Peut-on encore écrire des sonnets aujourd’hui ?

On me demande s’il est encore possible d’écrire aujourd’hui des sonnets. C’est une question très intéressante, qui, comme souvent en littérature, ne possède pas une réponse unique, et qui pose, plus largement, le problème du rapport de l’écrivain contemporain à la tradition. Répondre à cette question implique ainsi de s’interroger sur la spécificité de la poésie contemporaine à l’égard des époques antérieures. Vaste question, donc.

Qu’est-ce qu’un sonnet ?

Pierre de Ronsard, par François Séraphin Delpech, v. 1825 (Source : Wikimedia commons)

Un sonnet est un poème de quatorze vers, composé de deux quatrains et d’un sizain artificiellement divisé en deux tercets. Cette forme, à laquelle Pétrarque puis Ronsard donnèrent leurs lettres de noblesse, demeure courante dans les Fleurs du Mal de Baudelaire ou les Poésies de Rimbaud. On distingue plusieurs formes de sonnet en fonction de leur organisation rimique : sonnet italien, sonnet français, sonnet élisabéthain, etc. Mais tous adoptent l’organisation strophique que je viens d’indiquer.

Voici, par exemple, un sonnet de Pierre de Ronsard, paru dans Les Amours au XVIe siècle :

J’ai déjà commenté ce beau poème dans un billet intitulé « Ronsard ou l’amour en sonnets », aussi me bornerai-je ici à rappeler que la quasi-totalité des poèmes du recueil sont des sonnets. On peut saluer la virtuosité d’un Ronsard qui a su s’approprier une forme sans jamais produire deux fois le même poème, et ainsi exprimer son amour pour Cassandre de centaines de façons différentes. La forme fixe n’est pas chez lui un carcan, il en exploite de nombreuses possibilités, mettant la forme au service de sa rhétorique amoureuse.

Sans insister sur des détails techniques et historiques (pour davantage de précisions, je vous renvoie à l’article de Michèle Aquien dans son Dictionnaire de poétique, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 1993, p. 273 sq.), je voudrais ici remarquer que le fait même qu’il existe de nombreuses variantes de sonnet témoigne de la plasticité de cette forme, qui a su s’adapter à des époques, à des styles, à des poètes très différents. Dès lors, pourquoi ne pourrait-on plus écrire de sonnet aujourd’hui ?

Pourquoi ne pourrait-on plus écrire de sonnet aujourd’hui ?

Bien entendu, rien ne l’interdit. Il est évidemment possible d’écrire des sonnets en 2018. La question qui se pose en vérité est celle de savoir s’il est possible d’être reconnu aujourd’hui comme un grand poète en écrivant des sonnets. Or, il faut bien avouer que, depuis la fin du XIXe siècle, la poésie française, et la littérature en général, se conçoivent de moins en moins comme l’illustration d’une tradition, et toujours plus comme la manifestation de la singularité d’un écrivain.

Philippe Jaccottet photographié par Erling Mandelmann (Wikipédia) (Erling Mandelmann / photo©ErlingMandelmann.ch / CC BY-SA 3.0)

Michèle Aquien, dans l’article « Formes poétiques » du Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours (ouvrage dirigé par Michel Jarrety et paru chez Puf en 2001), remarque que, depuis le XIXe siècle, seules deux formes fixes ont eu à peu près droit de cité : le pantoum et le haïku. Encore que, lorsque les poètes français adaptent ces formes venues de l’étranger, ce n’est pas sans des adaptations. Pour Michèle Aquien, « il ne s’agit pas d’appliquer strictement une forme, mais plutôt de s’en inspirer » : elle montre ainsi comment la tradition du haïku abreuve l’écriture d’Airs de Philippe Jaccottet, sans que le poète n’applique strictement la tradition japonaise.

Il faut dire que, depuis la Révolution française, la façon de considérer le monde et la place de l’homme dans l’Univers a radicalement changé. Pratiquer des formes fixes, cela allait de soi dans un univers pensé comme harmonieux, régulier, immuable. Il s’agissait certes de faire preuve d’inventivité, mais dans un cadre donné, qui n’était pas remis en question. La fin de la monarchie absolue a montré que bien des choses considérées comme éternelles étaient en réalité transitoires et contingentes. Dès lors, il devient possible de les remettre en question.

