un peu précaire de bricoler le quotidien pour qu’il ne soit pas trop noir. « J’avance en claudicant » dit le poète (p. 91), et l’on peut voir dans cette claudication, bien plus qu’une évocation de l’avancement en âge, une métaphore de la démarche mal assurée de l’être humain, qui avance comme il peut dans l’incertain. Ce qui importe en définitive, c’est de « consacrer le cœur de son temps aux êtres chers et aux livres aimés. Trouver refuge enfin là où des mots palpitent encore » (p. 85).

Le recueil tout entier — et en particulier sa dernière section — vient prouver la justesse de la paronomase entre douceur et douleur. L’apaisement que procure la première semble souvent teinté de l’affleurement de l’autre. Le silence joue sur les deux registres, tout à la fois paisible et angoissant. Le « grelot d’argent » est tout à la fois le beau tintement d’un « traîneau », comme dans « un vieux film en noir et blanc » (p. 90), et simultanément « la musique même de l’incertitude, du désarroi, de l’ignorance » (p. 91), rythme ternaire qui insiste fortement sur l’inquiétude.

Malgré son « cœur noir » et ces « paquets de neige » qui pèsent sur ses épaules, Jean-Michel Maulpoix poursuit obstinément le travail d’écrire, « bêchant, sarclant » (p. 99) opiniâtrement le langage, reliant les mots dans ces longs filets de prose que sont les phrases, et continuant à tracer « de belles lettres rondes sur des cahiers à gros carreaux » (p. 105, expression déjà apparue dans Une histoire de bleu), jusqu’à ce que la douleur s’y décante, laissant un peu de place à la douceur, même si le rappel de la finitude n’est jamais loin :

« — Pourquoi cet attrait pour les crépuscules ?
La réponse est simple : l’heure est calme, propice à la méditation ; les travaux, les bruits cessent… Mais il y a autre chose : cette vision du soleil qui descend peu à peu sur l’horizon, la lumière du jour qui décline, les bruits qui s’atténuent, c’est ainsi que chacun a commencé d’apprendre, chaque soir, avec douceur, sa propre disparition. » (p. 102)

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Au sein de cet ouvrage plutôt sombre, l’apaisement prend la forme d’une éclaircie :

« Le temps s’était radouci. La neige avait cessé de tomber. Le ciel était moins sombre. lorsque les mots parviennent sur le papier à trouver leur point d’équilibre, un petit jour se faufile hors de la nuit. » (p. 125)

On l’aura compris, on ne trouvera guère dans cet ouvrage de tonitruants cris de joie, ni de claironnants alléluias. L’apaisement se trouve dans ses formes minimes, qu’il faut apprendre à apprécier. Le bonheur se trouve non dans la perfection qui n’existe pas, mais dans la capacité de vivre avec joie notre existence imparfaite sur « la terre qui nous porte », titre de l’avant-dernière section du recueil.

La douceur se trouve dans des gestes simples, tels ceux du jardinage :

« Elle est au jardin. Elle tient dans une main un petit sécateur orange, et dans l’autre un seau de plastique rouge. Elle fait la toilette des fleurs ; elle est heureuse. C’est le calme du dimanche matin. Le temps coule doucement. Beau temps vert dans les arbres. » (p. 109)

On notera la simplicité de l’expression. La brièveté de la phrase « Elle est au jardin » suffit à camper tout un univers. Il me semble possible d’interpréter de deux façons légèrement différentes cette phrase : la première en ferait une simple indication de lieu, la seconde y verrait une appartenance, un attachement de l’être au jardin. En effet, la phrase me fait penser à une autre, située en tête d’un poème de La nuit sera blanche et noire : « Elle est au piano, comme jamais elle ne sera à moi ». La comparaison modifie le sens du verbe être, inscrivant un lien privilégié entre la femme et le piano. « Elle est au jardin » indiquerait, de même, un lien fort entre la personne et le jardin. Les adjectifs de couleur, par la précision qu’ils apportent, soulignent la simplicité de cette activité : on pense aux outils de plastique dont se servait déjà « l’enfant sage » dans un recueil antérieur. Cette activité en apparence banale et anodine suffit à procurer du bonheur : « Elle est heureuse ». Aussi le poète se relie-t-il à la sagesse épicurienne à travers la citation du célèbre vers de Ronsard : « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » (p. 109).

