Il y a bien sûr quelque artifice à tirer profit de la Journée internationale de la gentillesse pour évoquer le sujet. Il s’agit certes d’une facilité, et pourtant le sujet est important. Prenons quelques minutes pour disserter de la gentillesse. Il est, je crois, d’autant plus nécessaire d’en faire l’éloge que cette vertu passe parfois pour une faiblesse.
Qu’est-ce que la gentillesse ?
Le mot gentillesse est un substantif dérivé, par suffixation en -esse, de l’adjectif gentil, qui signifie initialement « noble ». On parle ainsi d’un gentilhomme pour parler d’une personne bien née, dont la noblesse de sang est censée impliquer aussi des qualités d’âme et de cœur.
L’adjectif gentil a été employé pour évoquer la grâce et la beauté physiques, en parlant d’abord du corps d’une personne, mais aussi d’un vêtement, d’un lieu, d’un son agréable, d’une œuvre d’art. Bien vite, cependant, une nuance dépréciative s’est introduite, et l’adjectif s’est mis à qualifier une beauté un peu fade, un talent sans envergure : c’est mignon tout plein, mais ce n’est pas sublime. En somme, gentil se rapproche davantage de joli que de beau.
À côté de cette dimension esthétique, l’adjectif gentil a une signification morale. La gentillesse est ainsi la qualité d’une personne prévenante, affable, agréable, prompte à rendre service.
Une vertu trop souvent dépréciée
Cette dimension morale s’est également teintée d’une nuance dépréciative, ne serait-ce que parce que l’on parle essentiellement de gentillesse pour qualifier le bon comportement des enfants. La gentillesse devient alors synonyme de bonne conduite. Les personnes gentilles paraissent alors fades. L’adjectif gentil se dérive ainsi en gentillet : la gentillesse, de qualité, devient presque une faiblesse.
Dans les histoires et les romans, ce sont les personnages secondaires, ceux que Greimas appelle les « adjuvants », qui sont gentils, non les héros qui, eux, sont généralement qualifiés plutôt par leur courage, leur force, leur intelligence, leur ruse. Cela s’explique sans doute par le fait qu’une personne gentille est serviable, et il y a dans ce mot la même racine que dans serviteur. On a vite fait, dès lors, de déprécier la gentillesse, qui serait la vertu des faibles, la vertu des serviteurs, des personnes qui manquent d’ambition.
Une expression familière le dit bien : quand on dit d’une personne qu’elle est « bien brave », on veut dire qu’elle manque d’intelligence, et que la gentillesse est la seule qualité qu’elle a. C’est une expression condescendante, qui tend à faire de la gentillesse une qualité moins louable que l’intelligence ou l’adresse.
Revaloriser la gentillesse
C’est pourquoi il me semble qu’il importe de revaloriser la gentillesse. En effet, cette dépréciation me paraît très injuste, car elle disqualifie une qualité qui se révèle extrêmement utile pour être heureux, individuellement et collectivement.
On peut sans doute définir la gentillesse, au sens moderne de ce mot, comme la prise en compte d’autrui dans ses actes. Une personne gentille a le souci des autres. La morale apparaît avec autrui : dans un monde imaginaire où il n’y aurait qu’un seul être conscient et pensant, il n’y aurait pas de morale, pas de bien ni de mal, pas d’acte généreux ni de crime. Il faut être au moins deux pour qu’apparaisse la morale, la prise en compte de l’autre, et donc la gentillesse. Le paradis, tout comme l’enfer, c’est les autres.
Le monde occidental contemporain a tendance à valoriser la figure du self-made-man, autrement dit de l’homme qui s’est construit tout seul, qui n’a bénéficié de l’aide de personne et qui ne doit sa réussite qu’à lui-même. Le seul avantage d’être dans cette position, c’est de n’avoir aucun compte à rendre, aucun retour d’ascenseur à envoyer. Autrement dit, la valorisation contemporaine du self-made man a quelque chose d’intrinsèquement égoïste.
