C’est une belle citation que celle qui fournit le titre de l’article d’aujourd’hui. Elle est de Paul Éluard, dans l’Évidence poétique (1939). Je l’ai trouvée dans l’excellent site lettresclassiques.fr, que, par ailleurs, je ne peux que vous recommander. Elle fera donc la matière de ma réflexion d’aujourd’hui.
Le poète, un être inspiré
Paul Éluard, par cette phrase, remet en question une longue tradition selon laquelle le poète est avant tout un être inspiré. Dès l’Antiquité, les Muses sont censées souffler leurs mots aux oreilles des poètes, lesquels ne seraient en somme que les scribes de ces divinités. Platon exclut le poète de la Cité idéale : ce dernier, en effet, ne produit pas un discours rationnel, mais une parole animée d’une « fureur divine ».
Les Muses, ces grandes inspiratrices
Aussi les grands poèmes épiques d’Homère commencent-ils par une invocation, que celle-ci soit adressée aux Muses comme dans l’Odyssée ou à la « déesse » comme dans l’Iliade. Dans les premiers vers de l’épopée d’Ulysse, on reconnaît, même sans savoir le grec, le mot Μοῦσα.

Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον, ὃς μάλα πολλὰ
πλάγχθη, ἐπεὶ Τροίης ἱερὸν πτολίεθρον ἔπερσε·
Texte de l’édition de 1886 reprise par Wikisource.
Soit, dans la belle traduction de Philippe Jaccottet citée par Wikipédia :
« O Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant tant d’années erra […] »
Aussi la tradition fait-elle avant tout du poète un être inspiré. Il est celui auquel parlent les Muses. Cette position privilégiée d’intercesseur du divin en fait un être à part. Et cette conception du poète a perduré bien après l’Antiquité grecque et latine. Un dictionnaire du XIXe siècle, celui de Pierre Boiste qui a été le premier à proposer une entrée « lyrisme », définit ce dernier terme comme le « caractère du style élevé, des inspirations solennelles » (cf. J.-M. Maulpoix, Du lyrisme, Paris, José Corti, 2000, p. 27). Aussi le lyrisme s’est-il historiquement défini d’abord par l’inspiration, plutôt que par l’expression de sentiments personnels.
Les relais de l’inspiration
Cette idée selon laquelle le poète est inspiré n’a rien, bien entendu, de rationnel ni de scientifique. Il s’agit là d’un mythe : mais n’est-ce pour autant qu’une élucubration ? Les poètes plus modernes choisiront d’autres intercesseurs : Dieu, la Nature, la passion, l’inconscient… Dans tous les cas, le poète écrit sous la dictée de quelque chose qui le dépasse et qu’il ne maîtrise pas tout à fait. J’ai plusieurs fois entendu des poètes affirmer que, parfois, quelque chose s’écrit sous leur plume. Comme si un phénomène inexplicable venait mystérieusement pousser le poète à choisir tel mot plutôt que tel autre. Bref, si l’on ne croit sans doute plus guère aujourd’hui aux Muses, du moins d’autres instances viennent-elles prendre le relais dans le discours que les poètes eux-mêmes tiennent sur l’acte créateur.
Un stéréotype périmé ? Pas si sûr…

Que l’on parle du furor divinus ou de la Voyance rimbaldienne, l’idée demeure selon laquelle le poète est sensible à des choses qui demeurent inaccessibles au commun du mortel. Citons Jean-Michel Maulpoix (Du lyrisme, op. cit., p. 115) :
« Dans tous les cas, le rapport de la créature humaine à l’inconnu, ou à l’innomable est en jeu. L’absolu est hors de portée de l’homme, mais il va dans l’inspiration en mimer la transe. L’homme est une créature périssable, mais il affirme dans la mythologie de l’inspiration sa prétention à l’éternité. »
Aussi, même si elle est bien trop mythologique pour devenir un concept rationnel, la notion d’inspiration demeure utile pour comprendre le processus d’écriture. Il faut encore citer Jean-Michel Maulpoix lorsqu’il affirme :
« même sans la caution et l’insufflation des dieux, le scénario reste à peu de chose près le même, puisqu’il implique toujours une expérience de l’altérité, une ouverture du sujet, voire la reconnaissance de soi à travers l’expérience de l’Autre » (ibid., p. 145).
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Lorsqu’Éluard écrit que le poète « inspire bien plus qu’il n’est inspiré », il s’en prend donc à une tradition non seulement très ancienne, mais aussi très tenace, même si elle a changé de formes au cours des âges. Pour Éluard, il s’agit donc non seulement d’atténuer l’idée d’un poète inspiré, mais aussi et surtout de mettre en avant le poète comme inspirateur, autrement dit comme étant celui qui a pour fonction d’agir sur autrui par ses mots. C’est considérer la poésie d’un tout autre point de vue. Avec le poète inspiré, nous sommes du côté de la création, au moment du poème en train de s’écrire ; avec le poète inspirateur, nous sommes du côté de la réception, au moment où le poème, déjà écrit, rencontre ses lecteurs…
Le poète inspirateur
Dire que le poète est celui qui inspire les autres, c’est lui redonner les pleins pouvoirs sur l’activité poétique, là où la mythologie de l’inspiration le bornait à être le simple intercesseur d’une parole divine. Le propos de Paul Éluard est en cela moderne. Cependant, comme le remarque Jean-Michel Maulpoix : « Renversée, la notion demeure » (Ibid., p. 120).
