D’Apulée à Disney : la véritable histoire de La Belle et la Bête

Si l’on vous demande de nommer de grands conteurs, il vous viendra sans doute les noms du Français Charles Perrault, des frères Jacob et Wilhelm Grimm, de nationalité germanique, ou encore du Danois Hans Christian Andersen. Pourtant, le très célèbre conte de la Belle et la Belle n’est d’aucun de ces trois conteurs. On considère généralement qu’il est de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Quelques précisions…

Origine d’un conte

Comme la plupart des contes, la Belle et la Bête peut se targuer d’une origine fort ancienne, bien antérieure à la date officielle de publication au XVIIIe siècle. En effet, la plupart des contes circulaient oralement, étaient transmis de mère-grand à petits-enfants, de bouche à oreille. Une partie du travail des folkloristes et autres spécialistes de culture populaire est précisément de collecter ces sources orales.

Un modèle antique : L’Âne d’Or d’Apulée

Portrait imaginaire d’Apulée sur une monnaie du IVe siècle (Wikipédia)

Si l’on en croit la brève introduction rédigée par les services de la Bibliothèque Nationale de France, le conte de La Belle et la Bête serait inspiré d’un conte d’Apulée. Apulée était un écrivain latin, qui naquit aux environs de l’an 114 en Afrique. Il fit de nombreux voyages afin de « perfectionner ses connaissances dans les langues, la philosophie et les mystères » (d’après Pierre Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle). Apulée, dont une partie conséquente de l’œuvre n’a pas survécu jusqu’à notre époque, est surtout connu pour La Métamorphose ou l’Âne d’or, « où se trouve le délicieux épisode de Psyché, si admirablement imité par La Fontaine » (ibid.). Le sujet est inspiré du romancier grec Lucius de Patras.

Mosaïque byzantine représentant l’Âne d’Or (Wikipédia)

L’Âne d’or d’Apulée est un long roman fantastique en onze livres. Il va de soi qu’il m’est impossible de lire pour les besoins de cet article un aussi long ouvrage, aussi les quelques informations qui suivent proviennent-elles du grand Larousse du XIXe siècle, que je résume avec mes propres mots.

Le héros s’appelle Lucius et il conte ses propres aventures. Logeant chez une magicienne, il emprunta ses onguents magiques, et se métamorphosa par erreur en âne. Après avoir appris par la servante Fotis que le seul moyen de retrouver forme humaine serait de manger une rose, Lucius fut capturé par des voleurs, chez lesquels il rencontre une jeune fille, « belle comme le jour », elle aussi enlevée par les brigands. Tous deux ont l’heur d’entendre l’histoire d’Amour et Psyché (voir ci-dessous), racontée par la vieille servante de ces voleurs. Délivré par le fiancé de la belle jeune fille, l’âne Lucius connut une succession d’infortunes, qui finit par émouvoir la déesse Isis, laquelle lui apparut en lui conseillant de manger une rose qui servirait lors d’une procession donnée en son honneur. Lucius recouvra alors sa forme humaine au milieu de la foule, et, en remerciement, se consacra au culte d’Isis et Osiris.

Apulée lui-même ne serait pas le tout premier conteur de cette histoire. Pierre Larousse relève que, à peu près à la même époque que lui, l’auteur Lucien a également écrit l’histoire de l’Âne, sans qu’il soit possible de déterminer lequel des deux bénéficie de l’antériorité, et donc de la paternité de l’œuvre. Il existe aussi un Âne de Lucius de Patras, ouvrage aujourd’hui perdu. Certains « auteurs recommandables » font de Lucius l’auteur original.

Un récit dans le récit : Éros et Psyché

Cupidon et Psyché. Sculpture d’Antonio Canova. Musée du Louvre. (Wikipédia)

