Écritures du confinement

En l’espace de quelques semaines, la pandémie a profondément marqué notre époque, jusque dans nos habitudes quotidiennes, nos façons de penser et de nous projeter dans l’avenir. Un tel bouleversement, nécessairement, intéresse les écrivains, qui sont avant tout les lecteurs d’une époque, chargés de mettre des mots sur nos inquiétudes, nos aspirations, nos espoirs et nos sentiments. Je voudrais aujourd’hui explorer deux écritures du confinement, parmi tant d’autres.

Écrire en temps de pandémie

Écrire sur le confinement n’a pourtant rien d’évident. Se pose la question de la légitimité de la personne qui écrit, pour se faire le porte-voix de tant de vécus différents. Nous avons tous une expérience singulière de ces semaines d’enfermement, où notre aperçu sur le monde extérieur se limitait souvent aux nouvelles catastrophistes des journaux télévisés. Selon que nous ayons été malades ou non, gravement ou non, selon que nous ayons perdu des proches ou non, nous n’avons pas vécu les années 2020 et 2021 de la même manière.

Écrire sur tout cela est pourtant absolument nécessaire. Il importe que les écrivains, les penseurs, les poètes, les philosophes, s’emparent de ces sujets. Qu’ils mettent des mots sur tout ce que nous avons ressenti. Qu’ils analysent tout cela, chacun à leur manière, chacun avec leurs mots et leurs points de vue. Qu’ils prennent aussi le temps de le faire.

Pour ma part, personnellement, je n’ai pas ressenti le besoin de m’exprimer sur la pandémie. Ce blog est resté fidèle à sa ligne de départ, à savoir de ne pas coller à l’actualité la plus brûlante, mais de se tenir un peu au-dessus. Je n’ai pas ressenti le besoin de m’exprimer sur un sujet sur lequel je ne me sentais pas de légitimité particulière.

D’autres que moi s’y sont très bien pris. C’est ainsi que je voudrais vous parler de deux livres, très différents entre eux, qui portent précisément sur ces temps si particuliers et si troublés. Il s’agit du Confinement du monde de Pierre Vinclair et de En l’an de disgrâce 2020 de Simon Ferandou.

Le confinement du monde, de Pierre Vinclair

Je vous ai déjà parlé de Pierre Vinclair à propos de son remarquable essai sur la Vie du poème, entre autobiographie et philosophie. Pierre Vinclair a vécu et enseigné au Japon et en Chine. Mais c’est à Londres qu’il a vécu la période du confinement. Un livre est né de cette expérience, et il s’intitule Le Confinement du monde.

La couverture de l’ouvrage
(source : lurlure.net)

Il est paru aux éditions Lurlure, sises à Caen, en octobre 2020, soit très peu de temps après le confinement lui-même. Cette remarque a toute son importance : dans Vie du poème, Pierre Vinclair insiste sur le temps de « dressage » qui doit mettre en forme les premiers jets du poème. Ici, force est de constater que ce temps a été fortement resserré, avec une publication qui suit très rapidement les événements eux-mêmes.

L’ouvrage compte quarante-huit sonnets, répartis en trois sections. Le sonnet, c’est la forme par excellence qui permet de prouver qu’il peut y avoir beaucoup de liberté dans une forme très corsetée. Depuis Pétrarque jusqu’à Roubaud, en passant par Ronsard, Du Bellay, Shakespeare, Baudelaire, Rimbaud, et j’en passe, très nombreux furent les poètes qui pratiquèrent le sonnet. Vinclair, à son tour, a voulu se mesurer à cette tension féconde entre contrainte et liberté.

Écrire des sonnets pendant le confinement, c’est un choix qui fait sens : à l’enfermement physique correspond la forme corsetée du sonnet. Et l’un des enjeux majeurs de cette période consistait à trouver comment rendre cette période supportable, comment y ménager des espaces de liberté : exactement comme le poète parvient à trouver de la liberté dans la contrainte.

On retrouve dans Le Confinement du monde, me semble-t-il, le ton qui m’avait séduit dans Vie du poème : un parler simple, à hauteur d’homme, sans enjolivures superflues, mais sans non plus surjouer la simplicité. Pierre Vinclair prend un évident plaisir à manipuler la langue, à jouer de façon virtuose avec cette forme du sonnet, avec laquelle il prend des libertés à chaque fois différentes. Aucune monotonie, donc, mais une quarantaine de variations. Tantôt, les vers enjambent d’un mot sur l’autre. Tantôt c’est l’organisation strophique qui est bouleversée, avec par exemple un tercet, un huitain et un tercet, qui font bien les quatorze vers du sonnet. Et j’en passe : je vous laisse découvrir les multiples variations du sonnet que l’on trouvera dans ce livre, jusqu’aux « sonnets de chiffon » où les sonnets s’éclatent sur la page, façon Coup de dés ou façon Du Bouchet, comme vous préférez.