Dès lors, s’il y a des règles, c’est celles qu’on s’impose à soi-même. L’écrivain, le poète, sont désormais avant tout pensés comme des individus. Il faut alors faire des inventions d’inconnu, qui, comme dit Rimbaud, réclament des formes nouvelles. Le poète doit ainsi démontrer son originalité, dût-il pour cela se placer en porte-à-faux à l’égard d’une société qui n’est pas nécessairement prête à accepter cette originalité : et c’est le poète maudit.

La poésie — mais cela vaut aussi pour la peinture, la musique, et les arts dans leur ensemble — se met ainsi peu à peu à questionner l’ensemble de ces éléments qui, auparavant, allaient de soi. La rime ? On décide qu’on peut s’en passer. L’isométrie ? Même chose. Et c’est la naissance du vers libre. Mais est-il bien obligé, d’ailleurs, de faire des vers? Et c’est le poème en prose. Mais au fait, doit-il vraiment y avoir des phrases et des mots qui ont un sens ? Et c’est, par exemple, la poésie lettriste, succession de phonèmes où la signification est exclue.

On le voit, il y a toujours moyen de pousser plus avant cette entreprise de soustraction consistant à supprimer des éléments pour voir si la poésie y survit. C’est, en somme, une façon de chercher à définir la poésie : on supprime tout ce qui pourrait bien n’être qu’accessoire, comme un oignon qu’on épluche, pour voir si, au centre, il n’y aurait pas ce qui fait le cœur même du poétique.

Mais il se pourrait bien qu’au terme de ce travail d’épluchage vous ne trouviez rien du tout. Un bouddhiste vous dirait tout de suite que la poésie n’est pas une réalité indépendante de tout ce qui est non-poétique, que la poésie est faite d’éléments non-poétiques (comme par exemple l’encre ou le papier qui ne sont pas en soi poétiques), et qu’il n’y a donc pas d’essence de la poésie qui se puisse dégager de façon certaine de tout le reste. C’est d’ailleurs bien pour cela qu’il est pratiquement impossible de définir la poésie, alors qu’il est très facile de faire sentir ce qu’elle est.

Une part d’héritage est inévitable

Bref, sauf à ne plus rien écrire du tout, il faut bien admettre que l’on ne peut faire autrement qu’emprunter au passé, fût-ce le moins possible. Toute œuvre, aussi originale et novatrice soit-elle, s’appuie en réalité sur le déjà existant. On n’écrit pas à partir de rien. D’ailleurs, c’est faire fausse route que de croire qu’il vaut mieux ignorer ce qu’ont écrit les grands écrivains de peur de ne pouvoir ensuite sortir de leur influence : les écrivains incultes sont de mauvais écrivains.

Alors, écrire des sonnets, oui, pourquoi pas, mais pas simplement pour faire œuvre d’imitation. Les pastiches sont d’excellents exercices d’entraînement à l’écriture, mais les meilleurs pastiches sont de toute manière des textes qui peuvent être lus indépendamment de leur modèle et n’ont plus besoin de ce dernier. Écrire des sonnets, oui, mais pas pour faire du Ronsard, ou du Pétrarque, ni même du Baudelaire ou du Rimbaud. Écrire des sonnets, donc, en se positionnant de façon consciente par rapport à cette longue histoire. En essayant de trouver ce qu’il peut y avoir encore de vivant dans le sonnet.

Un « sonnet de prose », est-ce encore un sonnet ?

Jacques Roubaud (Ji-Elle, Wikimedia Commons, libre de réutilisation)

De fait, de nombreux poètes ont cherché à « accommoder » des formes fixes à leur gré. Ce verbe, employé par Michèle Aquien, dit bien qu’il ne s’agit plus de respecter scrupuleusement un modèle. Les formes fixes sont désacralisées et il est désormais licite d’en faire ce qu’on veut. Ainsi Jacques Roubaud a-t-il inventé le « sonnet en prose », c’est-à-dire une suite de quatre paragraphes dont le nombre de lignes correspond à peu près à celui des strophes d’un sonnet. L’oulipien Jacques Bens a, quant à lui, défini le « sonnet irrationnel », dont les quatorze vers sont répartis en fonction des chiffres du nombre π : « 3 – 1 – 4 – 1 – 5 vers ».