Le rythme de l’énumération permet de faire tenir ensemble, dans une même phrase, toutes ces choses simples, trop souvent négligées, mais qui nous rendent la vie précieuse :

« J’aurai laissé derrière moi des couronnes de coquelicots aux pétales fragiles posées sur des têtes d’enfants, des marguerites et des bleuets au cœur de l’été, des herbes coupées, tant de papillons et de petits papiers pliés en quatre, des seaux en fer-blanc pleins de mûres quand déjà survient l’automne, de cageots de pommes, de champignons, de rires, d’insouciances et de commencements, de brouillards et d’odeurs fortes de feuilles mortes qui font un tapis où traîner les pieds […] » (p. 111)

Ce choix de l’énumération montre que le poète est désormais, non plus replié sur son propre chagrin, mais tourné vers les choses extérieures. Apparaît alors comme un regard contemplatif, qui porte sinon à la prière, du moins à son ébauche : « On voudrait parfois remercier quelqu’un » (p. 111). L’être se sent allégé, « débarrassé de la glu d’être soi » (p. 113). Le désir n’est plus insatisfaction mais contentement : « Il nous faut, comme aux plantes, de la lumière et de l’eau, avec en plus, le soir, un verre de vin rouge, un carré de chocolat et quelques caresses » (pp. 113-114).

Aussi la poésie ne saurait-elle se passer d’un concept que l’on a trop longtemps méprisé, celui de beauté :

« Il me devint urgent d’écrire sur la beauté des choses. Ne pas laisser à la tristesse non plus qu’à l’amertume le dernier mot, ne pas parler des êtres pour n’en dire que la peine et le déclin ! » (p. 115)

Je ne peux que souscrire à cette affirmation. La beauté n’est pas réductible à une forme d’ornementation superflue. Le beau n’est pas le joli. Rechercher la beauté n’est pas un luxe, ni une mièvrerie de poète romantique. Il s’agit bien là d’une tâche essentielle, qui reste le but de toute forme d’art. D’où ce retour à « la terre qui nous porte », à une terre « sensible » où continueraient de vivre, sous une autre forme, ceux qui ne sont plus, la matière de notre corps se retrouvant désormais dans l’herbe verte ou l’œil d’un animal (p. 117). Il s’agit, en somme, du sentiment d’appartenir à une même grande famille réunissant toute chose. C’est désormais cette « forme d’évidence » que le poète cherche à exprimer (p. 119) :

« Je sais qu’il est possible de se tenir là, assis sur une chaise au soleil, dans une espèce d’évidence tranquille et oisive, simplement présent à ce monde et à sa lumière, installé dans la respiration du jour. Et pourtant cela ne suffit pas, il me faut encore dans les mots cette lumière et cette respiration […] » (p. 121)

Ce poème dit magnifiquement la sérénité qui résulte de ce geste très simple qui consiste à simplement être assis, sans rien faire d’autre que de jouir de l’existence et de la lumière du soleil. La joie tient au simple fait d’être-là, sans qu’il soit besoin d’y ajouter autre chose :

« La présence nous est donnée, et c’est une joie qui pourrait suffire : celle d’être là, seul ou avec d’autres, en ce monde, une fois, une fois seulement, tenu en vie par notre souffle! Mais il y faut encore tous les mots de la langue pour en dire la teneur. Changer en voix, en chant peut-être, le souffle de notre vie. Dire, dire encore cela, avec plus de force et de justesse. » (p. 123)

Jean-Michel Maulpoix songe ici tout à la fois au « vrai lieu » tel que l’a pensé Yves Bonnefoy et à l’obstination telle qu’elle s’écrit dans À la lumière d’hiver de Philippe Jaccottet, avec la répétition de l’infinitif « Dire ». Le fait même d’exister suffit à procurer le sentiment d’une joie indéfectible et sereine, ressentie comme une forme d’évidence susceptible de dépasser toutes les angoisses et tous les chagrins, y compris les plus terribles. On le voit, écrire de la poésie ne saurait consister en un simple passe-temps, mais correspond à cette mission essentielle de « dire cela », jusqu’au « chant ».

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Le dernier poème de la section « La terre qui nous porte » insiste sur cette paronomase de la douceur et de la douleur, montrant la facilité du passage de l’un à l’autre, la fragilité de la douceur, la précarité de l’existence. La réécriture des célèbres vers de Baudelaire réinstaure une forme de dissonance après ces poèmes très paisibles, tout en annonçant la dernière section :

« Songe à la douleur.
De ne jamais aller là-bas vivre ensemble.
Aucun pays ne nous ressemble. »
(p. 127)

De fait, cette dernière section qu’est « Songe à la douceur » n’est pas sans douleur. D’emblée, le poète s’interroge quant à sa propre capacité d’accueillir la douceur. Cette dernière n’est-elle pas plutôt ce que l’on désire, donc ce qui se trouve à distance de nous, plutôt qu’une réalité effectivement tangible ? Précaire est donc cette douceur qui ne va pas de soi, qui ne saurait être considérée comme un acquis. S’il reste la tendresse, ce « très vieux geste humain de poser la main sur une épaule » (p. 131), l’interlocuteur en relativise la portée : « Tu te souviens et remues tes ombres. C’est tout ce dont tu es capable » (p. 132).