Et ce qu’il y a de bien, je trouve, c’est que l’intérêt du livre ne réside pas seulement dans ce travail de la liberté qui se cherche dans le carcan de la forme. Le contenu même de l’ouvrage, le « fond », est intéressant.

Dans la première section, « Chansons covides », c’est le quotidien qui apparaît, ces routines un peu particulières nées d’une circonstance bien particulière. On voit comment Pierre Vinclair et sa famille ont vécu cette période. En partant de son expérience, le poète conte tout autant la nôtre, celle de tout un chacun. Les déplacements contrôlés, les petites sorties très réduites en extérieur, l’école à la maison, le travail à distance, les lectures… Le poète a su éviter de se poser en être d’exception, et s’il nous parle de sa vie à lui, on voit bien que ce n’est pas par narcissisme, ni par envie de se raconter, mais bien parce qu’on ne peut parler qu’à partir de sa propre expérience.

La deuxième section, « Une couronne », est plus grave, puisqu’elle est adressée « aux morts du coronavirus ». Cette deuxième section me semble tout aussi nécessaire que la première. Si le poète s’était contenté de parler de sa propre expérience du confinement, certes pas très agréable, mais somme toute confortable, on aurait pu lui reprocher d’avoir été aveugle aux souffrances des malades et des familles endeuillées. Avec cette section, le poète prouve qu’il a pleinement mesuré la gravité de la situation mondiale. On ne peut pas lui reprocher de s’amuser à faire des vers pendant que d’autres souffrent. Le poète manifeste sa solidarité avec ses semblables, et essaie de trouver le ton juste pour dire cela, cette horreur, et rendre hommage aux morts du coronavirus. On comprend ainsi que le poète veuille tresser « une couronne », où le dernier vers de chaque sonnet est repris par le premier vers du suivant.

Il y aurait beaucoup à dire sur les « Sonnets de chiffon » qui constituent la troisième section de l’ouvrage, mais j’en resterai à cette remarque, peut-être un peu simpliste, selon laquelle les philosophes aiment à ce que les troisièmes parties de leurs dissertations prennent un peu de hauteur par rapport au sujet qu’ils examinent. Adressée « à un enfant à naître », cette section introduit l’avenir, la vie, la naissance, comme un signe d’ouverture et d’optimisme, qui fait du bien après la lecture de la deuxième section. Tout n’y est pas rose pour autant, mais elle se terminent par ces mots « nous t’aimons », adressés à un enfant pas encore né. Quelle meilleure façon de conclure qu’avec l’amour ?

Bref, je ne peux que vous recommander la lecture de ces sonnets. Il suffit de les parcourir pour sentir toute la jubilation qu’a eue l’auteur à les écrire. Preuve en est que même le paratexte (notes et remerciements) adopte la silhouette d’un sonnet. Il y a quelque chose de pongien ou d’oulipien dans cette joie de manipuler le langage, joie qui est peut-être tout simplement celle d’un homme qui a su ne pas rompre avec l’enfance, et ne pas (trop) déprimer pendant le confinement. Au-delà, le livre tout entier sonne juste, dans l’équilibre trouvé entre simplicité et élaboration formelle, entre parole autobiographique et parole universelle, comme entre légèreté et gravité.

"Pourtant, la vie insiste au milieu de la panne
générale et je vois, insolent, le printemps
s'animer quand j'écris pour tuer tout ce temps
infécond, inutile, au fond de ma cabane,

dans ce petit bureau donnant sur le platane -
je pense aux éditeurs et aux intermittents,
aux libraires amis, aux autres commerçants
angoissés - à la rue que la porte condamne...

jusqu'à quand ? Jusqu'à quand ? C'est déjà quelque chose
ce rayon de soleil que le printemps dépose
sur nos joues ombragées. C'est moins qu'une promesse

impossible, moins qu'un discours réconfortant,
moins qu'un espoir : une saudade, une caresse
qui nous émeut - en attendant, en attendant."

Références de l’ouvrage
► Pierre Vinclair, Le Confinement du monde, Caen, Lurlure, 2020.
Le poème cité est le neuvième, et il se trouve en page 18.


En l’an de disgrâce 2020, de Simon Ferandou

J’ai reçu en service de presse un autre ouvrage, lui aussi consacré au confinement et à la pandémie en cours, son auteur m’ayant contacté sur les réseaux sociaux pour me proposer de le lire. Né à Tourrettes-sur-Loup en 1988, Simon Ferandou vit à Vence (Alpes-Maritimes). L’ancien élève de l’école Freinet, habitué depuis l’enfance à la pratique du « texte libre », revient lui aussi sur cette année à maints égards inédite, qui résonne pour lui comme un appel, une invitation à rompre avec les dysfonctionnements de nos sociétés modernes.

Couverture de l’ouvrage
(Source : https://editions-gaspeg-poesia.myshopify.com)

La première partie de l’ouvrage prend la forme d’un manifeste. Prenant pour modèle l’alchimie, Simon Ferandou en appelle à une transmutation, à une renaissance, la crise sanitaire apparaissant en somme comme le révélateur d’une maladie plus profonde. L’auteur a des mots très durs envers une certaine « mentalité française », qu’il appelle à se métamorphoser, afin qu’advienne un monde plus juste et plus fraternel.