Le poète est sa propre Muse
Il faut donner raison à Éluard : on ne peut pas se contenter de présenter le poète comme le passif secrétaire d’une parole on ne sait d’où venue. Il faut rappeler que le poète est avant tout un créateur, libre d’inventer ce qui lui chante, à l’instar du romancier.

En effet, l’idée est assez courante selon laquelle le poète devrait s’inspirer de sa propre vie, laquelle serait, en quelque sorte, une nouvelle version de la Muse. Alors qu’il est banal de distinguer auteur et narrateur dans les textes romanesques, on continue généralement par tradition d’assimiler les pronoms « je » à la personne même du poète. Pourtant, de la même manière qu’un roman écrit à la première personne n’est pas forcément une autobiographie, un poème écrit à la première personne n’est pas nécessairement directement inspiré de la vie du poète. Et, tout autant que le romancier, le poète peut feindre les états d’âme qu’il évoque, raconter des épisodes qu’il n’a pas vécus, bref, faire œuvre de fiction.
Quand Rimbaud raconte, dans « Alchimie du verbe » (Une Saison en Enfer), l’ « histoire d’une de [ses] folies », il s’inspire moins de sa propre existence qu’il ne se construit une figure de toutes pièces, celle précisément d’un poète inspiré en proie au « dérèglement de tous les sens ». Bien malin est celui qui peut démêler, dans ce texte, le Rimbaud tel qu’il a réellement été, le Rimbaud tel qu’il s’est effectivement rêvé, et le Rimbaud tel qu’il veut paraître. L’inspiration est-elle un « délire » ? Ou bien le délire est-il de se croire réellement inspiré ? Quelle est la part du travail et de ce qui s’écrit tout seul dans le fait de « Fixer des vertiges » ?
Inspirer le lecteur

« Il voit, lorsque les peuples végètent… » disait Victor Hugo, pour lequel le poète est une sorte de phare éclairant l’avenir. Faire du poète celui qui inspire les autres revient à rappeler que le poème ne vise pas simplement à « faire joli ». La poésie chercherait avant tout à produire un effet décisif sur le lecteur. La poésie est traditionnellement réputée pour insister sur les fonctions poétique et expressive du langage, mais peut-être a-t-elle avant tout une fonction conative, dite aussi incitative : le but premier du poème serait alors d’agir sur le lecteur. Soit, mais alors quelle action ? Qu’est-ce que le poète voudrait inspirer au lecteur ?
- On peut penser à une inspiration morale, à une forme d’édification. Le lecteur trouverait les poèmes inspirants pour la conduite de sa propre vie. Les Fables de la Fontaine dissimulent ainsi, derrière des contes animaliers et des histoires apparemment naïves, des leçons de sagesse aussi bien que des critiques indirectes de la société du XVIIe siècle.
- On peut penser aussi à une exhortation à l’action. Le poète inspirerait le lecteur à agir, par exemple sur le plan politique. Les Discours des misères de notre temps de Ronsard, les Châtiments de Victor Hugo… ou le fameux « Liberté, j’écris ton nom » de, précisément, Éluard. Les œuvres poétiques portent une vision du monde, jettent un regard critique sur la situation du moment, et ne sont pas aussi déconnectées du réel qu’on veut bien le croire…
- Un poème peut encore être inspirant sans pour autant que le poète ne se sente investi de la mission d’améliorer la moralité de son lecteur ou les conditions socio-politiques de ses concitoyens. Le simple fait de rechercher la beauté, le sublime, l’indicible peut supposer la volonté du poète de faire accéder son lecteur à ces hauteurs qu’il a lui-même atteintes. Je serais alors tenté de parler d’une inspiration d’ordre esthétique, même si je ne sais si l’expression est très heureuse.
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Quand le poète devient Muse à son tour…
Peut-être, finalement, le génie d’un poète peut-il se mesurer, non à la force avec laquelle les Muses l’ont inspiré, mais à sa propre force inspiratrice. Il se pourrait en somme que le poète soit lui-même une Muse pour d’autres qui, à leur tour, se mettraient à écrire, dessinant ainsi une vaste chaîne où les inspirés deviendraient ensuite inspirants. C’est là une autre manière de comprendre la citation d’Éluard : « le poète inspire plus qu’il n’est inspiré ». Un poème réussi serait alors un poème qui donne envie à d’autres de prendre la plume. Inspirer, ce serait alors vouloir agir sur le lecteur en sorte qu’il devienne lui-même poète.
