Il ne vous aura pas échappé que nous fêtons cette année le deux-centième anniversaire de Charles Baudelaire. Aussi ai-je l’intention de publier régulièrement des articles destinés à mieux faire connaître ce grand poète, en puisant parmi la matière offerte par les Fleurs du Mal ou encore les Petits Poèmes en prose. Aujourd’hui, je vous propose de découvrir un poème qui ne fait pas partie des plus souvent cités, intitulé « La Fontaine de sang ».
Il me semble parfois que mon sang coule à flots,
Ainsi qu’une fontaine aux rhythmiques sanglots.
Je l’entends bien qui coule avec un long murmure,
Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.
À travers la cité, comme dans un champ clos,
Il s’en va, transformant les pavés en îlots,
Désaltérant la soif de chaque créature,
Et partout colorant en rouge la nature.
J’ai demandé souvent à des vins captieux
D’endormir pour un jour la terreur qui me mine ;
Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine !
J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux,
Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !
Charles Baudelaire, « La Fontaine de sang », poème LXXXIV,
Les Fleurs du Mal (1857), d’après Wikisource.
Un poème « gore »
Ce poème nous rappelle que, pour Baudelaire, il est tout à fait possible de trouver de la beauté dans une réalité qui ne l’est guère pour un esprit commun. En ce sens, il faut distinguer le poème de la chose décrite : la beauté de l’un est indépendante de celle de l’autre. Dans Une charogne, Baudelaire livre un poème presque pétillant (je vous assure que l’adjectif convient), alors même qu’il décrit un cadavre en décomposition. Ici, Baudelaire peint une blessure qui coule à flots. Et on peut dire qu’il fait dans le gore, puisqu’il décrit des torrents sanguinolents, si abondants qu’ils en recouvrent les pavés, qu’ils abreuvent « chaque créature », et qu’ils inondent toute « la nature ».
Il importe donc de relever le caractère hyperbolique des expressions qui désignent la blessure, qui font du poème une description très vivante, une hypotypose. L’expression « coule à flots » est ainsi reprise par le terme de « fontaine ». Loin d’être une blessure ordinaire, celle-ci se répand « à travers la cité ». Nous sortons ici des limites du réalisme : le poète évoque une véritable rivière de sang. L’image des « pavés » transformés en « îlots » est très parlante : voici donc que les interstices qui séparent les pavés deviennent de véritables rigoles pour le sang qui s’écoule, si bien que chaque pierre devient une île dans cet océan sanguinolent. Baudelaire rajoute une couche en affirmant que le sang désaltère « la soif de chaque créature ». Le choix du déterminant « chaque » et du terme générique « créature » créent l’idée d’une quantité de sang capable d’abreuver tout ce qui existe. De même, l’adverbe « partout » porte l’étendue de sang à toute « la nature ». Il n’y a donc plus aucune limite à ce flux d’hémoglobine qui finit par tout recouvrir.
Une métaphore romantique
Si Baudelaire a recours à une telle hyperbole, c’est pour bien marquer le caractère extrême de la douleur qui est la sienne. Et cette douleur n’a rien de physique : c’est dans son cœur et dans son âme que souffre le poète. Le sang n’est ici qu’une image, qu’une métaphore, comme le montre d’emblée la modalisation « Il me semble parfois ». Baudelaire veut donc évoquer une souffrance sans égale, sans comparaison possible avec nulle autre. Il y a quelque chose de romantique dans cette façon d’apparaître comme un être tourmenté. Le poète parle lui-même de la « terreur qui [le] mine ». On peut ici rappeler que ce poème se trouve dans la section qui donne son titre au recueil, après les poèmes de la section « Spleen et Idéal » qui ont déjà fait apparaître le poète en proie au tourment, à la mélancolie, à l’Ennui, au Spleen.
Aussi le poète emploie-t-il le ton de la prière pour demander au vin qu’il joue un rôle anesthésiant : il désire être « endorm[i] pour un jour ». L’adjectif « captieux » signifie « qui induit en erreur, qui trompe ». Le poète ne cherche pas à être lucide, il veut simplement oublier cette douleur qui le taraude et le poursuit sans cesse. Mais le vin saurait-il être une solution, alors que ce breuvage ressemble par sa couleur au sang de sa blessure ?