Où se trouve donc la douceur ? Peut-être dans l’évocation de souvenirs lointains liés à l’enfance. Après tout, si la mélancolie est au départ un sentiment négatif, les romantiques nous ont habitués à ce que l’on parle de « douce mélancolie », et c’est sans doute un sentiment de ce genre que procure l’exhumation nostalgique de souvenirs anciens. Cependant, si le poète commence à énumérer, non sans délectation, quelques images issues de l’enfance, c’est pour aussitôt rompre avec ce que l’interlocuteur nomme « mièvrerie ». Il y a, en plusieurs points du recueil, un refus de toute croyance chimérique. C’est ainsi que l’auteur d’Une histoire de bleu écrit : « Je ne suis pas venu vous raconter d’histoires. Je ne suis pas un marchand de songes. Je ne cours pas les routes en portant sur mon dos une hotte pleine de chimères » (p. 137).

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Avant de conclure, je voudrais encore citer et commenter ce très bel extrait :

« Il y eut cette beauté, cette grandeur d’être une chair qui espère et qui questionne. Il y eut la lumière de ce noeud singulier. Cette voix qui dans le très proche cherchait le lointain. Son impatience et sa colère. Cette sorte de neige dans la gorge, ce ciel bleu en arrière de l’œil, et ce geste trop rare de poser la main sur une épaule pour sauver un amour de l’oubli. » (p. 135)

Le poème se fait ici plus solennel. C’est la condition même de l’être humain qui s’exprime, inextricable entrelacs de nerfs et de désirs, qui se distingue de l’animal par son inquiétude même. Les motifs, fondamentaux chez Jean-Michel Maulpoix, du bleu et de la neige, se retrouvent ici pour désigner une forme d’instinct de ciel, ce malaise au fond de la « gorge » de ne pouvoir se satisfaire de ce qui est, cette soif impétueuse d’autre chose, qui n’est guère apaisée que par une tendresse elle-même fragile et précaire.

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La lecture du Jour venu montre qu’il serait trop simpliste d’en faire un itinéraire de l’inquiétude à l’apaisement, de la souffrance du deuil au retour vers la vie, de l’angoisse à la sérénité. Les choses ne sauraient être aussi manichéennes. Pourtant, dans ses grandes lignes, c’est bien un tel trajet que propose l’ouvrage, mais en montrant constamment que l’on ne saurait rester enfermé dans une conception univoque des choses. Le recours à la forme du dialogue est à ce titre emblématique : l’inscription de voix plurielles permet de nuancer constamment le propos, d’introduire de fréquentes ruptures de ton, de manifester, en somme, l’impossibilité de toute affirmation péremptoire. De même, douceur et douleur ne sont pas deux versants opposés de l’ouvrage, tant ces deux dimensions s’entremêlent, constamment tressées. Face à la douleur du deuil, Jean-Michel Maulpoix dit d’abord sa détresse et sa peine, mais il montre aussi qu’une forme d’apaisement est possible. Possible, mais précaire. Un apaisement qui n’aurait rien de définitif, qui serait, sans doute, toujours à conquérir, mais que l’on peut ressentir dans le simple fait d’être là, respirant avec le monde, dans l’évidence de la présence. Mais cette joie semble comme teintée par la conscience lucide de la finitude. C’est peut-être cette lucidité qui rend la douceur si facilement convertible en douleur. La parole est fragile, disait le poète dans l’un de ses premiers recueils. Fragile, oui, mais qui insiste néanmoins, et qui n’a pas perdu la tentation du chant…

Références de l’ouvrage
• Jean-Michel MAULPOIX, Le Jour venu, Paris, Mercure de France, 2020.
ISBN : 978-2-7152-5417-6.

11 commentaires sur « « Le jour venu » de Jean-Michel Maulpoix »

  1. Le dernier recueil de Jean-Michel Maulpoix est beau et sombre, il est chargé de la lucidité de l’âge mûr traversée par la douleur mêlée de douceur ; la mélancolie est omniprésente. La lecture en est bouleversante, et l’on note et relis de nombreux passages . La critique que vous en faites est riche et éclairante . Merci !

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