Parler de ce qui n’existe pas

Les langues ont ceci de merveilleux qu’elles permettent de parler de la diversité du monde réel, dans toutes ses formes et ses nuances, mais aussi d’instaurer un monde virtuel, qui n’a d’autre existence que verbale. Le langage, volontiers, se prête à la fiction, aux hypothèses, aux jeux d’imagination, aux doutes… Je voudrais aujourd’hui explorer avec vous les moyens dont dispose la langue française pour évoquer ce qui n’existe pas, en centrant mon exposé sur la capacité des verbes à désigner des actions qui n’ont jamais eu lieu (et n’auront jamais lieu). Ce sera une occasion de parler de conditionnel, de subjonctif, d’infinitif, notamment, d’une manière sans doute un peu différente des présentations plus scolaires. Le but de cet article est de montrer en quoi la langue française ne saurait se contenter du seul mode indicatif.

1. La ligne du temps

Il est simple de considérer les temps verbaux comme autant de moyens de situer des actions sur l’axe du temps, que l’on peut représenter comme une ligne :

On considère ainsi que le temps peut se représenter comme un axe. Sur cet axe, du moment que l’on se donne un repère correspondant au moment de l’énonciation, il est possible de définir comme relevant du passé ce qui s’est situé avant cet instant T, et comme relevant du futur ce qui se situe après cet instant T.

1.1 Le futur, un réel en pointillés

Vous noterez que j’ai tracé en pointillés la demi-droite correspondant au futur. C’est qu’il est difficile de considérer que le futur a une existence réelle : de très nombreux imprévus peuvent, à tout moment, faire en sorte que l’issue escomptée n’advienne jamais, ou se déroule de toute autre manière que ce qui avait été imaginé. Parler du futur, c’est donc déjà, en soi, parler de ce qui n’existe pas. Cependant, le choix de l’indicatif futur traduit l’intention du locuteur de marquer sa certitude que l’action évoquée adviendra effectivement.

(1) Sophie ira au théâtre à vingt heures.

Dans l’énoncé qui précède, le locuteur affirme sa certitude que Sophie ira au théâtre à vingt heures : il n’y a aucun doute là-dessus. On peut noter cependant qu’il suffit d’ajouter des éléments adverbiaux pour modaliser un tel propos, afin d’indiquer une certitude partielle. C’est ainsi que l’on peut dire :

(2) Sophie ira peut-être au théâtre à vingt heures.
(3) Sophie ira sans doute au théâtre à vingt heures.

Les exemples (2) et (3) traduisent un degré de certitude moins élevé que dans l’exemple (1). Toutefois, le choix du mode indicatif inscrit malgré tout l’événement évoqué dans le champ d’un réel envisageable.

1.2 La négation évoque-t-elle ce qui n’existe pas ?

Avant d’aborder ce qui concerne proprement l’irréel, je voudrais répondre à cette question: la phrase négative permet-elle de parler de ce qui n’existe pas ? Eh bien, oui et non. Oui, parce qu’en effet, lorsque je parle à la forme négative, je parle de quelque chose dont je nie la réalité. Mais également non, dans la mesure où, en réalité, j’affirme qu’il est réel de dire que les choses ne sont pas ainsi. Peut-être faut-il un exemple pour clarifier :

(4) Sophie n’ira pas au théâtre à vingt heures.

La forme négative permet d’affirmer la certitude selon laquelle Sophie n’ira pas au théâtre. Certes, ce faisant, on désigne une action qui n’aura jamais lieu (aller au théâtre), mais on reste dans l’ordre du réel, de la certitude. La réalité est que Sophie n’ira pas au théâtre.

2. Une (ou des ?) réalité(s) parallèle(s)

Le fait est qu’il y a des énoncés que l’on ne peut pas placer sur l’axe du temps. Ils ne correspondent pas à une action qui se déroule, qui s’est déroulée ou qui se déroulera. Quelques exemples :

(5) Si je gagnais au Loto, j’arrêterais de travailler.
(6) S’il m’avait écouté, cela ne serait pas arrivé.
(7) Elle veut que tu prennes tes médicaments.

