Des Fleurs du Mal, on présente généralement toujours les mêmes poèmes : « L’Albatros », « À une passante », « La Chevelure », « Une Charogne »… Depuis que ce blog existe, j’essaie de vous faire découvrir des poèmes moins connus de ce recueil fondateur de la poésie moderne. Le poème intitulé « Le Revenant » est un sonnet qui se situe vers la fin de la section « Spleen et Idéal ». Le choix de l’octosyllabe inscrit une certaine légèreté dans la promesse macabre du « Revenant » adressée à la femme aimée.
LE REVENANT
Comme les anges à l’œil fauve,
Je reviendrai dans ton alcôve
Et vers toi glisserai sans bruit
Avec les ombres de la nuit ;
Et je te donnerai, ma brune,
Des baisers froids comme la lune
Et des caresses de serpent
Autour d’une fosse rampant.
Quand viendra le matin livide,
Tu trouveras ma place vide,
Où jusqu’au soir il fera froid.
Comme d’autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l’effroi.
Charles BAUDELAIRE, « Le Revenant »,
dans Les Fleurs du mal (1857),
Poulet-Malassis et de Broise, 1857 (p. 166-167),
via Wikisource.
Le thème du revenant
Le fait que Charles Baudelaire choisisse de faire intervenir un revenant, autrement dit un fantôme, dans son poème, ne doit pas étonner. Cela est cohérent, d’abord, avec l’époque, éprise de romantisme et de fantastique. Cela correspond, en outre, à l’esthétique même des Fleurs du Mal, dont les sujets de prédilection s’écartent des valeurs admises du bon goût : on pensera au célèbre poème de la « Charogne », par exemple. On pourrait citer aussi « La fontaine de sang », particulièrement riche en hémoglobine. Les Petits Poèmes en Prose font intervenir, eux aussi, le fantastique, et notamment l’image du Diable.
Ce « revenant » est le personnage principal du poème. Il est celui qui dit « je », et occupe ainsi la fonction de narrateur. Or, en poésie plus encore que dans le roman, on a tendance à identifier le « je » avec le poète lui-même, même s’il s’agit de deux instances bien distinctes. Le fait de dire « je » n’a jamais voulu dire que ce « je » était l’exact reflet de la personne réelle du poète, mais l’emploi de ce pronom instaure de fait une situation de communication où l’auteur fait mine de parler en son nom propre. Bref, ici, on peut dire que le poète parle comme s’il était un revenant, un fantôme.
De fait, ici, tout un champ lexical renvoie à l’univers du fantôme. Le futur « Je reviendrai » correspond bien sûr à ce que l’on sait de tout ectoplasme, à savoir qu’il revient hanter les siens après sa mort, d’où le nom même de « revenant ». La situation temporelle, « avec les ombres de la nuit », instaure une atmosphère lugubre. Le froid, la comparaison avec la lune, la métaphore du serpent, animal diabolisé par la Bible, et jusqu’au terme final d’ « effroi », sont autant d’éléments qui inscrivent le registre de la peur.
Une promesse terrible
Les verbes de ce poème sont, pour la plupart, au futur. Et ils sont adressés à la femme aimée. En effet, l’acte de langage accompli par ce poème, c’est la promesse. Le fantôme-narrateur promet de revenir hanter la femme aimée : « Je reviendrai », « je glisserai vers toi », « je te donnerai […] des baisers ». Une telle promesse résonne comme une menace, quand on sait que celui qui la profère est un fantôme. L’intention du fantôme est explicite : « Moi, je veux régner par l’effroi ». Le revenant veut régner sur la femme aimée, la dominer complètement par la terreur.
Une légèreté sensuelle
Malgré cet univers lugubre, malgré cette promesse terrible, on ne peut pas dire que le poème fasse peur. Il ne faut pas oublier que, derrière le fantôme qui s’adresse à la femme aimée, il y a aussi et surtout le poète qui s’adresse au lecteur. En somme, il ne faut pas prendre cette histoire au premier degré. Le lecteur est en connivence avec le poète, qui joue avec les topoï du fantastique. Pour le dire autrement, le lecteur sait très bien qu’il n’y a pas de réel fantôme, et ce n’est pas à lui, de toute manière, que s’adresse la menace. Aussi le poème a-t-il quelque chose de jouissif, qui réside dans sa légèreté sensuelle.
De fait, le choix des octosyllabes, plutôt que des alexandrins, justifie le fait de parler d’une certaine légèreté. La brièveté relative du vers autorise un plus fréquent retour de la rime, pour un résultat dès lors ressenti comme plus musical que s’il s’était agi d’alexandrins. La sensualité est inscrite par l’espace feutré de « l’alcôve », par le vocatif « belle brune », par le lexique de la furtivité (« sans bruit ») et de l’effleurement (se glisser, « caresses »).
On peut lire le poème comme une parodie de chanson d’amour, la dimension parodique résidant dans l’inversion des stéréotypes. Au lieu de promettre de choyer la femme aimée, le narrateur promet de la terroriser, de la hanter chaque nuit, de la couvrir de « baisers froids comme la lune ». Si le poème commence par une comparaison positive aux « anges », il dévoile progressivement un univers en tout opposé à ce que cette comparaison première pouvait laisser attendre. L’horizon d’attente du poème d’amour est ainsi brisé, au profit d’une jubilatoire promesse de cruauté.
Cette inversion des stéréotypes de la lettre d’amour se retrouve dans le premier tercet, où le narrateur-fantôme promet d’avoir déserté le lit conjugal au petit matin. En faisant rimer « livide » avec « vide », Baudelaire rappelle que les fantômes n’ont aucune consistance. Aucune chaleur humaine ici, donc. Les « caresses » du fantôme ne préludent à aucune relation chaleureuse, ni à aucune forme de réconfort. La femme aimée est ici seulement visitée de nuit, pour se retrouver seule au matin, dans le « froid » et « l’effroi ».
L’inversion des valeurs traditionnelles
Le dernier tercet révèle l’endroit où voulait en venir Baudelaire : sa fable fantastique avait pour but d’illustrer une inversion des valeurs traditionnelles. N’oublions pas que le recueil s’appelle Les Fleurs du Mal : l’un de ses enjeux est de prendre le contre-pied de la morale bourgeoise, et de faire ainsi l’éloge du mal, considéré comme davantage jouissif que le bien. Foin de la « tendresse », le narrateur veut régler par « l’effroi ». Le poète exprime ici un fantasme de domination par la peur, avec un zeste de cruauté qui peut rappeler celle de « Une charogne ». Il me semble que, dans ce poème, le lecteur est invité à se ranger davantage du côté du narrateur-fantôme que de la femme aimée. C’est là que se situe la dimension subversive du poème.
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J’aime bien ce petit sonnet, simple, sans surcharge stylistique, mais néanmoins fort savoureux, en ce qu’il inscrit une brève fiction, qui reprend les codes du fantastique, où le « je » devient fantôme. La parole de séduction se teinte, par ce fait même, de cruauté. Loin d’une déclaration d’amour, le poète-fantôme n’offre qu’effroi à la femme aimée, détournant de façon parodique le motif de la promesse amoureuse. Le fantôme ne promet pas d’aimer, mais de revenir hanter. C’est parce qu’il imprime à la cruauté une dimension jubilatoire que le poème se montre subversif.
J’espère que vous avez, vous aussi, apprécié ce poème. N’hésitez pas à parcourir les autres articles consacrés à Baudelaire. Comme toujours, vous pouvez réagir dans l’espace des commentaires. Et n’hésitez pas à le faire circuler sur les réseaux !