Ces pratiques extrêmes sont intéressantes en ce qu’elles bousculent notre conception initiale du sonnet. Elles provoquent en nous une réflexion sur la définition même de cette forme. Peut-il y avoir un « sonnet en prose » ? Un « sonnet irrationnel » est-il un sonnet ? Ces expérimentations témoignent de la grande inventivité de l’Oulipo à réinventer les formes anciennes et à en créer de nouvelles. Il y a quelque chose de jouissif dans la provocation que constitue l’idée même d’un « sonnet en prose ».

Cependant, il n’est pas interdit non plus de douter de la légitimité des poètes à appeler ces expérimentations de véritables sonnets. Peut-être s’agit-il alors davantage d’écrire à partir du sonnet, que d’écrire des sonnets. Quoi qu’on pense à ce sujet, on peut convenir qu’il s’agit là d’exemples extrêmes, dont l’intérêt est expérimental avant tout.

Mais il est tout aussi possible de penser qu’il n’appartient à personne d’autre qu’aux poètes eux-mêmes de définir ce qu’est un sonnet, et que les commentateurs et théoriciens doivent alors s’y plier. A la limite, un poète pourrait prendre un rondeau, l’intituler sonnet, et il faudrait donner raison au poète, puisque cet acte même est en soi un acte créateur. Ou, pour le dire autrement : si Roubaud n’avait pas intitulé « sonnet en prose » son poème, ce dernier aurait-il eu le même intérêt ? Cela ne fonde-t-il pas précisément le droit du poète à appeler « sonnet » un poème qui, auparavant, n’aurait pas été perçu comme relevant du sonnet ?

Faire vivre le sonnet

Écrire un sonnet aujourd’hui ? Pourquoi pas, disais-je. Il importe avant tout que cette démarche ait du sens. Qu’elle ne soit pas simplement une facilité, une façon de se reposer dans une imitation confortable qui ne serait qu’une vague répétition. Ne pas faire un sonnet parce que Ronsard en faisait, mais parce que vous pensez que c’est la forme qui effectivement convient le mieux à ce que vous voulez dire à un moment donné. Ne pas simplement s’inscrire dans cette forme, mais faire vivre cette forme. Si vous voulez écrire des sonnets, c’est à vous de prouver que cette forme est encore vivante. Qu’elle a des choses à nous dire.

Ce qui est certain, c’est que la réflexion sur la forme continue d’être stimulante à notre époque où l’on a pu avoir l’impression que l’on pouvait s’en passer. Certains commentateurs estiment, non sans raison, que le vers libre est parfois devenu plat et conventionnel. Les vrais poètes en vers libres ne vont pas à la ligne simplement par hasard ou parce qu’ils sont arrivés au bout de leur phrase. On ne doit pas donner l’impression que l’on fait des vers libres simplement parce que l’on n’est pas assez doué pour faire des vers métrés. Réinventer des formes fixes peut être un moyen de sortir du ronron du mauvais vers libre.

En somme, il n’y a pas d’interdit. Il n’y a pas de forme que l’on puisse considérer comme obligatoire, ni de forme que l’on doive considérer comme définitivement surannée. S’il devenait interdit de puiser dans le passé, il deviendrait difficile d’être original, les différentes propositions se ressembleraient de plus en plus, et ce serait la mort de la poésie. Les formes fixes ont encore des choses à nous dire. Et y recourir, ce n’est pas nécessairement s’enfermer dans des modes d’expression dépassés. Du moment que l’on sait les faire vivre. Du moment que l’on n’y recourt pas simplement par facilité. Du moment que l’on sait comment la faire chanter.

35 commentaires sur « Peut-on encore écrire des sonnets aujourd’hui ? »

  1. Dans son poème « À une passante » le Très-Grand Charles Baudelaire (notre Père à tous) avait déjà bousculé (enfin, non disons plutôt dépoussiéré) les antédiluviennes règles de la prosodie classique, en proposant un sonnet irrégulier d’excellente facture !

    Moi-même, je me risque de temps à autres à rédiger des sonnets pas forcément de style strictement académique, parce que la poésie doit vivre avec son temps.

    Merci pour cet article enrichissant.