En outre, elle a aussi quelque chose de mensonger, car il n’est pas rare que la réussite n’ait pas été aussi solitaire qu’elle se veut l’être, et que les adjuvants se retrouvent ainsi tout simplement niés. La réussite, trop souvent envisagée sous le seul angle de la position sociale et économique, résulte en réalité bien souvent d’un ensemble de facteurs favorables et de soutiens familiaux, amicaux, professionnels, que l’on ne devrait pas avoir honte d’occulter. Pour le dire autrement, le self-made-man est un mythe dont la valorisation se révèle néfaste.
Vouloir du bien
La langue italienne utilise parfois, comme synonyme du verbe aimer, l’expression « voler bene », qui signifie littéralement vouloir du bien. Cette expression est intéressante en ce qu’elle fait des sentiments, amicaux ou amoureux, autre chose qu’une passion. La passion, on en jouit avant tout pour soi-même, c’est un sentiment que je ne condamne pas, mais que je n’estime pas suffisant. La passion, c’est une exaltation somme toute assez égoïste. Vouloir du bien, en revanche, est une attitude résolument altruiste et généreuse.
On peut pratiquer le « Ti voglio bene » à différentes échelles. Penser au bien de l’autre, cela peut valoir pour les relations sexuelles, pour l’entente dans le couple, pour les liens amicaux et familiaux, pour la sphère professionnelle, et plus largement pour la vie en société. Cela n’implique d’ailleurs pas un effacement total de la recherche de satisfaction personnelle, mais simplement sa modération. La gentillesse, appliquée à la société entière, paraît indispensable à l’existence d’une réelle fraternité.
La gentillesse dans les cultures et religions
Il est symptomatique de cette dépréciation contemporaine de la gentillesse que l’article que Wikipédia lui consacre fasse seulement deux lignes (à ce jour). La célèbre encyclopédie en ligne précise cependant que « la gentillesse est une vertu dans de nombreuses cultures et religions », sans détails supplémentaires. Essayons de développer un peu.
Le christianisme pose comme principe que Dieu est bon. En affirmant que « Dieu est Amour », le christianisme affirme un élan généreux de Dieu vers les hommes. En d’autres termes, il n’est pas seulement omnipotent et omniscient, il est aussi infiniment bon, et il nous envoie son amour, parfois décrit comme une fontaine débordante qui s’écoule de toutes parts, ou encore comparé aux rayons du soleil qui brille pour tout le monde. Dieu tend la main vers nous, mais c’est à nous de choisir de saisir ou non cette main tendue, et d’aller ou non vers lui. En affirmant que Dieu s’est incarné dans le Christ, le christianisme souligne la bonté de Dieu, l’humilité de Dieu dont parle François d’Assise. La gentillesse, le souci de l’autre, apparaît ainsi comme une vertu chrétienne.
Le bouddhisme énonce quatre vertus fondamentales pour avancer sur la voie de l’illumination (nirvâna). Ces quatre vertus, qui existent aussi dans l’hindouisme et le jaïnisme, sont l’amour bienveillant (maitri), la compassion (karuna), la joie altruiste (mudita) et l’équanimité (upeksha). Toutes me paraissent liées à la gentillesse, en ce qu’elles impliquent la prise en compte de l’autre, le vœu que tous les autres, quels qu’ils soient, connaissent le bonheur, la joie et la sérénité. Je ne crois pas me tromper en affirmant que, dans une perspective bouddhiste, il n’y a pas de réalisation personnelle sans gentillesse. Si le but à atteindre est l’Éveil, l’illumination, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, il ne s’aurait s’agir d’une victoire égoïste, consistant à atteindre pour soi-même une forme de paradis. D’ailleurs, il est dit que les plus grands sages renoncent à accéder à ce paradis, afin de rester sur Terre pour aider les hommes moins avancés.