En outre, le récit d’Apulée intègre le conte d’Amour et de Psyché. Pierre Larousse, dans son volumineux Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, consacre un long article à cet épisode. C’est l’histoire d’une princesse nommée Psyché, si belle que Vénus elle-même en fut jalouse. La déesse, qui voulait se venger, chargea donc son fils Cupidon de rendre la princesse amoureuse d’un homme misérable. Mais le temps passait, et personne ne demandait la belle en mariage, alors que ses sœurs épousèrent de beaux partis. Le père de la jeune fille, qui craignait que les Dieux fussent courroucés, consulta un oracle, qui lui prédit que la princesse, qu’il faudrait abandonner au sommet d’une montagne, épouserait « un affreux dragon, monstre horrible et cruel ». Le père obéit, laissa Psyché à l’endroit indiqué, et celle-ci fut transportée jusqu’à un somptueux palais. Chaque soir, un être mystérieux la rejoignait en son lit. Cet époux inconnu lui enjoignit de ne jamais chercher à le voir, sans quoi il s’ensuivrait de funestes conséquences. Mais la princesse reçut la visite de ses sœurs jalouses, qui avivèrent en elle la crainte que son époux fût un monstre horrible, et lui suggérèrent de le tuer d’un coup de poignard.

Psyché attendit donc, prête à tuer le dragon, mais c’est Cupidon lui-même qui se trouvait endormi face à elle, car il était son mystérieux époux. Le dieu s’éveilla, s’aperçut que Psyché avait violé son secret, et partit à jamais. La princesse voulut s’ôter la vie en se jetant dans un fleuve, mais ce dernier la sauva en la déposant sur la rive. Alors Psyché voulut se venger de ses sœurs. À chacune, elle conta que Cupidon voulait qu’une sœur remplaçât Psyché auprès de lui. Les sœurs se postèrent donc au sommet de la montagne, mais au lieu d’être transportées par le Zéphyr dans le palais de Cupidon, elles tombèrent et périrent dans leur chute.

L’histoire n’est pas finie, car Psyché, cherchant à retrouver Cupidon, s’adressa à différentes divinités: les unes étaient indifférentes à ses prières, et les autres obéirent à la Vénus. La déesse jalouse imposa une série d’épreuves à la belle princesse, qu’elle surmonta. À la dernière d’entre elles, elle reçut l’aide d’une voix mystérieuse qui lui prodigua des conseils. Psyché devait descendre aux Enfers réclamer un peu de la beauté de Proserpine dans une boîte. Cette dernière lui accorda la boîte, mais Psyché avait interdiction de l’ouvrir. Revenue sur terre, la princesse céda à la curiosité : la boîte contenait un puissant soporifique. Cupidon intervint alors, réveilla Psyché, et ordonna de porter à Vénus la boîte contenant le Sommeil, tandis que lui-même irait chercher la protection de Jupiter. Le maître de l’Olympe, en présence de tous les Dieux, unit donc Cupidon et Psyché, laquelle devint une déesse et enfanta de la Volupté.

D’après le Dictionnaire de Pierre Larousse, ce mythe d’Éros et Psyché serait une allégorie d’origine platonicienne ou orphique. Il évoque également une interprétation chrétienne de ce mythe par Fulgence, évêque de Carthage. D’autres commentateurs voient un lien avec la boîte de Pandore et avec le mythe du péché originel. Enfin, Pierre Larousse rappelle que ce conte a été retraité par La Fontaine dans Psyché.

Les versions modernes

Straparola (Wikipédia)

La brève présentation de La Belle et la Bête par la Bibliothèque Nationale de France indique, comme première version moderne, celle de Gabrielle de Villeneuve. Cependant, un petit tour sur l’article Wikipédia de cette dernière révèle qu’il existe une version intermédiaire, celle de l’Italien Giovanni Francesco Straparola, qui vécut au XVIe siècle et qui fut, selon Wikipédia, très tôt traduit en langue française.

La version de Straparola

Selon Wikipédia, Straparola (probablement un pseudonyme) publia en 1550 et 1553 deux volumes de contes sous le titre Le piacevoli notti, ce qui peut se traduire par Les Nuits facétieuses. Les deux tomes furent réunis en un seul en 1555. Wikipédia mentionne une traduction française librement disponible sur Gallica : bien qu’elle ait été éditée au XIXe siècle, il s’agit de la traduction de Jean Louveau et Pierre de Larivey qui date du XVIe siècle. On ne s’étonnera donc pas que le texte soit écrit en moyen français, avec une orthographe assez différente de celle d’aujourd’hui.