S’il fallait situer ces événements sur un schéma, comment s’y prendrait-on ? Les exemples (5) et (6) évoquent une réalité alternative, un monde différent du nôtre où les choses se passent différemment. L’exemple (7) renvoie à une action qui est également non réelle, mais qui est, cette fois-ci, de l’ordre du souhait. Pour représenter schématiquement de tels événements, il me semble nécessaire d’invoquer une réalité parallèle, un peu comme dans les romans de science-fiction. À l’axe du temps réel, s’ajoute donc un axe du temps irréel :

Sur cet axe irréel, pourra prendre place tout ce qui ne s’est jamais déroulé et ne se déroulera jamais : ce qui aurait pu se passer, ce qui pourrait se passer dans certaines conditions, ce que l’on voudrait qu’il se passe, ce que l’on craint qu’il se passe, ce que l’on craignait qu’il se passât…

Dès lors que l’on aborde cet univers parallèle, le mode indicatif ne saurait suffire. Comme vous avez pu vous en rendre compte, les exemples (5), (6) et (7) ont eu recours au conditionnel et au subjonctif. Ces deux modes (même si le conditionnel n’est plus considéré comme un mode) ont en effet le point commun de permettre d’évoquer des actions qui « n’existent pas » (pour reprendre la formulation volontairement large qui me sert de problématique). Pour cette raison, il me semble pertinent, jusqu’à un certain point, de les associer. Mais ils n’en ont pas moins des significations et des usages syntaxiques différents, que nous allons détailler.

3. Qu’est-ce qu’un mode ?

Généralement, dans le parcours scolaire d’un élève, la notion grammaticale de mode est loin d’être introduite tôt. Cela est logique : dans un premier temps, l’élève n’en a pas besoin. Les phrases qu’on lui demande d’analyser correspondent toutes à l’évocation d’événements réels (passés, présents, ou futurs). Le professeur se bornera à corriger, dans les écrits de l’enfant, les formes verbales non encore apprises, sans bien sûr lui reprocher quoi que ce soit. C’est précisément lorsqu’il s’agit d’aborder « ce qui n’existe pas » que l’on se rend compte que les temps de l’indicatif ne suffisent plus, et c’est alors le bon moment d’introduire la notion de mode.

La commode de l’indicatif
(Image réalisée à partir d’un clipart libre trouvé sur Pixabay)

Qu’est-ce donc qu’un mode ? On peut retenir la définition de la Grammaire méthodique du français : « Les modes constituent des cadres de classement qui regroupent chacun un certain nombre de formes verbales » (p. 510). Comme je l’ai déjà indiqué dans un précédent article, les grammairiens d’aujourd’hui parlent de tiroirs verbaux pour désigner les différents temps disponibles dans la conjugaison française. Eh bien, si l’on voulait filer la métaphore, on pourrait dire que ces tiroirs verbaux sont rangés dans des buffets ou des commodes.

Je rappelle que, comme je l’ai déjà indiqué dans un article précédent, le conditionnel est désormais considéré comme un tiroir de la grande commode de l’indicatif. Bien des verbes au conditionnel renvoient en effet à des actions qui peuvent sans problème être placées sur le premier axe, celui du réel. Nous verrons cependant que le conditionnel permet aussi de parler de l’irréel.

La langue française comporte cinq modes, trois modes personnels et deux modes non personnels :

  • l’indicatif est le mode qui a le plus de tiroirs, il « possède le système temporel le plus complet » comme le dit très bien la Grammaire méthodique du français ;
  • le subjonctif a moins de tiroirs, il ne possède pas en particulier de futur ;
  • l’impératif est également pauvre en tiroirs, il ne possède en outre ni la première personne du singulier, ni les troisièmes personnes du singulier et du pluriel.
  • l’infinitif et le participe (auquel on associe le gérondif) sont des « modes impersonnels et intemporels », ils ne se conjuguent pas.

4. Utiliser les modes et les tiroirs verbaux pour « parler de ce qui n’existe pas »

Je voudrais commencer cette quatrième partie par un petit avertissement : il ne s’agit pas ici de détailler exhaustivement la totalité des emplois sémantiques et syntaxiques des différents modes et tiroirs verbaux. Il me faudrait, pour cela, quasiment recopier un chapitre entier de manuel de grammaire, ce qui n’aurait guère d’intérêt. Mon intention est de m’en tenir à la problématique de départ, à savoir de recenser toutes les constructions verbales qui permettent de « parler de ce qui n’existe pas ». Le choix de cette problématique tient à la volonté de proposer un contenu qui diffère quelque peu de ce que l’on peut trouver ailleurs. Le but final de cet article est de montrer pourquoi l’indicatif ne suffit pas à la langue française, et de mettre en évidence l’utilité des autres modes.

4.1 Les limites de l’indicatif

Je voudrais éviter de laisser croire que l’indicatif ne peut pas du tout s’aventurer dans cette dimension parallèle qu’est « ce qui n’existe pas ». Quelques exemples…

(8) Ah ! S’il savait !
(9) Il se sera trompé de train…

Comme le montrent les exemples (8) et (9), l’imparfait et le futur antérieur peuvent permettre de parler d’événements qui n’ont d’autre existence que théorique, qui ne sont pas attestables comme des faits.

