Le bonheur selon Rousseau

Botaniste, musicologue, romancier, Jean-Jacques Rousseau est surtout connu pour être philosophe. Né en 1712 et mort en 1778, le Genevois a, à travers ses différents ouvrages, bâti une pensée dont l’idée essentielle est que l’homme, naturellement bon, est corrompu par la société. Mais alors, nous qui vivons en société, et qui ne saurions faire marche arrière sur ce point, pouvons-nous être heureux ?

Répondre à cette question impliquerait des développements qui n’ont pas leur place dans un article de blog. Plus modestement, je me propose ici de citer et de commenter deux extraits où Rousseau décrit une situation de bonheur en société. Bien entendu, on peut trouver le bonheur dans la solitude, et c’est l’un des enjeux des Rêveries du promeneur solitaire, où la contemplation et la relation avec la nature sont des sources de joies indicibles. Mais Jean-Jacques Rousseau a aussi décrit des scènes de bonheur en société. Je voudrais vous présenter deux d’entre elles.

1. Les bals de Saint-Gervais

Jean-Jacques Rousseau était farouchement opposé au souhait, exprimé par l’encyclopédiste D’Alembert, de voir s’établir un théâtre à Genève. Il s’en explique dans la fameuse Lettre à D’Alembert sur les spectacles, où il se montre un fin connaisseur du théâtre en général, et de l’œuvre de Molière en particulier, dont il a contribué à renouveler la compréhension. Aussi, Rousseau s’en prend-il moins au genre du théâtre en lui-même, qu’à l’idée, erronée selon lui, qui voudrait que les spectacles adoucissent les mœurs, et rendent les gens vertueux.

À la fin de la Lettre, Jean-Jacques Rousseau décrit une situation bien différente, un modèle de vie heureuse en société, à travers les bals de Saint-Gervais. Ceux-ci ont, en effet, des qualités que n’ont pas les représentations théâtrales. Avant d’aller plus loin dans l’explication, je voudrais citer le passage concerné, qui se trouve à la toute fin de la Lettre, dans une note de bas de page. Comme à l’accoutumée, je cite d’après l’édition électronique fournie par Wikisource, ce qui vous permet d’accéder au texte intégral. L’orthographe est celle de l’époque.

Je me souviens d’avoir été frappe dans mon enfance d’un spectacle assez simple, & dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le tems & la diversité des objets. Le Régiment de St. Gervais avoit fait l’exercice, &, selon la coutume, on avoit soupe par compagnies ; la plupart de ceux qui les composoient se rassemblèrent après le soupe dans la place de St. Gervais, & se mirent à danser tous ensemble, officiers & soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle etoient montes les Tambours, les Fifres, & ceux qui portoient les flambeaux. Une danse de gens égayes par un long repas sembleroit n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant, l’accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, & formant une longue bande qui serpentoit en cadence & sans confusion, avec mille tours & retours, mille especes d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animoient, le bruit des tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formoit une sensation très-vive qu’on ne pouvoit supporter de sang-froid. Il étoit tard, les femmes etoient couchées toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnoient un nouveau zele aux acteurs ; elles ne purent tenir long-tems à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venoient voir leurs maris, les servantes apportoient du vin, les enfans même éveilles par le bruit accoururent demi-vêtus entre les peres & les meres. La danse fut suspendue ; ce ne furent qu’embrassemens, ris, santés, carresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurois peindre, mais que, dans l’alégresse universelle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon pere, en m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir & partager encore. Jean-Jaques, me disoit-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois ; ils sont tous amis, ils sont tous frères ; la joie & la concorde regne au milieu d’eux. Tu es Genevois : tu verras un jour d’autres peuples ; mais, quand tu voyagerois autant que ton pere, tu ne trouveras jamais leur pareil.

On voulut recommencer la danse, il n’y eut plus moyen : on ne savoit, plus ce qu’on faisoit, toutes les têtes etoient tournées d’une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir reste quelque tems encore à rire & à causer sur la place il falut se séparer, chacun se retira paisiblement avec sa famille ; & voilà comment ces aimables & prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. Je sens bien que ce Spectacle dont je fus si touche, seroit sans attrait pour mille autres : il faut des yeux faits pour le voir, & un cœur fait pour le sentir. Non, il n’y a de pure joie que la joie publique, & les vrais sentimens de la Nature ne regnent que sur le peuple. Ah ! Dignité, fille de l’orgueil & mere de l’ennui, jamais tes tristes esclaves eurent – ils un pareil moment en leur vie ?

Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert sur les spectacles, via Wikisource.

Quelles sont les particularités de cette fête qui la rendent si chère aux yeux de Jean-Jacques Rousseau ?

En premier lieu, il s’agit d’une fête multi-générationnelle. Elle rassemble enfants, parents, grands-parents dans un même partage convivial. C’est aussi une fête à laquelle participent indifféremment les hommes et les femmes, sans distinction de rôles.

Jean-Jacques Rousseau, par Quentin de La Tour (Wikipédia)

Le philosophe insiste beaucoup sur la simplicité de ce moment. Il s’agit d’une fête presque spontanée, où le régiment de Saint-Gervais, après souper, se met à jouer de la musique et à danser. Il n’y a ici aucun artifice complexe, aucune mise en scène particulière, rien qui soit grandiose ou surprenant.

Surtout, il s’agit d’un moment de grande fraternité. Rousseau détaille les embrassades, les serrements de mains, les manifestations de joie. Il n’y a pourtant pas de raison extraordinaire de se réjouir, hormis le simple fait de savourer le fait d’être ensemble et de participer à une joie commune. « Ce ne furent qu’embrassements, ris, santés, caresses », dit le philosophe. Rousseau fait parler son propre père pour souligner la fraternité qui règne à ce moment : « ils sont tous amis, ils sont tous frères ; la joie et la concorde règne[nt] au milieu d’eux ». Cette joie est quasiment de l’ordre de l’indicible, puisque Rousseau parle d’un « attendrissement général [qu’il] ne saur[ait] peindre ».

Au premier abord, on peut avoir l’impression que Rousseau est un peu naïf lorsqu’il nous présente une fête populaire comme un modèle de bonheur. Mais, lorsqu’on y réfléchit bien, on se rend compte que c’est loin d’être stupide. En effet, de tels moments de joie et de partage demeurent rares. Dans nos sociétés, trop souvent, nous vivons de façon juxtaposée, sans presque connaître nos voisins.

Les bals de Saint-Gervais s’opposent, en particulier, aux spectacles de théâtre, où les gens sont simplement placés les uns à côté des autres dans une salle obscure, sans réel partage. On pourrait en dire autant du cinéma et de la télévision. Aussi ces spectacles ne sauraient-ils suffire à l’établissement d’une société réellement fraternelle. Il me semble que, si nos sociétés sont aujourd’hui si individualistes, c’est surtout par manque de temps : le peu de temps laissé libre par le travail est occupé par la reconstitution des forces du corps, si bien qu’il n’en reste quasiment pas pour être ensemble. Et, sans ce temps-là, pouvons-nous réellement nous considérer comme une société ? Pouvons-nous réellement nous dire citoyens ?

2. La société élective de Clarens

Il y a un autre extrait important que je voudrais vous faire connaître, et il se trouve cette fois-ci dans La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire qui a fait la célébrité de Jean-Jacques Rousseau, et qui se trouve être cette année au programme de l’Agrégation. J’ai lu une bonne partie de ce roman il y a quelques années, mais c’est à travers le commentaire qu’en fait Jean-Michel Maulpoix dans La Matinée à l’anglaise que j’ai découvert ce passage singulier, où tous les personnages vivent dans une parfaite harmonie.

Clarens est un lieu. C’est une maison « charmante », entièrement rénovée dans le dessein de supprimer tout ce qui relève de l’apparat, au profit du vrai confort. « Ce n’est plus une maison faite pour être vue, mais pour être habitée », dit Jean-Jacques Rousseau, qui détaille les modifications architecturales adoptées :

« Ils ont bouché de longues enfilades pour changer des portes mal situées ; ils ont coupé de trop grandes pièces pour avoir des logements mieux distribués. A des meubles anciens et riches, ils en ont substitué de simples et de commodes. Tout y est agréable et riant, tout y respire l’abondance et la propreté, rien n’y sent la richesse et le luxe. Il n’y a pas une chambre où l’on ne se reconnaisse à la campagne, et où l’on ne retrouve toutes les commodités de la ville. » (partie IV)