Un porc (détail d’une image trouvée sur Pixabay)

Le conte de Straparola s’intitule Le Roi Porc. Le récit s’insère dans la « Deuxième nuit » des Nuits facétieuses. Selon Wikipédia, « il s’agit de l’un des premiers contes de fées littéraires publiés en Europe ». L’article de Wikipédia propose un assez long résumé de cette fable, ainsi que de son adaptation française par Madame d’Aulnoy sous le titre Le Prince Marcassin. On trouvera le texte intégral de ce conte à partir de la page 91 des Facétieuses Nuits de Straparole, dans la traduction du XIXe siècle proposée par Gallica.

Voici le long titre de cette histoire, qui en fournit un résumé :

« Galiot, roy d’Angleterre, eut un fils nay porc, lequel se maria par trois fois, et ayant perdu sa peau de porc, devint un très beau jeune fils, qui depuis fut appelé le Roy Porc. »

(Source : Gianfrancesco STRAPAROLA, Les facétieuses nuits de Straparole, tome 1, trad. par Jean Louveau et Pierre de Larivey, éd. Kraus Reprint, 1867, mis en ligne par la Bibliothèque Nationale de France sur le site Gallica, p. 91.)

Dans cette édition, la fable occupe une dizaine de pages. Le bon roi Galiot, qui régnait sur l’Angleterre, avait épousé la reine Hermesile, d’une grande beauté, fille du roi Matthias de Hongrie. Le couple avait tout pour être heureux, si ce n’est qu’ils ne parvenaient à avoir d’enfants. Un jour que la reine était endormie sur l’herbe, trois fées se penchèrent sur son sort. La première lui accorda qu’elle serait inviolable et qu’elle engendrerait un beau fils. La seconde fit qu’elle serait inoffensable, et que son fils serait vertueux et gentil. La troisième, enfin, accorda sagesse et richesse pour la mère, mais une allure de porc pour le fils. Le sort ne pourrait être conjuré que si le prince parvenait à obtenir le mariage de trois femmes.

Un porc (Pixabay)

C’est bien ainsi qu’il advint : la reine enfanta d’un jeune porc. Le roi pensa d’abord à le faire occire, puis se ravisa et voulut qu’on prît bien soin de lui. La reine s’en occupa comme d’un petit humain, si bien qu’il acquit la parole. Mais il demeurait un porc, aussi affectionnait-il par-dessus tout de se rouler dans la fange et dans les immondices.

Le prince grandit, et dit qu’il voulait se marier. Il avait vu une fort belle jeune fille, et il souhaitait l’épouser. Cette dernière était la fille d’une pauvre femme qui avait trois filles. On lui présenta l’aînée, et, après force persuasion, le mariage fut conclu. Mais le porc, ayant entendu que sa femme projetait de le poignarder, prit les devants, et tua sa femme d’un coup de patte alors qu’elle dormait. Le même scénario se reproduisit avec la deuxième fille.

En revanche, avec la cadette, du nom de Meldine, les choses furent bien différentes. Il ne fut pas nécessaire de la persuader en lui promettant maintes richesses, car elle acceptait bien volontiers d’épouser le prince, bien qu’il ressemblât à un porc. Elle ne fut pas répugnée par la crasse et l’odeur pestilentielle qui émanait de son époux. Aussi son mari lui révéla-t-il un secret : il ôta sa peau de porc, et lui laissa voir sa véritable beauté. Meldine, fort heureuse, enfanta d’un beau fils. Elle révéla le secret de son mari à la reine et au roi, elle leur permit de venir les voir quand ils dormiraient. Ravi, le roi s’ôta la couronne pour en revêtir son fils.

Le conte de Gabrielle de Villeneuve

La version suivante de La Belle et la Bête remonte au XVIIIe siècle. En 1740, plus précisément, date à laquelle Gabrielle de Villeneuve publia une version de La Belle et la Bête. Citons la BnF :

« Inspiré d’un conte d’Apulée, La Belle et la Bête raconte une histoire de rédemption par l’amour sur fond de rivalités entre fées et propose des réflexions très fines sur l’amour, les liens familiaux et toutes les formes de pouvoir. L’ouvrage rencontre un vif succès. »

Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, veuve de Jean Baptiste de Gaalon de Barzay, seigneur de Villeneuve, manquait de ressources et se lança donc dans la carrière littéraire. Selon Wikipédia, « elle aurait entendu ce conte (dont une version antérieure datait de Straparola) de la bouche d’une femme de chambre alors qu’elle était en voyage pour l’Amérique. Elle le fit paraître en 1740 dans un recueil intitulé La Jeune Américaine et les contes marins« .