L’exemple (8) se situe dans le domaine de l’hypothèse : le fait de savoir ne peut pas être placé sur l’axe du temps réel. L’emploi de l’imparfait ne renvoie pas ici à un événement passé, mais à un événement imaginé, supposé. Il s’agit d’une expérience de pensée, non de la réalité. On voit donc que l’imparfait de l’indicatif est tout à fait capable d’évoquer « ce qui n’existe pas ».

L’exemple (9) est au futur antérieur. Ici, ce temps n’indique pas simplement l’antériorité par rapport au futur simple, comme dans la phrase : Tu pourras manger le dessert quand tu auras fini tes épinards. Non, ici, le futur antérieur exprime une supposition qui porte sur le passé, mais un passé incertain, imaginé, supposé, donc non plaçable sur l’axe du temps réel. Il n’y a pas de moment attesté où il s’est trompé de train, on émet l’hypothèse qu’il s’est peut-être trompé de train, mais cet événement n’a peut-être jamais eu lieu ailleurs que dans notre imagination. Nous sommes donc bien dans le champ de « ce qui n’existe pas ».

Il faut ici rappeler ce que j’ai dit plus haut, à savoir que le futur est de toute manière de l’ordre de « ce qui n’existe pas ». On fera toutefois la différence entre le futur donné comme certain, et les différentes modalisations adverbiales qui permettent de parler d’un futur éventuel, possible, probable, qui, elles, rentrent plus nettement dans le champ de « ce qui n’existe pas ».

Pour en finir avec l’indicatif, il faut enfin faire un sort aux énoncés qui relèvent de la fiction. Des phrases comme Le dragon cracha un torrent de flammes (passé simple), Le monstre avait cinq têtes (imparfait), ou encore Je dessine un carré à cinq côtés (présent). Ces énoncés décrivent tous des univers fictionnels, ils ne sauraient correspondre au monde réel. Cependant, la réalité fictionnelle est une (autre) forme de réalité. Le lecteur qui veut prendre du plaisir à la lecture d’un roman, réaliste ou fantastique, doit accepter de considérer les faits décrits comme « réels dans l’univers fictionnel ». Autrement dit, d’un point de vue strictement grammatical, nous ne sommes pas ici dans le champ de « ce qui n’existe pas ». Les faits sont présentés comme relevant du réel, même s’il s’agit d’une réalité autre que la réalité extralinguistique.

Somme toute, le mode indicatif n’est pas celui qui permet le mieux de « ce qui n’existe pas », puisque sa définition traditionnelle est précisément de présenter les énoncés dans leur réalité (GMF, p. 511).

4.2 Parler de « ce qui n’existe pas » au conditionnel

Le conditionnel est un tiroir de l’indicatif qui correspond, dans ses usages temporels, à « un futur vu à partir d’un moment du passé » (GMF, p. 555). Dans ces usages-là, sa capacité d’évoquer « ce qui n’existe pas » me semble comparable à celle du futur : dès lors qu’on se projette vers l’avenir, il y a, de toute manière, au moins une petite dose d’incertitude, et la présence d’une certaine part d’imagination. On notera toutefois que la certitude peut être absolue, et placer résolument le verbe dans le champ du réel : on peut citer un exemple donné par la GMF et issu de Balzac, « Je savais que vous arriveriez ». Ici, aucune incertitude, aucune hypothèse, le conditionnel a une pure valeur temporelle et nous sommes dans le champ de ce qui existe.

Ce sont donc surtout les valeurs modales du conditionnel qui vont nous intéresser.

• Le conditionnel et l’hypothèse

Quelques exemples, expliqués par des schémas, valent mieux que de longs discours.

(10) Si j’étais riche, je voyagerais souvent.

Le fait d’être riche ne se situe pas dans la réalité. Il ne peut donc être placé sur l’axe du réel. Il s’agit d’une situation imaginaire, souhaitée mais non réelle. La personne qui parle dans le présent se projette dans l’imaginaire : c’est pourquoi j’ai tracé une flèche rouge qui marque la projection sur l’axe de l’irréel.

Le fait de voyager souvent correspond à une conséquence du fait d’être riche. Être riche est une condition pour voyager souvent. « Voyager souvent » se place donc soit en même temps, soit après le fait d' »être riche ». C’est pourquoi nous l’avons associé à une demi-droite qui, sur l’axe de l’irréel, part du présent pour aller vers le futur.

Autre exemple :

(11) S’il m’avait parlé, je l’aurais aidé.

