Si j’ai choisi de vous parler aujourd’hui de ce poème, c’est qu’il fait partie de ma liste des poèmes les moins connus des Fleurs du Mal. En effet, je me suis amusé à compter le nombre de résultats proposés par Google pour chacun des poèmes du célèbre recueil. Il semblerait ainsi que ce sonnet ne fasse pas partie des plus fréquemment évoqués. Sa lecture ne manque pourtant pas d’intérêt.
XCVI
LE VIN DU SOLITAIRE
Le regard singulier d’une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante,
Le dernier sac d’écus dans les doigts d’un joueur,
Un baiser libertin de la maigre Adeline,
Les sons d’une musique énervante et câline,
Semblable au cri lointain de l’humaine douleur,
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au cœur altéré du poète pieux ;
Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie,
— Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !
Source : Wikisource.
Ce poème est le quatre-vingt-seizième des Fleurs du mal. Il appartient à une section qui ne compte que cinq poèmes, précisément intitulée « Le vin ». On peut voir dans le vin l’une des « fleurs du mal », autrement dit un ferment de corruption et de vice que Baudelaire, prenant le contre-pied de la morale traditionnelle, fait mine de cultiver. Il ne faut pas se méprendre : Baudelaire n’était pas un alcoolique, comme le rappelle à juste titre Michel Balmont, professeur de lycée. Si le poète chante le vin et l’ivresse (« Enivrez-vous »), c’est comme images de l’ivresse poétique, et c’est aussi pour s’en prendre à la morale bourgeoise traditionnelle.
I. L’architecture du poème
Dérogeant à la règle scolaire qui enjoint de ne point séparer le fond et la forme, et peu soucieux de produire des travaux tout prêts à copier-coller, je commencerai par décrire l’architecture du poème, puisque celle-ci, comme nous l’allons voir, est une bonne porte d’entrée dans le poème.
1.1 L’architecture poétique
Ce poème est un sonnet, composé comme il se doit de quatorze vers répartis en deux quatrains et un sizain, lui-même divisible en deux tercets. Le mètre choisi est l’alexandrin, qui est le vers français noble par excellence.
Les rimes sont embrassées dans les quatrains, mais le deuxième quatrain ne reprend pas les mêmes rimes que le premier (contrairement à la tradition). On a donc la structure : ABBA CDDC. Dans le premier quatrain, les rimes féminines encadrent les masculines (on pourra évoquer le féminin enveloppant de la femme galante), et c’est le contraire dans le deuxième quatrain.
Les tercets adoptent la structure EEF GGF (deux distiques suivis d’un troisième vers rimant avec celui de l’autre tercet). On peut lire aussi le sizain comme la succession d’un distique EE et d’un quatrain embrassé FGGF. Cette structure (en ce qui concerne les tercets) est traditionnelle, elle correspond au sonnet « marotique » (du nom de Clément Marot).
La scansion est tout à fait traditionnelle, avec une césure à l’hémistiche. On notera tout au plus qu’elle se place entre un nom et son adjectif au vers 7, alors qu’il y a une liaison, ce qui n’est pas classique. On notera aussi la diérèse sur pieux (à prononcer en deux syllabes). On prendra soin également, en lisant oralement le poème, à lire, au dernier vers, et-sem-bla-bles-aux-Dieux, sans avaler les syllabes.
1.2 L’architecture syntaxique
Il suffit d’observer la ponctuation de ce poème pour remarquer qu’une seule longue phrase s’étend sur les quatorze vers du sonnet. Pour ne pas se perdre, il importe donc de repérer l’architecture syntaxique globale de la phrase.
Le premier quatrain est composé d’un long groupe nominal dont le nom noyau est « regard ». Celui-ci est étendu par un adjectif (« singulier »), par un complément du nom (« d’une femme galante ») qui est lui-même complété par deux propositions subordonnées relatives (« qui se glisse » et « que la lune envoie »), la seconde étant elle-même augmentée d’une proposition circonstancielle de temps (« quand elle veut… »).
Le deuxième quatrain est une énumération qui juxtapose trois groupes nominaux dont les noms-noyaux sont « sac », « baiser » et « sons ». Le vers 8 apparaît comme une expansion du troisième groupe nominal, sous la forme d’une épithète détachée.
Les différents éléments de cette énumération sont repris par « tout cela » au début du premier tercet. Le verbe valoir (« ne vaut pas ») est ainsi le verbe principal de la phrase.
Le premier tercet se termine par un point-virgule. Le deuxième tercet est ainsi syntaxiquement indépendant. On notera l’importance du tiret qui permet de mettre en valeur « l’orgueil ».
Repérer cette structure syntaxique, c’est déjà faire une grande partie du travail d’interprétation, puisque ça donne le squelette du poème, et, partant, de l’argumentation de Baudelaire : les deux quatrains présentent une succession de délices subtiles et sensuelles, ensuite balayées par les deux tercets qui leur opposent le vin comme valeur suprême, jusqu’au renversement final qui permet de placer « l’orgueil » comme la vertu idéale du poète.
