« Déjà ! » de Charles Baudelaire


Si Charles Baudelaire déploie son génie dans Les Fleurs du Mal, il nous offre une autre facette de sa poésie avec Le Spleen de Paris, ses fameux Petits poèmes en prose avec lesquels le poète donne ses lettres de noblesse à ce genre paradoxal. Je voudrais aujourd’hui, en guise d’introduction à ce recueil, vous parler de l’un des poèmes, qui n’est sans doute pas le plus connu, mais qui, nous l’allons voir, ne manque pas d’être fort intéressant.

La poésie en prose, une drôle d’idée

Pour nous, hommes et femmes du vingt-et-unième siècle, le fait que la poésie puisse s’écrire en prose ne doit pas nous étonner outre mesure. En effet, maints poètes actuels se passent du vers pour mettre en œuvre leur poésie, et cela fait bien longtemps que le vers, fût-il libre, n’est plus considéré comme un critère définitoire de la poésie.

Charles Baudelaire, par Carjat (Wikimedia Commons)

Mais au XIXe siècle, une telle idée n’allait pas de soi. Aussi y a-t-il incontestablement une part de provocation, de la part de Baudelaire, à intituler son ouvrage Petits poèmes en prose. N’oublions pas que le recueil des Fleurs du Mal était déjà considéré comme subversif à l’époque, au point qu’un retentissant procès en a fait condamner certaines pièces.

Au-delà de cette provocation, il s’agit aussi et surtout pour Baudelaire de revisiter ses thèmes favoris d’une façon plus libre, plus légère, affranchie du corset du vers. La prose autorise l’apparition d’une dimension narrative, la relation d’anecdotes et de petites histoires, qui finissent par constituer un portrait vivant de Paris.

L’ouvrage, qui se veut un « pendant » aux Fleurs du Mal (l’expression est de Baudelaire lui-même), n’en est cependant pas tout à fait le symétrique, dans la mesure où ils n’ont pas la même ambition. Baudelaire profite de la liberté de la prose pour délivrer une poésie fort savoureuse, plus haute en couleurs et en variété de ton, où défilent les vitriers, les petites vieilles, les « éclopés de la vie », les pauvres, les enfants, dans un Paris plus saisissant que nature.

« Déjà ! » est le trente-quatrième poème de l’ensemble, qui en compte cinquante. Il évoque des voyageurs partis en mer en bateau, qui désespèrent de voir enfin la terre. Cette situation peut faire penser, comme le rappelle Jean-Luc Steinmetz dans ses notes de bas de page, au voyage de Baudelaire vers les îles Maurice et Bourbon en 1841. Mais, plus fondamentalement, le poème construit la figure du poète par opposition à la foule qui l’entoure…

Voici, donc, le poème :

Cent fois déjà le soleil avait jailli, radieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu’à peine apercevoir ; cent fois il s’était replongé, étincelant ou morose, dans son immense bain du soir. Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler l’autre côté du firmament et déchiffrer l’alphabet céleste des antipodes. Et chacun des passagers gémissait et grognait. On eût dit que l’approche de la terre exaspérait leur souffrance. « Quand donc », disaient-ils, « cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé par un vent qui ronfle plus haut que nous ? Quand pourrons-nous digérer dans un fauteuil immobile ? »

Il y en avait qui pensaient à leur foyer, qui regrettaient leurs femmes infidèles et maussades, et leur progéniture criarde. Tous étaient si affolés par l’image de la terre absente, qu’ils auraient, je crois, mangé de l’herbe avec plus d’enthousiasme que les bêtes.

Enfin un rivage fut signalé ; et nous vîmes, en approchant, que c’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toute sorte, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits.

Aussitôt chacun fut joyeux, chacun abdiqua sa mauvaise humeur. Toutes les querelles furent oubliées, tous les torts réciproques pardonnés ; les duels convenus furent rayés de la mémoire, et les rancunes s’envolèrent comme des fumées.

Moi seul j’étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront !

En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu’à la mort ; et c’est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : « Enfin ! » je ne pus crier que : « Déjà ! »

Cependant c’était la terre, la terre avec ses bruits, ses passions, ses commodités, ses fêtes ; c’était une terre riche et magnifique, pleine de promesses, qui nous envoyait un mystérieux parfum de rose et de musc, et d’où les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure.

Un poème, un récit

On peut commencer par mettre en évidence la dimension narrative du poème, dans la mesure où il s’agit d’une particularité du poème en prose qui structure l’ordonnancement du poème.

Les phases du récit

Le poème se présente comme un bref récit, dans lequel se succèdent plusieurs étapes, et donc une chronologie :

  1. Le poète et ses compagnons de voyage sont en mer. Les voyageurs se désespèrent de voir la terre.
  2. Un rivage apparaît.
  3. Joie des voyageurs et tristesse du narrateur.

On le voit, la trame narrative est extrêmement simple. Il y a une situation initiale, un élément perturbateur, une situation finale, mais pas de péripéties. C’est que le récit baudelairien reste un poème dont la finalité n’est pas de raconter une histoire, mais d’être le support d’une vision poétique du monde.

De l’anecdote au mythe

Pour une part, on peut sans doute considérer que ce récit constitue une simple anecdote à caractère autobiographique, avec bien sûr toutes les libertés que le poète est en droit de s’autoriser quant à la véracité des faits. On notera d’ailleurs le caractère parfois trivial du propos. Il y a quelque chose de foncièrement prosaïque à citer en discours direct les râleries des passagers agacés par un long voyage.

Mais au-delà, on peut remarquer qu’il y a quelque chose d’édifiant dans ce récit qui adopte aussi quelque peu les allures du mythe. Il suffit de relire les premiers mots pour s’en rendre compte : « Cent fois déjà le soleil avait jailli… » Cette entrée en matière grandiloquente efface toute précision de temps et de lieu, si bien que le voyage réel se hausse à la hauteur d’un périple mythique. Les voyageurs isolés de toute mer font penser, toutes proportions gardées, à des Noé perdus au milieu de l’océan d’après le déluge. Les références à la voûte étoilée, à « l’alphabet céleste des antipodes », au-delà de simplement indiquer que le voyage se situe dans l’hémisphère austral, replacent aussi les voyageurs dans l’immensité de l’univers. Bref, le voyage a quelque chose de l’épopée et du mythe.

Le poète et ses compagnons

Dans ce contexte, la figure du poète apparaît en constant décalage par rapport à la foule des voyageurs, laquelle est présentée comme une masse bruyante et bête.

Une foule capricieuse et versatile

Baudelaire n’a de cesse de représenter ses compagnons de voyage sous un jour dépréciatif. Ils ne font que se plaindre : « Chacun des passagers gémissait et grognait ». Ce rythme binaire insiste sur des bruits qui pourraient être ceux d’animaux. La comparaison avec le règne animal apparaît, de fait, un peu plus loin : « Tous étaient si affolés par l’image de la terre absente, qu’ils auraient, je crois, mangé de l’herbe avec plus d’enthousiasme que les bêtes. » Autrement dit, Baudelaire dit que ses compagnons de voyage sont des veaux.

On notera que les préoccupations des passagers sont strictement matérielles. Ils veulent un sol qui ne tangue pas, une nourriture plus variée, un fauteuil confortable.

La focalisation interne marquée par les mots « Il y en avait qui pensaient à leur foyer » aurait pu donner lieu à l’évocation de pensées nostalgiques, à des souvenirs joyeux, voire à des sentiments sublimes, mais non ! Baudelaire ne s’en sert que pour rappeler que leurs épouses sont « infidèles et maussades » et leur progéniture « criarde ».

Ainsi, le poète ne communie absolument pas avec ses compagnons, ni dans l’infortune, ni dans la joie. Nous sommes bien loin de « mon semblable, mon frère » ! Aussi les cris d’allégresse des voyageurs lorsque la terre approche paraissent-ils marquer l’inconstance des personnages qui, quelques secondes plus tôt, se querellaient.

Le poète, cet éternel incompris

En opposition à cette foule indifférenciée, foncièrement matérialiste et vulgaire, le poète apparaît comme un éternel incompris. De façon significative, le paragraphe commence par « Moi seul » :

Moi seul j’étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront !

Le redoublement du « moi » par « seul », la répétition de l’adjectif « triste » appuyée par l’adverbe « inconcevablement », soulignent l’irrémédiable singularité du poète. C’est un moyen de faire apparaître la figure du poète comme un être d’exception. La comparaison avec le « prêtre » va dans le même sens : comme le prêtre, le poète est en contact avec une réalité autre que bassement matérielle.

Ce n’est pas un hasard si ce paragraphe est très dense stylistiquement. C’est ici que le poète exprime sa propre vision de la mer. Celle-ci présente une profondeur, un degré de nuances, dont les compagnons de voyage sont incapables. On notera l’oxymore « monstrueusement séduisante », puis, un peu plus loin, celui de « effrayante simplicité ». En rapprochant des termes qui, pour l’homme du commun, ne s’apparient que très difficilement, le poète souligne l’originalité de sa propre vision des choses.

Pour l’homme du commun, la mer n’est qu’un grand amas d’eau, alors que pour le poète, elle recèle tout un univers. Il y aurait beaucoup à dire sur le rythme de cette phrase, longue et exaltée, qui fait de la mer le réceptacle de tous les états d’âme de l’univers. On notera simplement ici le rythme quaternaire « par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires », qui contribue à l’ampleur de la phrase, et qui fait plus que personnifier la mer, qui en fait une vivante divinité naturelle ; suivi du double rythme ternaire « les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront ! »

Alors, oui, c’est grandiloquent, c’est emphatique, et c’est beau. Baudelaire voit tout un monde dans le reflet de la mer, miroir de l’infini. Jean-Luc Steinmetz, dans ses notes, signale avec raison le rapprochement possible avec « L’homme et la mer », dans Les Fleurs du Mal, dont je proposais un petit commentaire il y a quelque temps, et avec le « Confiteor de l’artiste », qui est pour moi l’une des plus belles pièces du Spleen de Paris.

Je trouve que c’était une idée de génie de synthétiser la différence irrémédiable du poète d’avec ses semblables avec deux mots dissylabiques : aux « Enfin ! » de la foule répond le « Déjà ! » du poète. On ne pouvait dire plus brièvement l’abîme qui sépare le poète de ses contemporains.

Éloge de la terre, malgré tout

Mais Baudelaire n’est pas schématique. S’il prend, contre ses compagnons, le parti de la mer, il ne rejette pas pour autant les promesses de la terre. À deux reprises, il fait l’éloge de cette terre qui s’ouvre devant les voyageurs. Citons ces deux passages, qui décrivent la terre en des termes assez semblables.

Enfin un rivage fut signalé ; et nous vîmes, en approchant, que c’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toute sorte, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits.

Cependant c’était la terre, la terre avec ses bruits, ses passions, ses commodités, ses fêtes ; c’était une terre riche et magnifique, pleine de promesses, qui nous envoyait un mystérieux parfum de rose et de musc, et d’où les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure.

C’est un vrai paradis, un « pays de Cocagne », que nous décrit ici Baudelaire. On pense à l’Invitation au voyage, célèbre poème des Fleurs du Mal, où « tout n’est qu’ordre et beauté, / luxe, calme et volupté ». On pense aussi à « Parfum exotique », où le poète décrit la vision d’une île merveilleuse d’où arrive « le parfum des verts tamariniers ». On peut noter la synesthésie des visions, des odeurs et des parfums qui se mêlent pour créer cette image délicate, presque voluptueuse, d’un petit coin de paradis où tout abonde et où il n’y a rien d’autre à faire que de jouir de l’existence.

*

J’espère, par ce bref commentaire, vous avoir convaincu des qualités de ce poème qui, bien qu’il soit en prose, relève indéniablement de la poésie, et d’une grande poésie. N’hésitez pas à vous plonger dans Le Spleen de Paris, c’est un recueil qui mérite vraiment d’être lu. Vous y découvrirez un autre Baudelaire, plus simple et naturel que celui des Fleurs du Mal, mais non moins grand.

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