Grâce à la perspective un peu différente offerte par sa mère québécoise, Simon Ferandou observe la culture française avec recul, et constate qu’elle est empreinte de beaucoup d’autosatisfaction et d’immodestie, et même vide de tout contenu authentique. Le réquisitoire est long et vague, ce qui atténue sa pertinence. Le fait est, pourtant, que le monde ne peut continuer sa marche individualiste, matérialiste, consumériste, sans aller irrémédiablement à la catastrophe. Il faut donc aller « au-delà » de cette logique délétère.

En appeler à une « nouvelle culture » n’est pas nouveau. Après tout, l’idée de « révolution culturelle » maoïste repose aussi sur cette idée, avec les dangers que l’on sait… Mais fort heureusement, Simon Ferandou est bien conscient qu’il ne possède « pas de recette-miracle », et il ne tombe pas dans le travers de vouloir imposer cette révolution à marche forcée. Il en appelle plutôt à une prise de conscience individuelle et collective, à une remise en question de nos habitudes de penser et d’agir.

"Et je crois savoir une dernière chose, qui paraît évidente mais que nous n'arrivons visiblement pas à concrétiser : si aujourd'hui, chacun de nous revoit le sens de ses priorités — l'humain ou l'inhumain ? — en relançant la chaîne avec tous ses maillons, il semble inconcevable qu'une nouvelle culture ne naisse pas de cet acte, une culture qui soit nôtre, que nous aimions ou tout au moins que nous ne détestions pas, une culture qui nous fasse du bien ou tout au moins qui ne nous nuise pas, une culture qui nous ressemble suffisamment à défaut dans un 1er temps d'être complètement nous, une culture au visage qui puisse se regarder dans n'importe quel miroir sans pleurer, sans trembler, sans rougir, sans verdir, sans détourner les yeux, une culture à l'image de notre front pensant, de nos couilles audacieuses, de notre cœur humain." (p. 41)

La deuxième partie de l’ouvrage s’intitule « Une saison dans les limbes, Poèmes du bord du monde ». Dans « Le secret », Simon Ferandou fait parler la Poésie elle-même dans une prosopopée. Il adopte ainsi une posture quasi hugolienne, et cela fait du bien de lire un poète qui ose se proclamer poète, et qui renoue — un peu naïvement peut-être, mais avec sincérité — avec la tradition du poète inspiré.

Simon Ferandou revient aussi sur cet autre épisode tristement marquant de l’année 2020, la mort de George Floyd, le 25 mai 2020, à Minneapolis, des suites d’une arrestation policière vraiment trop musclée. Il est important que la poésie se saisisse de tels événements : la poésie, trop souvent considérée comme une simple ornementation du langage, est au contraire un art éminemment politique, au sens plein et noble de ce mot.

Parmi les poèmes de cette deuxième partie, un autre mérite d’être mentionné, celui, sobrement intitulé « Renée », qui évoque la mort de la tante du poète.

La troisième et dernière section de l’ouvrage, intitulée « Bestiaire du Nouvel Âge », tranche avec ce qui précède, elle se lit presque comme un recueil séparé. Simon Ferandou imagine qu’un « virus mortel » ait fait disparaître l’humanité pour laisser place aux animaux. Chaque double page est ainsi centrée sur un animal : à gauche, une illustration symbolique qui évoque les arcanes du tarot, à droite un poème où un animal se réjouit de la disparition de l’homme. Se succèdent ainsi le toucan, la taupe, l’ours, la baleine, les abeilles, le cerf et le chacal. Sept animaux, comme les sept jours de la semaine, comme les sept jours de la Création, mais Simon Ferandou nous prévient : « la nature est l’église où s’émeut l’animal ».

Pour être tout à fait honnête, je trouve ce livre inégal. Le « Manifeste » aurait sans doute pu être plus efficace. Certains poèmes sont moins pertinents que d’autres. Mais l’ensemble est prometteur, parce que leur auteur a compris ce qu’est vraiment la poésie, à savoir non pas une ornementation du langage mais bien une dimension indissociable de la vie, une façon de tisser le plus intime avec le plus universel, une façon de faire se rejoindre l’individuel et le collectif, le spirituel et le politique, dans un grand souffle.

Terminons avec une citation :

                                                        L'incarnation terrestre

L'existence ici-bas m'aura offert tout ce dont je rêvais avant que d'y venir : une enfance sylvestre, une faim de poète, une femme pionnière qui est mon Âme-soeur et maintenant une fille qui grandit dans son ventre. Je vivrai. Je vivrai longtemps pour tout cela. Puis je repartirai le cœur reconnaissant.

Références de l’ouvrage

► Simon Ferandou, En l’an de disgrâce 2020, Vence, Gaspeg Poesia, 2021.

L’image d’en-tête a été trouvée grâce à l’outil de recherche « Pexels » de photos gratuites.

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