Le conte de Madame de Villeneuve n’est disponible dans Gallica que dans une réédition de 1786, correspondant au vingt-sixième tome du Cabinet des Fées, collection de recueils de contes de fées. Je n’ai donc pas pu lire directement La Jeune Américaine et les contes marins. Ce récit de près de deux cent pages (dans la version Gallica) est beaucoup plus long que la version de Mme Leprince de Beaumont, qui fit la célébrité du conte. J’en proposerai sans doute un compte-rendu quand j’en aurai terminé la lecture…

La version de Madame Leprince de Beaumont

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont est généralement considérée comme l’auteur de La Belle et la Bête, même si l’on a vu que des versions antérieures existaient. D’après la BnF, elle rendit célèbre le conte en en proposant une version abrégée et adaptée aux enfants. Le texte parut en 1757 dans Le Magasin des enfants. Le texte disponible dans Wikisource est celui d’une réédition parue au début du dix-neuvième siècle : c’est cette édition-là, beaucoup plus agréable à lire à l’écran qu’un fac-similé de Gallica, que j’ai utilisée pour le quiz proposé il y a quelques jours. Dans ce qui suit, les passages soulignés correspondent aux réponses du quiz.

Dans cette version, l’héroïne, belle comme le jour, est la fille d’un honnête marchand (et non d’un inventeur comme c’est le cas dans la version Disney). Il s’agit d’une famille nombreuse, Belle ayant des frères et des sœurs. Les sœurs ont du mal à s’habituer à la vie plus simple que doit désormais mener le marchand, tandis que la Belle a su s’adapter. Aussi ne réclame-t-elle à son père rien d’autre qu’une rose, là où ses sœurs ont exigé des présents beaucoup plus coûteux.

Perdu dans la forêt, le vieux marchand s’abrite dans un château qu’il ne sait pas encore être celui de la Bête. Bien entendu, il n’y a dans ce château ni chandelier qui parle, ni horloge à l’humeur exécrable. Le marchand aurait pu partir en paix, s’il n’avait eu l’idée de cueillir une rose pour sa fille. La Bête laisse partir le vieil homme à condition qu’il promette de revenir ou d’échanger sa place avec une de ses filles. Il s’agit, là encore, d’une différence avec la version Disney, où Belle retrouve d’elle-même son père grâce au cheval Philibert.

Chez Disney, la Bête donne à la Belle un miroir permettant de voir à distance son pauvre père. Mais chez Mme Leprince de Beaumont, c’est une bague qui lui est offerte. Cet anneau magique permet de se réveiller à l’endroit souhaité après son sommeil.

De même, chez Disney, la Bête est blessée pour avoir sauvé la Belle des griffes des loups. Mais chez Mme Leprince de Beaumont, si la Bête est presque morte quand Belle revient à lui, c’est parce qu’elle l’a laissé trop longtemps seul, et qu’il se laissait mourir de tristesse, persuadé que la Belle ne l’aimait pas et qu’elle ne reviendrait jamais le voir.

Dans le film avec Emma Watson, les scénaristes ont ajouté un élément qui ne se trouvait pas dans le dessin animé : la Belle, accompagnée de la Bête, utilise le miroir magique pour visiter la maison que ses parents occupaient quand elle n’était encore qu’un bébé. Elle comprend alors la raison de la mort de sa mère, que son père lui avait cachée afin de la préserver : elle était morte de la peste. J’ai pu vérifier que ce détail n’a pas été emprunté à la version de Mme Leprince de Beaumont. C’est sans doute un ajout des scénaristes, à moins qu’ils ne se soient inspirés de la version longue de Mme de Villeneuve, que je n’ai pas encore lue.

Pour conclure

On voit ainsi combien les contes ont une longue histoire, comment ils se transmettent de génération en génération, avec de subtiles modifications. De l’histoire d’Éros et Psyché à celle de La Belle et la Bête, en passant par L’Âne d’Or et Le Roi Porc, ces contes nous apprennent à distinguer la beauté physique et la beauté extérieure, le règne des apparences et la profondeur de la vérité. Surtout, ils font l’éloge de la bonté, de la fidélité et de l’amour.

 

 

 

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