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      1. Et encore, par manque de temps, j’ai omis les exemples de sonnets à rebours, tels que « Résignation » de Verlaine !
        Et j’aurais même pu évoquer Auguste Brizeux qui fut l’instigateur du « sonnet polaire » de forme quatrain ; tercet ; tercet ; quatrain.

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  2. Bonjour ma question est la suivante: Devons nous toujours suivre les réglés de versification poétiques ou littéraires quelle qu’elles soient?Pour moi,je suis d’ accord avec cela:
    Dès lors, s’il y a des règles, c’est celles qu’on s’impose à soi-même. L’écrivain, le poète, sont désormais avant tout pensés comme des individus. Il faut alors faire des inventions d’inconnu, qui, comme dit Rimbaud, réclament des formes nouvelles. Le poète doit ainsi démontrer son originalité, dût-il pour cela se placer en porte-à-faux à l’égard d’une société qui n’est pas nécessairement prête à accepter cette originalité : et c’est le poète maudit.un des piliers fondamentaux qui soutient la poésie:c’ est inventivité . Tel un oiseau qui ne connait aucune règles,il chante selon son cœur,selon son désir,son imagination.Je pense que c’ est divin .Le chant de l’ oiseau est spontané et mélodieux … A- t- il pour autant suivi une règle ? Qu’ en pensez vous ? Et si on le considère comme maudit .il en aura rien de toute facon rien à faire,il continuera à chanter, n’ est ce pas ? Joshadel

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    1. Chanter selon son cœur, oui, c’est une bien belle conception de la poésie. Quant aux oiseaux, ils sont libres, mais ils respectent eux aussi des conventions dans leur chant : le rossignol, le merle et la pie n’ont pas vraiment le même style…

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        1. Il n’y a guère d’inventivité ni de renouvellement dans le chant des oiseaux, qui pour cette raison ne me semble pas la meilleure comparaison possible avec la poésie. Après, bien entendu, cela n’enlève rien au plaisir d’écouter leur chant merveilleux…

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      1. L’ ornithologie permet de comprendre les comportements des oiseaux mais pas ce qu’ il y a dans la tète d’ un oiseau ou leurs inspirations ou imaginations sans rentrer dans le divin.A dire qu’ ils suivent des conventions parce qu’ils ont des sons différents Je pense qu’ on aura du mal a répondre à cette question toi et moi.Cependant je t ‘ écoute ?

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          1. Je te comprends,Mais revenons à nos mouton Est ce nous,humain peut on utiliser juste l’ inventivité avec mélodie dans les poèmes si ca sonne bien sans pour autant suivre des règles de poésie ? oui ou non ?

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            1. Oui, c’est même la tendance majeure de la poésie depuis le XIXe siècle de s’affranchir de toute autre règle que celles librement choisies par l’auteur, en dehors de toute norme imposée de l’extérieur. Vers libres, poésie en prose, jeux de typographie, calligramme, poésie orale, tout est possible !

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  3. Bonjour,
    Un grand bravo pour votre blog très instructif !
    A propos du sonnet : c’est un genre que j’ai beaucoup pratiqué, en prenant certaines libertés (schéma des rimes, alterances rimes masculines/féminines…)
    Vous en trouverez quelques-uns sur :
    https://poemesdejeanpaul.wordpress.com/
    Je ne révolutionne rien avec ces sonnets, j’espère juste qu’ils sont agréables à lire.
    Cordialement,
    Jean-Paul Labaisse

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  4. Écrire des sonnets est très amusant.
    En poésie, il faut surtout obéir à l’inspiration du moment.

    La sagesse d’un laideron

    Radieuse malgré son extrême laideur
    Surnommée « le Bouddhin », sages sont ses propos
    Qui croise son chemin trouve aussi le repos
    L’écoutant raconter des fables de bonheur

    Par son rire affichée, sa pauvre dentition
    Du bon père au greddin, leur âme fait souffrir
    Une aumône à ses pieds chacun va lui offrir
    Des largesses du coeur fait la compétition

    Pourtant elle apprécie la simple volonté
    D’un baiser sur sa joue d’exprimer sa bonté
    Il s’en trouve parfois qui montrent du dégoût

    Pour les récompenser de leur rires affreux
    Elle rendra immortel leur venimeux bagout
    Narrant de judicieux contes inspirés d’eux

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