II. La rhétorique de l’éloge
L’éloge de la « bouteille profonde » a dans ce poème quelque chose d’emphatique, puisque le vin est paré de toutes les vertus, jusqu’à la possibilité même de s’apparenter « aux Dieux ». Cet éloge est d’abord porté par une énumération, qui permet de lister tous les éléments qui ne parviennent pas à se hisser à la hauteur de la dive bouteille. Baudelaire y multiplie les termes mélioratifs et les comparaisons flatteuses. Le regard d’une « femme galante » devient ainsi semblable à un « rayon blanc ».
On remarquera que, dans la première strophe, la quasi-totalité des substantifs reçoivent des adjectifs. On peut y voir une marque de l’éloge : la lune est « onduleuse », le lac est « tremblant », la beauté est « nonchalante ». Baudelaire construit ici, en trois quatre vers, un paysage idyllique, que l’on pourra dire « romantique », caractérisé par la beauté de la nature nocturne.
Si, donc, la beauté mystérieuse d’une femme ne suffit pas à égaler le charme enivrant du vin, il en est de même du jeu — « dernier sac d’écus dans les doigts d’un joueur » –, des délices que procure la musique — « les sons d’une musique énervante et câline » –, voire les plaisirs charnels: « Un baiser libertin de la maigre Adeline ». Cette énumération vise à montrer que rien, pas même les plaisirs les plus raffinés, ne sauraient égaler ceux que procure le vin. Il s’agit là d’une exagération, qui participe du ton emphatique du poème.
Les tercets synthétisent l’ensemble de l’énumération précédente dans un « tout cela » qui se trouve balayé au profit de la « bouteille profonde ». On peut y voir une forme d’humour, ou du moins de légèreté, car c’est bien sûr un pied-de-nez aux valeurs traditionnelles que de placer le vin comme plaisir suprême. On voit qu’il a fallu attendre l’entrée dans les tercets (donc la moitié du poème) pour que le sujet du poème soit donné : le vin. Baudelaire dramatise ainsi, par l’architecture du poème, le sujet traité. Le vocatif « ô bouteille profonde » souligne l’éloge par le recours à une adresse directe. Nous sommes proches d’une personnification, puisque le corps de la bouteille est comparé par métaphore à une « panse féconde ».
Le rythme ternaire « l’espoir, la jeunesse et la vie » apparaît comme une trinité parfaite, comme un absolu. Le vin prodigue des bienfaits idéaux. Le vers suivant ajoute un élément, souligné par l’emploi du tiret : « Et l’orgueil ». Là encore, Baudelaire joue du renversement des valeurs traditionnelles : la morale chrétienne, en particulier, méprise l’orgueil, considéré comme un vice ; il est même l’un des sept péchés capitaux. Ce renversement fait sens : il faut bien un peu d’orgueil pour oser être poète. Baudelaire va plus loin en le redéfinissant comme « ce trésor de toute gueuserie » : on admirera le rapprochement entre le terme mélioratif « trésor » et le mot familier « gueuserie ». La proposition relative finale, qui occupe tout le dernier vers, va encore plus loin dans l’hyperbole, en faisant des buveurs-poètes (« nous ») des égaux des « Dieux ».
Conclusion
Si un Rabelais en son temps faisait déjà l’éloge de la « dive bouteille », c’était pour vanter la quête joyeuse du savoir chez l’homme de la Renaissance. Ici, on peut y voir la revendication d’une forme d’hédonisme, marquée par le refus des valeurs bourgeoises traditionnelles, mais sur un ton hyperbolique qui montre que Baudelaire n’est pas tout à fait sérieux. Ce serait, je crois, manquer une partie du sens du poème, si l’on ne percevait pas sa légèreté assumée. Il y a une forme de désinvolture qui correspond à l’enjeu du recueil entier, le poète cueillant les Fleurs du Mal en refusant de s’inscrire dans les sillons étroits de la morale traditionnelle. L’emphase des quatrains prépare l’éloge hyperbolique du vin, dans lequel on peut voir aussi un éloge de la singularité du poète, capable par son verbe poétique et son orgueil de rivaliser avec « les Dieux ».
J’espère que ces quelques notes vous auront intéressés. Elles ne prétendent pas épuiser le sens du poète, et ne se veulent surtout pas un « modèle » scolaire. Je préfère donner matière à réflexion à tous, passionnés de poésie comme élèves ou étudiants, plutôt que de fournir du « prêt à copier-coller ». Si cet article vous a plu, n’hésitez pas à laisser un petit commentaire, et à partager sur les réseaux sociaux.
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Un commentaire sur « « Le vin du solitaire » de Charles Baudelaire »