Baudelaire dit alors s’être tourné vers un autre remède : l’amour. Sans davantage de succès, hélas ! La métaphore du « matelas d’aiguilles » suggère que ce sentiment ne lui procure que douleur et souffrance. En représentant les femmes comme des « cruelles filles », le poète fait quasiment d’elles des êtres démoniaques : en effet, les « aiguilles » sont faites pour leur « donner à boire », comme si ces femmes étaient des vampires suceuses de sang, des êtres démoniaques semblables à des succubes. Ce registre proche du fantastique explique que l’on peut être tenté de voir dans cette métaphore filée du sang une image romantique. Cependant, il ne s’agit là que d’une dimension du poème, à laquelle ce dernier ne se réduit pas, car Baudelaire instaure une certaine distance ironique avec ce récit.
La distance ironique
Le propre de l’ironie, c’est de placer le locuteur à distance de ce qu’il dit. Ici, Baudelaire n’est pas sérieux, en tout cas pas complètement, quand il compare sa douleur intérieure à une « fontaine de sang ». Il sait très bien que c’est exagéré, et il sait très bien que le lecteur le sait aussi. Cette ironie peut d’ailleurs être considérée comme une marque de modernité.
Ainsi le vers « Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure » se lit-il comme une sorte de clin d’œil au lecteur, l’invitant à ne pas en rester à une interprétation littérale de la « fontaine de sang ». Il s’agit non seulement d’orienter le lecteur vers une interprétation métaphysique de la douleur, mais aussi de suggérer la dimension presque ludique de ce poème, où la douleur est tout autant exhibée, singée, jouée, que vécue.
De même, l’expression de « fontaine aux rhythmiques sanglots« a-t-elle quelque chose d’un peu décalé, qui ne peut se comprendre qu’en prenant en compte la distance du poète par rapport à ce qu’il dit.
Plus bas, l’exclamation « Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine ! » se lit également comme un clin d’œil au lecteur, qui désamorce la supplique adressée au vin, dont on se rend compte qu’elle n’est pas sérieuse, en tout cas pas totalement. Si le poète avait voulu sincèrement faire une apologie du vin, il aurait utilisé des termes plus poignants, qui auraient fait du vin l’ami du poète en proie au tourment. Là, il s’agit presque d’un slogan publicitaire…
*
La richesse de ce sonnet tient ainsi à sa polysémie. S’il est bien, pour une part, un portrait du poète en âme tourmentée, il est tout aussi perceptible que Baudelaire joue de cette image, ce qui explique tout à la fois les excès dans le « gore » et les prises de distance ironiques qui se font jour ici et là. Le poète ne se laisse pas enfermer dans le cliché du poète romantique, et son torrent d’hémoglobine est une façon, finalement très moderne, de jouer avec…
J’espère que ce poème vous aura plu : n’hésitez pas à laisser en commentaire vos remarques, vos impressions, vos ressentis, vos questions… Et pour vous tenir informés des nouvelles parutions, je vous conseille de vous abonner au blog !
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L ambivalence du temperament de Baudelaire/ horreur de vivre/ bonheur de vivre/ le fait que le poete existentialiste qu il a ete/ avant tout/ berce entre les extremes / , fait que le sang devienne un symbole lui aussi / terifiant ou lie a la volupte.
l amour l enflamme/ mais la fontaine du feu/ se trnsforme dans une fontaine qui fait suinter le sang… que l amante se presente en vampyre…///
La violence et l extase / s y joignent / et renferment dans cet oxymorone/ plusieurs textes/ le vin des amants/ La serpente qui danse/ La mort des amants/ …/ je suis la plaie et le couteau/…
La superbie de l auteur/9l orgueil), meme dans sa cruaute/ vise a oultragier la somnolence du lecteur bourgeois/ esthetisant a tout prix// Baudelaire a assume ce destin/ au prix d une souffrance qui s est infligee en soi meme – extreme/ pour un homme de lettres. Le programme de Rimbaud/ pour devenir visionnaire/ par le dereglement de tous les sens/ a ete ecrit/ en avance/ par Baudelaire.
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« Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine ! » pourrait être de Victor Hugo… et puis Léo Ferré repris par Jean-Louis Murat : https://www.youtube.com/watch?v=x0q-pfTrNuQ
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Merci pour votre explication du texte de Baudelaire. Vraiment magnifique!
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Oh merci beaucoup !
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