Une question intéressante a été posée aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et c’est, il faut bien l’avouer, une bonne colle. La question est aussi simple que la réponse est complexe. Et je me suis dit que ça ferait un bon sujet d’article. Allons-y, donc, pour un peu de phonétique historique !
Ah, que les choses seraient simples, si chaque lettre pouvait ne servir à noter qu’un seul et unique son, et si chaque son pouvait n’être representé à l’écrit que par une seule lettre ! Tel est pourtant loin d’être le cas. Il faut dire que le français compte beaucoup plus de sons qu’il n’y a de lettres dans l’alphabet latin. Et surtout, des siècles d’évolutions phonétiques sont venus encore compliquer les choses. Si bien que l’écrit est loin d’être simplement une façon de coder l’oral.
En latin, la lettre t note le seul son [t]. Aujourd’hui en revanche, elle peut aussi noter le son [s], par exemple dans explication, patiemment, littératie… Comment cela se fait-il ? Pour le savoir, il faut ouvrir des manuels de phonétique historique, comme ceux de Gaston Zink ou de Monique Léonard.
Les évolutions du son [t]
Le [t] est une consonne occlusive dentale. Son évolution dépend de la place de ce son dans le mot latin. Je résume les choses dans le tableau ci-dessous, en précisant bien que l’éditeur WordPress ne me permet pas de reproduire les symboles phonétiques complexes, ce qui me conduit à simplifier les choses.
Position du [t] | évolution phonétique | Exemple |
---|---|---|
Intervocalique | [t] → [d] → amuïssement complet | mutare → muer |
Syllabe finale | Amuïssement plus ou moins rapide | factus → faits |
t + yod en position forte | [ty] → [ts] → [s] | fortia → force |
t + yod en position intervocalique | [ty] → [yt] → [yts] → [ydz] → [iz] | ratione → raison |
La situation qui nous intéresse (à savoir le t prononcé [s]) me paraît correspondre plutôt aux deux dernières lignes de ce tableau. C’est-à-dire à ce que l’on appelle des palatalisations. L’articulation du son se rapproche du palais : cela survient lorsque [t] est suivi d’un [y] (yod), avec des évolutions différentes selon que le son se trouve en position forte ou en position intervocalique.
Une difficulté malgré tout…
Mais il y a malgré tout quelque chose qui me chagrine. Dans les exemples que j’ai sous les yeux, les changements phonétiques se sont reflétés par des changements orthographiques, puisque la lettre t utilisée en latin a laissé place à d’autres graphies, qui marquent le changement de son. Ainsi potione a-t-il donné poison, ou encore infantia a-t-il donné enfance.
Le problème, c’est que aucun mot traité dans les Exercices de phonétique historique de Monique Léonard ne possède de lettre t prononcée [s].
Des emprunts
En consultant le Dictionnaire historique de la langue française dirigé par Alain Rey, je me rends compte que plusieurs mots actuels où la lettre t se prononce [s] sont des emprunts au latin et non des mots issus du latin, ce qui veut dire que ce ne sont pas des mots qui se sont lentement déformés par altérations phonétiques successives, mais des mots que l’on est directement allé puiser dans le vocabulaire latin. Ainsi attention a-t-il été emprunté en 1536 au latin attentio. Et patient est emprunté vers 1120 à patiens. Quant à littératie évoqué plus haut, il s’agit sans doute d’un néologisme récent, et je suppose qu’il est emprunté à l’anglais litteracy. Le mot diplomatie a été formé assez récemment (1790) sur le modèle d’aristocratie, emprunté au grec. Le fait qu’il s’agisse d’emprunts explique que ces mots ne soient pas traités dans mes manuels de phonétique, qui ne s’intéressent qu’aux mots issus du latin.
Une conclusion partielle
Une conclusion partielle est fournie par le site Internet de L’Office Québécois de la Langue Française permet de savoir quand t se prononce [s] :
« La consonne t peut aussi être prononcée [s] lorsqu’elle est suivie de la voyelle i dans les groupes tia, tie et tion. Souvent, les mots composés avec ces groupes appartiennent à une famille dans laquelle on trouve un t dans d’autres mots. On notera toutefois que lorsque les groupes tia, tie et tion sont précédés d’une consonne sonore, ils se prononcent [ti], comme dans bestial, partie et suggestion. »
Cela répond à la question de savoir quand la lettre t se prononce [s], mais cela ne dit pas pourquoi…
Une hypothèse personnelle
On notera que, lorsque la lettre t se prononce [s] en français, il s’agit souvent d’un mot dont l’équivalent italien comporte la lettre z prononcée [ts]. On retrouve donc le son [ts] apparu dans la troisième ligne du tableau.
- initial → iniziale
- tradition → tradizione
C’est pourquoi je suppose — et l’on notera bien qu’il s’agit d’une supposition car je ne suis pas linguiste — qu’il y a dû y avoir une évolution du type [t]→[ts]→[s] (donc une palatalisation). Dans les exemples traités dans les manuels, cette évolution phonétique s’est toujours marquée par un changement de graphie. Aussi supposé-je que le maintien de la lettre t correspond au fait qu’il s’agit de mots empruntés (et non issus), qui utilisent par conséquent une orthographe plus proche de l’étymon, plus archaïque si l’on veut. La langue italienne, elle, a changé de graphie, en employant la lettre z.