La gentillesse n’est pas la docilité
On perçoit désormais un peu mieux ce qu’est la gentillesse. On voit bien qu’elle n’a plus grand-chose à voir avec une simple docilité. Une personne gentille, ce n’est pas une personne effacée, discrète, qui ne doit sa courtoisie qu’à un manque de caractère. Une personne gentille, c’est au contraire une personne dotée de grandes qualités de cœur, une personne qui se soucie réellement de l’autre, qui veut le bien de l’autre. La gentillesse, c’est donc un souci authentique et désintéressé du bien-être d’autrui.
Il faut donc rapprocher la gentillesse de la compassion, trop souvent dépréciée elle aussi par confusion avec la pitié. Plaindre les autres, cela peut parfois en effet être pris pour de la condescendance. La compassion, elle, est un véritable être-avec, comme le rappelle l’étymologie (cum-patior, souffrir avec). En ce sens, la compassion est un acte d’amour, illustré par certains artistes chrétiens en représentant la Vierge Marie dotée d’un grand manteau dans lequel viennent se réfugier les hommes.
La gentillesse paraît également indissociable de l’empathie, définie comme la capacité de comprendre et ressentir les émotions des autres. Ce mot possède à peu près la même construction étymologique que compassion, mais à partir de formants grecs et non plus latins. Ce mot, relativement récent, est plus précis que celui de sympathie, entré dans le langage courant pour désigner une simple cordialité. La gentillesse, la sympathie véritable, va plus loin en ce qu’elle correspond à un souci réel et authentique de l’autre.
La gentillesse chez Rousseau
Je crois que Jean-Jacques Rousseau peut aider à penser la gentillesse. Le philosophe du XVIIIe siècle est en effet un penseur de la fraternité. À la fin de la Lettre à D’Alembert sur les spectacles, il oppose le théâtre, où le spectateur jouit d’un plaisir somme toute solitaire, et les bals populaires, perçus comme des lieux de réel partage et de convivialité. Dans le roman La Nouvelle-Héloïse, le philosophe décrit une micro-société idéale à travers le microcosme de Clarens, où chacun vit en parfaite harmonie, dans la transparence des cœurs.
Je pense aussi au philosophe contemporain Arnaud Villani, qui affectionne l’expression « être-avec », notamment dans son dernier livre Être-avec le sauvage. Arnaud Villani prône la non-possession, le non-agir (le wu wei chinois), la contemplation et la bienveillance sincère. La gentillesse, pour moi, a à voir avec cela : loin d’être le simple respect d’un code de conduite, la gentillesse correspond à la volonté authentique d’être-avec les autres, considérés comme des semblables, des frères. La gentillesse nous invite à voir les autres non plus comme des concurrents ou comme des menaces, mais comme des humains animés de besoins, de désirs, de sentiments différents des nôtres, mais semblables aux nôtres.
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Être gentil, cela ne se décrète pas, cela se vit. Je ne crois pas en une injonction à la gentillesse. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que les enfants comprennent quoi que ce soit lorsqu’on leur dit : « Sois gentil ». La gentillesse est un élan spontané, un mouvement du cœur. Cela ne veut pas dire qu’elle ne peut pas s’apprendre : elle s’apprend par l’exemple, par le partage, par l’amour. En ce sens, bien entendu, une « journée internationale de la gentillesse » n’aurait guère de sens, si elle n’était que la célébration ponctuelle d’une vertu que l’on ferait mine de vénérer, quand on la mépriserait le reste de l’année. Espérons ainsi qu’elle soit simplement une invitation à la réflexion. Espérons qu’elle ne soit pas un vernis superficiel de vertu, une sorte de cache-sexe permettant à notre égoïsme de prospérer. Puissions-nous avoir un réel souci les uns des autres, ce qui pourrait bien être bien plus vital qu’il ne paraît.

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