Voltaire et les catastrophes naturelles

Ces jours-ci, les catastrophes naturelles ont fait la Une de l’actualité : plusieurs ouragans ont successivement déferlé sur les Antilles, tandis que le Mexique subissait un important séisme. Face à de telles situations, on peut aisément se sentir indigné face à l’injustice d’un tel sort, qui tue, blesse et ruine aveuglément des dizaines de personnes. Voltaire ne ressentit pas autre chose lorsqu’advint ce qu’il appela le « désastre de Lisbonne ».

Des tentes ont provisoirement abrité les Lisboètes (gravure allemande de 1755, source Wikipédia)

En effet, le 1er novembre 1755, dans la matinée, un puissant séisme, accompagné d’un raz-de-marée, détruisit presque intégralement la capitale portugaise. Les victimes humaines sont estimées de 50 000 à 70 000 personnes, selon un ouvrage de sismologie cité par Wikipédia. La magnitude, évaluée après coup en l’absence de sismomètres à cette époque, serait située entre 8,5 et 9, toujours selon Wikipédia.

Voltaire, qui avait soixante ans au moment des faits, fut, comme bon nombre de ses contemporains, profondément impressionné par la gravité d’une telle tragédie. Surtout, le caractère arbitraire de cette catastrophe lui semblait absolument injuste et en contradiction totale avec l’idée d’un Dieu juste et bon, créateur du meilleur des mondes possible. Le séisme de Lisbonne lui inspira un poème, intitulé Poème sur le désastre de Lisbonne, ainsi que plus d’une page de son Candide.

Une description particulièrement vivante du drame

L’incendie et le tsunami de Lisbonne en 1755 (source Wikipédia)

La première partie du poème inclut une description très vivante des conséquences de la catastrophe. Le recours au registre pathétique montre que Voltaire s’adresse avant tout à la sensibilité de ses lecteurs, qu’il veut émouvoir en leur décrivant le triste sort des victimes du séisme. On peut parler d’hypotypose, tant le poète peint un tableau vivant de la situation :

 

O malheureux mortels ! ô terre déplorable !
O de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs, éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !

L’argumentation de Voltaire

Voltaire par Maurice Quentin de La Tour (source Wikipédia)

D’emblée, Voltaire apostrophe les « philosophes ». Il désigne sous ce vocable les penseurs qui affirmaient que le monde dans lequel nous vivons était le meilleur possible, et que tout ce qui était dans le monde — y compris, donc, les séismes — était nécessaire.

Voltaire ne se prive pas de citer la thèse qu’il combat au discours direct, donnant ainsi à son poème des airs de dialogue. Cela lui permet ainsi de répondre aux idées des « philosophes ». Cependant, bien entendu, il ne s’agit pas d’un débat réel, la thèse de ses adversaires apparaissant à travers les mots du poète lui-même.

Aussi Voltaire cherche-t-il autant, dans ce poème, à démontrer qu’il a raison, qu’à accuser ses adversaires d’insensibilité face à la cruauté d’un tel drame :

Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage ;
Demandez aux mourants, dans ce séjour d’effroi,
Si c’est l’orgueil qui crie : « O ciel, secourez-moi !
O ciel, ayez pitié de l’humaine misère ! »
« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. »
Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal,
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?
Êtes-vous assurés que la cause éternelle
Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle,
Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats
Sans former des volcans allumés sous nos pas ?

La prise en charge du discours adverse est un procédé habile qui permet à Voltaire de faire paraître bien cruels ses opposants. Il les peint se penchant au-dessus des victimes en leur adressant un discours bien peu compatissant :

Les tristes habitants de ces bords désolés
Dans l’horreur des tourments seraient-ils consolés
Si quelqu’un leur disait : « Tombez, mourez tranquilles ;
Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles ;
D’autres mains vont bâtir vos palais embrasés,
D’autres peuples naîtront dans vos murs écrasés ;
Le Nord va s’enrichir de vos pertes fatales ;
Tous vos maux sont un bien dans les lois générales ;
Dieu vous voit du même œil que les vils vermisseaux
Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux ? »
A des infortunés quel horrible langage !
Cruels, à mes douleurs n’ajoutez point l’outrage.

