« L’amoureuse » d’Éluard

L’un des plus célèbres poèmes d’Éluard, l’un des plus beaux aussi à mon sens, est « L’amoureuse », paru dans Capitale de la douleur (1926), plus précisément dans la section « Mourir de ne pas mourir ». Je voudrais donc commenter aujourd’hui ce poème.

Une symbiose parfaite

« Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s’évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire. »

Paul Éluard, « L’amoureuse », dans Capitale de la douleur (1926),
réédité en 2008 en « Folio Plus Classique », p. 50.

Bien souvent, trop souvent peut-être, l’amour en poésie apparaît à travers son versant douloureux. L’être aimé est souvent inaccessible, comme l’est par exemple la Cassandre de Ronsard, ou, pour d’autres raisons, la « passante » de Baudelaire. Ce qui m’a séduit dans ce poème, c’est précisément l’impression d’harmonie qui s’en dégage. Pour une fois, on nous décrit une relation heureuse et sereine, et cela fait du bien ! J’irais même jusqu’à parler d’une symbiose parfaite entre le poète et la femme aimée.

Cette symbiose est construite grâce à la répétition d’une structure identique, qui permet d’associer le pronom de la troisième personne du singulier « Elle » avec les déterminants et pronoms possessifs de la première personne (« mes », « les miens », « mon »). On a ainsi l’impression d’une interpénétration des corps et d’une communion des âmes.

Cette communion a plus d’importance que le sens littéral des phrases, qui dépasse toute représentation réaliste. Quand le poète dit « Elle est debout sur mes paupières », il va de soi que l’on peine à imaginer comment une femme pourrait tenir dans cette position impossible. C’est en cela, je pense, que l’on peut parler d’image surréaliste. Mais au fond, le poète dit, à travers cette image, l’incroyable proximité des deux êtres.

De même, quand Éluard écrit « Et ses cheveux sont dans les miens », il suggère l’image de chevelures inextricablement tressées entre elles, dessinant ainsi un lien indéfectible. Le vers « Elle a la forme de mes mains » ajoute une dimension sensuelle, comme si le corps de la femme aimée était fait pour les caresses du poète. Mais, plus largement, apparaît aussi l’idée qu’elle est faite exactement pour lui, que la « forme » des deux êtres correspond parfaitement.

À nouveau, la phrase « Elle a la couleur de mes yeux » n’a rien de réaliste, mais elle marque une correspondance parfaite entre la femme aimée et le poète. On peut aussi la lire en imaginant que la femme aimée se reflète dans le regard du poète, si bien que ses yeux en adoptent la couleur. Le vers « Elle s’engloutit dans mon ombre » est peut-être plus sombre, en ce qu’il suggère une disparition de la femme aimée dans l’ombre du poète, mais il adopte le même procédé et tend lui aussi à inscrire la fusion des deux êtres.

Plus énigmatique peut paraître la comparaison « Comme une pierre sur le ciel », qui termine la strophe, mais il me semble que le mystère est levé si l’on songe à une réminiscence du Notre Père, « Sur Terre comme au ciel ».

Par le choix d’un lexique d’une grande simplicité, d’une syntaxe tout aussi épurée et d’une versification libre, mais qui suit les mouvements de la syntaxe, et par la répétition constante du même schéma qui associe le « elle » au « je », Paul Éluard souligne l’harmonie absolue qui règne dans le couple.

La deuxième strophe ne reprend pas un schéma identique. Les « yeux ouverts » de la femme aimée traduisent une forme de vitalité, d’appétit pour la vie. L’expression « font s’évaporer les soleils » a quelque chose de paroxystique qui évoque la figure de l’adynaton : les rêves sont si lumineux qu’ils font s’évaporer les soleils eux-mêmes, déjà gazeux (on notera en outre le pluriel de soleils). Les infinitifs « rire, pleurer et rire », par le jeu de la répétition, montre l’alternance d’états successifs contraires, ce qui est là encore un signe de la grande intensité de ces rêves. Le vers final, « Parler sans avoir rien à dire », reprend le motif de la symbiose absolue des deux êtres, au-delà de tout langage.

Parmi les poèmes de Capitale de la douleur, « L’amoureuse » est vraiment celui qui m’a le plus touché. J’ai été très sensible à l’art avec lequel Éluard parvient à traduire l’harmonie absolue et la symbiose parfaite du couple.

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2 commentaires sur « « L’amoureuse » d’Éluard »

  1. En accord avec vous, j’adore lire et dire « l’ amoureuse » tout en musicalité. C’est un poème symbolique dont les images désirent sans doute signifier une réalité.Mais ce qui importe ici, c’est l’état de joie de l’amoureuse ( la femme amoureuse) en symbiose avec le poète paul Eluard qui la sublime.

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