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Inspiration, expiration, respiration…
Le poète inspire-t-il bien plus qu’il n’est inspiré ? Sans doute : un poème réussi serait alors un poème qui suscite davantage d’influences qu’il n’en a reçu. Qu’ils cherchent à nous émouvoir, à nous séduire, à nous faire réfléchir, ou à nous faire entrapercevoir le sublime, les poèmes nous inspirent. C’est bien parce qu’ils sont inspirants qu’on en retrouve des extraits en exergue de nombreux livres qui n’ont rien à voir avec la poésie. C’est bien parce qu’ils sont inspirants qu’on les retient par cœur, qu’on les récite parfois, voire qu’on les conserve toute sa vie dans le repli d’un portefeuille. C’est chose entendue, et pourtant, il ne faut pas croire que les poèmes ne viennent de nulle part. Ils sont, tout autant, inspirés. Certes, aujourd’hui, on ne croit plus guère aux Muses. Mais cela ne suffit pas à rendre caduque la notion d’inspiration. Inspirés, les poèmes le sont par une multitude d’influences combinées, qu’il s’agisse de la culture du poète, de son vécu personnel, de l’ambiance générale d’une époque, des poètes antérieurs… La notion d’inspiration dit bien en effet quelque chose de l’acte créateur, lequel ne saurait tout à fait se réduire à la somme d’effets calculés. Tout n’est pas strictement rationnel ni anticipé dans l’écriture poétique, et quiconque, même simple amateur, a déjà écrit quelques vers, sait que, parfois, les bonnes idées surgissent comme d’elles-mêmes.
Il semble loisible de conclure en revenant au sens premier, littéral, de l’inspiration, souffle entrant dans le corps, et de l’opposer à l’expiration, souffle sortant du corps. Si la poésie est pneuma, respiration, souffle, si l’âme est elle-même anima, mue par un souffle vital, un anemos, un vent, alors sans doute comprend-on mieux que la poésie soit tout à la fois inspirée et inspirante. Si l’on veut bien croire que la poésie est aussi indispensable que l’air que nous respirons, alors l’écriture poétique se situerait dans une passage, une transmission que l’on pourrait comparer à un bouche à bouche salvateur. Inspirés, les poètes le sont, sans nul doute, moins peut-être par les Muses que par la vie elle-même, par le monde dans son foisonnement d’images, de formes, de sons, de couleurs, par leur vie propre autant que par celle de tout un chacun, petit comme grand, célèbre comme inconnu, par le présent qui les entoure mais aussi par le passé et l’avenir. Inspirants, comment ne le seraient-ils pas, puisqu’ils mettent en mots ce que nous ne pouvons dire, puisqu’ils nous montrent ce que nous cherchons à voir, puisqu’ils ouvrent à notre esprit ce que nous ne soupçonnions pas même. Inspirée, inspirante, la poésie se situerait alors dans cette respiration-là, ondulant telle une vague entre ces deux pôles et paraissant privilégier l’un ou l’autre, selon le moment ou le point de vue, mais n’en abandonnant en réalité aucun, puisqu’il n’est de poème qui vienne de nulle part, et qu’en somme il faille être inspiré pour être inspirant… Inspirée, inspirante, la poésie est donc respirante, et en cela, fidèle à elle-même, fidèle à la vie qui est mouvement, souffle et continuité.
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Voir aussi…
Image d’en-tête : Apollon et les Muses (WikimediaImages/Pixabay).
« On gagne à fréquenter de mauvais poètes : ce sont toujours des personnages intéressants car ils vivent ce qu’ils n’osent écrire, tandis que les bons écrivent ce qu’ils n’osent vivre. » (Oscar Wilde, « Le portrait de Dorian Grey », réplique de Lord Henry -de mémoire)
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Merci, j’aime vos recherches et le travail mené à partir de Eluard, mon 1er inspirateur.
» Je dois écrire.
Je ne sais lutter que comme cela.
Enclose, la musique me nourrit.
Je couds et tisse mes rêves avec le réel, ma couture se fait ecriture…
Une ecriture d’ombre et lumière de mes larmes se transmet… »
Êtres de Solitude. Poésie ‘ s. P.24, 80. Françoise Sérandour.( L’Harmarttan ).
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Absolument ! Eluard était bien placé pour le savoir puisque des copies imprimées de son poème étaient parachutées en même temps que des munitions et autres denrées sur la France occupée pendant la dernière guerre mondiale. Et n’oublions pas que dans tous les regimes autoritaires et/ou dictatoriaux les premiers à être emprisonnés torturés ou tués sont les poètes. Les tyrans ont bien compris ce rôle essentiel des poètes. Pour ne prendre qu’un exemple, Anna Akhmatova a été surnommée « le poète qui a enterré Staline ». Donc oui vitale et indispensable la poésie et le poète qui l’écrit. Il n’y a plus que dans nos sociétés occidentales pourries gâtées que le statut indispensable du poète a été perdu.
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En effet !
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