Je suis à peu près sûr que jamais les philosophes optimistes n’ont envisagé d’aller voir les blessés pour remuer le couteau dans la plaie, pour leur raconter que d’autres s’enrichiront de leurs pertes et que Dieu contemple tout cela avec indifférence. Le discours direct permet de mettre en évidence la cruauté qui réside, selon Voltaire, dans l’affirmation de la perfection du monde.

L’existence du mal

« Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ? » Autrement dit, si Dieu est bon, pourquoi la souffrance existe-t-elle ?  L’argument selon lequel notre souffrance serait nécessaire à l’avènement d’un bien ultérieur ne tient pas pour Voltaire, qui considère que nous sommes des êtres sensibles :

Je ne suis du grand tout qu’une faible partie :
Oui ; mais les animaux condamnés à la vie,
Tous les êtres sentants, nés sous la même loi,
Vivent dans la douleur, et meurent comme moi.

Aussi Voltaire affirme-t-il, contrairement à ses adversaires, l’existence du mal :

Éléments, animaux, humains, tout est en guerre.
Il le faut avouer, le mal est sur la terre […]

L’origine de ce mal est mystérieuse dans la mesure où Dieu est censé être à la fois infiniment bon et infiniment puissant. En somme, le mal ne devrait pas exister, et pourtant il existe. Cela reste pour Voltaire un paradoxe insoluble, et le passage en revue de plusieurs philosophes (Leibnitz, Platon, Épicure, Bayle) ne lui est d’aucun secours.

« Que suis-je, où suis-je, où vais-je et d’où suis-je tiré ? »

La fin du poème est très belle : je me permets de la citer en entier. Le propos de Voltaire s’élargit : au-delà du caractère incompréhensible de la souffrance liée aux catastrophes naturelles, le poète évoque la faiblesse et les limitations de l’homme, incapable de comprendre ce qui le dépasse. Aussi Voltaire s’en remet-il finalement à Dieu.

Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ?
Rien : le livre du sort se ferme à notre vue.
L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Ce monde, ce théâtre et d’orgueil et d’erreur,
Est plein d’infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :
Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître.
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;
Mais le plaisir s’envole, et passe comme une ombre ;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre.
Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ;
Le présent est affreux, s’il n’est point d’avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m’élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D’autres temps, d’autres mœurs instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
   Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux, et l’ignorance.
Mais il pouvait encore ajouter l’espérance.

C’est un Voltaire plus humble qui apparaît en cette fin de poème. Le ton n’est plus celui de l’indignation face à l’arbitraire des séismes. Il ne s’agit plus non plus de chercher à ridiculiser la thèse des philosophes optimistes. Le poète-philosophe considère ici avec gravité la condition humaine, faible et mortelle. Face à des interrogations qui nous dépassent, le poète s’en remet humblement à Dieu.

« Le livre du sort se ferme à notre vue » : par cette image, Voltaire décrit les limitations de l’homme, incapable de percer les desseins divins. La structure répétitive du vers « L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré » met en évidence que nous sommes ignorants de nous-mêmes. Le rythme quaternaire d’interrogations « Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ? » montre toute l’étendue de notre ignorance. Dans une note, Voltaire précise que notre connaissance étant tirée de notre expérience, tout ce qui n’est pas expérimentable est inconnaissable. Aussi devons-nous nous résigner à ne pas pouvoir résoudre le dilemme de la poule et de l’œuf.

Nous autres, « atomes pensants », devons donc accepter notre faiblesse. Si Voltaire refuse d’accepter que « tout est bien aujourd’hui », du moins accepte-t-il de trouver une forme de consolation dans l’espérance d’un Paradis où « tout sera bien ». Aussi le philosophe s’en remet-il finalement à Dieu et à la promesse d’une vie après la mort. Celle-ci, précise-t-il en note, est indémontrable, mais cela n’empêche pas de l’espérer : « espérance, à la vérité, souvent accompagnée de doute » mais confortée, dit-il, par la Révélation.

Pour en savoir plus

Je n’ai pu citer le poème en entier, en raison de sa longueur : vous le trouverez sur le site Wikisource. On lira également avec intérêt l’article de Wikipédia sur le séisme de 1755 à Lisbonne, qui apporte des renseignements factuels sur la catastrophe en elle-même, mais aussi sur ses implications politiques et philosophiques. Le poème de Voltaire y est bien sûr mentionné. Les images qui illustrent cet article y ont été trouvées.

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