Le narrateur raconte en outre comment les propriétaires, M. et Mme de Wolmar, ont réussi à entretenir avec leurs domestiques une relation sincère et juste, et comment il se régale de mets préparés avec amour. Les femmes (domestiques et maîtresse) y vivent en harmonie :

« Il régnait dans cette petite assemblée un certain air d’antique simplicité qui me touchait le cœur ; je voyais sur tous les visages la même gaieté, et plus de franchise peut-être que s’il s’y fût trouvé des hommes. » (partie IV)

À plus d’un titre, Clarens apparaît ainsi comme un modèle, et c’est aussi ce qui ressort du commentaire qu’en fait le poète Jean-Michel Maulpoix dans La matinée à l’anglaise, ouvrage qui rassemble poésie et critique littéraire. L’expression qui donne son titre à cet ouvrage est précisément extraite de La Nouvelle Héloïse :

« Après six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférents, nous avons passé aujourd’hui une matinée à l’anglaise, réunis et dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de gens ! Je n’ai vu personne en France en avoir la moindre idée. » (partie V)

Jean-Michel Maulpoix indique dans l’ouverture de son recueil :

« L’expression « la matinée à l’anglaise », empruntée à Jean-Jacques Rousseau, désigne dans La Nouvelle Héloïse un après-midi de bonheur partagé par la société élective de Clarens. Dans un temps et un espace circonscrits par un minutieux théâtre de regards et de gestes, l’intimité du cœur humain est rendue visible. Comme dans tel tableau de Vermeer, l’activité des personnages importe moins que leur quiétude harmonieuse au milieu d’un monde d’objets silencieux. »

Cet idéal de quiétude harmonieuse, les personnages le trouvent dans la simplicité de leurs relations, où il n’y a pas tous ces non-dits, ces mensonges, ces gênes qu’il y a dans la plupart des familles et des groupes humains. À Clarens, on ne parle pas pour ne rien dire, et on ne cherche pas à paraître. Le silence et la contemplation apparaissent ainsi comme des ingrédients essentiels du bonheur. Il y en a un autre, cher au critique Jean Starobinski, qui est celui de transparence. Il y a, dans la « société élective de Clarens », une véritable transparence des cœurs, une quasi communion des âmes. Il ne s’agit pas seulement d’une absence de conflits, mais du partage d’une joie simple et véritable.

*

Les deux extraits que je viens de présenter donnent une idée de ce que pourrait être le bonheur selon Rousseau, lorsqu’il ne s’agit pas d’un bonheur solitaire. Ils se situent à deux échelles différentes : l’intimité familiale de Clarens, et l’espace plus large du village dans le cas du bal de Saint-Gervais. Dans les deux cas, on ne se situe pas dans l’état de nature, mais on s’en rapproche malgré tout. Ce qui importe, c’est la mise de côté des artifices, qui permet l’expression des mouvements spontanés du cœur. La joie est alors sincère et fraternelle.

Pour en savoir plus

  • Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761.
  • Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert sur les spectacles, 1758.
  • Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
  • Jean-Michel Maulpoix, La Matinée à l’anglaise, Seghers, 1981.
  • Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : La Transparence et l’Obstacle, Paris, Plon, 1957 ; rééd. Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1971 ; rééd. Collection Tel, Gallimard, 1976.
  • Paule Andrau, Cours de Khâgne sur la Lettre à d’Alembert, source non publiée.

12 commentaires sur « Le bonheur selon Rousseau »

  1. C’est toujours un grand plaisir intellectuel que de lire vos articles. Être à la fois intelligent compréhensible et agréable à lire est un exercice ardu. Donc bravo. Et merci.

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  2. Très bel article, merci. Rousseau qui s’affranchit du péché originel et libère la jeunesse de mon époque…Rousseau: On ne peut être heureux sur la terre qu’à proportion qu’on s’éloigne des choses et qu’on se rapproche de soi. Citation reprise dans La seconde résurrection et à la base du recueil. Merci beaucoup et bonne journée.

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  3. Excellent article et analyse très fine de la pensée de Rousseau, loin des simplifications trop courantes. Grosse surprise de trouver à la suite de cet article de haute volée ma modeste chronique sur Profession de foi du vicaire savoyard. Merci infiniment !

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  4. je découvre avec bonheur ces analyses , notamment « la matinée à l’anglaise  »

    Merci de faire partager avec une simplicité « rousseauiste  » vos connaissances et votre culture

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