Avis aux linguistes
Afin de vérifier cette hypothèse qui ne me semble pas très farfelue, je m’en vais poser la question sur un groupe de passionnés de linguistique. Et je publierai ici leurs réponses. Et si vous-mêmes avez un avis sur la question, n’hésitez pas à commenter !
• Françoise Nore, docteur en sciences du langage : « Je pense que l’on peut tout à fait valider votre hypothèse de la palatalisation, car c’est un phénomène connu. Et, en effet, la graphie étymologique a été maintenue. Et ce n’est pas un cas isolé : on écrit bien « phare » alors que l’on prononce « fare », par respect, disons, de la graphie originelle grecque.«
Ouvrages consultés
- Monique Léonard, Exercices de phonétique historique, Armand Colin, « Cursus », 2004-2008.
- Gaston Zink, Phonétique historique du français, Puf, « Quadrige », 1986-2006.
- Site Internet de l’Office Québécois de la Langue française

Je pense aussi que c’est la bonne direction, de mon très humble avis. D’autant plus que je ne vois pas vraiment d’autres phénomènes qui expliqueraient tout ça.
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Oui, c’est la palatalisation de la yod qui a dû provoquer cela. Le [t] est uniquement une graphie… Le français est très conservateur en termes d’écrit.
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Est-il certain qu’en latin le « t » se prononçait toujours t, et surtout dans toutes les régions de l’empire ? Est-ce qu’il n’y a pas eu déformation du vivant même de la langue puisqu’on assiste aussi à la transformation en s de t latin en Espagne (gratias = gracias = grâces = grazie) ? La prononciation en ts de l’italien ne peut-elle pas remonter à l’époque romaine, transformée en son s en France et Espagne où le « ts » n’existe pas ? Une prononciation initialement régionale aurait pu se répandre à une époque tardive, avec l’incorporation de nombreux nouveaux locuteurs (surtout si des empereurs venaient de ces régions) ?
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Pour moi cette question est si comique, en étant associée dans ma memoire avec une prononciation « à la française » cvasi-neoliberale vs une prononciation considerée « de souche », plutôt greque, d’un personnage de comedie classique roumaine du 19ème siecle, en fait une Emma Bovary satyrisée dans ses aspirations bourgeoises, (que je décris ici avec un tres grand respect pour la vraie Emma Bovary réaliste, et aussi à l’entière tragi-comedie sociale et academique Europeene du 19ème siecle), que je n’arrive pas à penser serieusement à elle, quand même je suis prêt à acquiescer que vous avez raison…mais quoi importe ? Pourquoi serait’il si important de se pencher sur cette question ? Moi, j’aime bien les langages, je suis aussi curieux sur leur histoires, quand même je n’arrive pas à prendre ces problemes si serieusement…je crois aussi qu’il existe encore beaucoup de spéculation en ce que regarde la linguistique, parfois trop de politicisation exagérée, alors je deviens un peu hérrison, je me méfie. Je pense aussi à la generation urbaine de mon arriere grand-mère qui regardait ceux qui parlaient des langues incomprehensibles pour elle avec compassion, pendant que la generation similairement urbaine de ma mère avait plutôt une tendance de les regarder avec envie, car à ce temps là c’était surtout les privilegiées avec multiples maisons qui étaient des expats ou migrants, pendant qu’auparevant c’était plutôt des refugiés qui avaient vraiment perdu leur maisons anterieures, (tout ça totalement independent de leur moyens ou educations)…la langue est aussi une maison/un foyer…alors on a aussi le droit de la personaliser un petit peu, on ne peut pas être si rigide en ce que regarde la decoration interieure ou inventer ou pire, imposer, de regles de feng-shui si ce type d’harmonie n’est pas demandé.
Je m’excuse, je divague off topic. Votre article est bien écrit et aussi interessant.
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Le son ts est tres present dans la langue roumaine, mais dans l’histoire sociale et culturelle on considère ce ts une sorte d’influence plutôt (neo) grecque de l’epoque phanariote 17-18-debut 19eme siecle plutot qu’un vrai latinisme…mais je ne suis pas du tout sûr ce que les linguistes serieux pensent de ceci ! Je sais seulement que si on désire satyriser un grec dans les comédies roumaines, on le fait prononcer un nombre exagéré de ts, n’importe si les mots eux mêmes sont d’origine latine, grecque, albanaise, slavone, ou turque ! Neanmoins, c’est vrai, dans beaucoup de mots qui viennent du latin ancient le t (especiellement encadré des voyelles a et i) est assez souvent pronnoncé comme ts. Lecție (lektsié)= lesson, par example! Grație (gratsié)= grace !
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Laetitia. Le prénom, qui a son deuxième t prononcé s
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Je ne suis pas un expert et mes souvenirs de phonétique sont anciens, mais ne s’agirait-il pas d’un phénomène de palatalisation et d’une évolution de t devant yod?
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