Dans l’exemple (11), la personne qui parle imagine un passé qui n’a pas eu lieu. Il s’agit en somme de réécrire l’histoire des faits en imaginant que les choses aient pu se passer autrement. L’hypothèse « s’il m’avait parlé » ne peut donc être placée sur l’axe du temps réel, il faut donc la situer dans cette dimension parallèle que nous avons baptisée, pour faire simple, « l’irréel ». La proposition principale « je l’aurais aidé » correspond à une conséquence qui serait advenue si l’hypothèse avait été vérifiée. Il faut donc la placer, dans la chronologie, après le fait d’avoir parlé, mais toujours dans le passé.

La Grammaire méthodique du français distingue entre potentiel et irréel, mais que le procès soit (ou ait été) possible ou non ne change rien au fait qu’il relève de « ce qui n’existe pas », de ce qui n’a pas eu lieu, de cette réalité parallèle qui n’est pas la nôtre. Dans les deux cas, nous sommes donc dans le champ de notre problématique. Il s’agit là d’une distinction essentiellement sémantique, puisqu’il n’y a pas en français de marqueur grammatical spécifique de l’un ou de l’autre, sauf bien entendu lorsqu’on n’utilise pas le conditionnel, ce qui nous place nécessairement dans le potentiel (Si tu viens, je serai content).

Le conditionnel a d’autres emplois qui, tous, tendent à nous faire sortir de l’axe temporel réel :

  • les demandes polies (Je voudrais…) utilisent le conditionnel pour atténuer la demande en la faisant passer pour irréelle ;
  • le conditionnel exprime aussi l’éventualité ou l’information incertaine : Le suspect aurait agi avec un complice. Le conditionnel marque ici le fait que l’on hésite sur l’axe temporel à choisir : axe réel ou axe irréel ?
  • il peut signifier aussi l’imaginaire : Je serais Robin des Bois (exemple fourni par la GMF) ;
  • il se rencontre aussi dans l’interrogation oratoire : Moi, j’aurais fait cela ? Le locuteur s’indigne ici qu’on ait pu penser une telle chose. Il veut dire « je n’ai pas fait cela ».

4.3 Le subjonctif

Il y aurait beaucoup à écrire sur le subjonctif, qui est utilisé dans beaucoup de situations différentes. Mon intention n’est pas ici de présenter un résumé exhaustif sur les emplois du subjonctif, ce qui reviendrait à reprendre toute une section de manuel et n’a pas grand intérêt. Je vais essayer de cibler, parmi les emplois du subjonctif, ceux qui permettent de montrer que l’utilisation de ce mode peut permettre de parler de « ce qui n’existe pas », autrement dit des actions ou des états qui ne se sont déroulées ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur, et qu’il est par conséquent impossible de placer sur l’axe du temps réel.

Reprenant les théories de Gustave Guillaume, la Grammaire méthodique du français définit le subjonctif comme le mode employé lorsque « l’interprétation l’emporte sur la prise en compte de l’actualisation du procès, lorsque s’interpose entre le procès et sa verbalisation l’écran d’un acte psychique ». Un peu plus bas, il est dit, d’après J.P. Confais, que « le subjonctif sert à annuler ou à désamorcer le potentiel déclaratif de la séquence concernée ».

La GMF insiste bien sur le fait que le subjonctif n’est pas le mode de l’irréalité. On peut très bien utiliser le subjonctif pour décrire des faits réels (Je regrette qu’il soit venu). Le subjonctif marque plutôt une actualisation moindre du procès, il s’agit moins de déclarer que d’interpréter. Cela laisse malgré tout pas mal de possibilités, pour le subjonctif, de parler de « ce qui n’existe pas ».

On utilise le subjonctif pour donner des ordres (Qu’il entre !), exprimer des souhaits ou des regrets, faire des suppositions… Dans bien des cas, les procès indiqués par les verbes ne se sont pas produits et ne se produiront peut-être jamais.

La grande proximité phonétique du subjonctif présent avec l’indicatif présent implique que certains locuteurs n’ont pas toujours une conscience très nette de l’existence même du subjonctif, comme on s’en rend compte en lisant des énoncés fautifs tels que *Il faut qu’il voit au lieu de Il faut qu’il voie. D’autres au contraire semblent faire preuve d’hypercorrection en prononçant « Il faut qu’on voye », de manière à rendre audible ce mode subjonctif qui, en réalité, ne s’entend pas.

Dans l’exemple (12) qui suit, l’usage du subjonctif marque le fait que l’action de « prendre son cahier » n’est pas (encore) actualisée dans le réel :

(12) Il faut que tu prennes ton cahier.

Dans le schéma qui précède, j’ai noté le verbe au subjonctif sur la droite de l’irréel : en effet, le fait de « prendre » n’a pas encore eu lieu, et n’aura d’ailleurs peut-être jamais lieu, pour peu que l’interlocuteur soit peu obéissant. Nous sommes du côté d’un futur dont le locuteur demande la réalisation, cette dernière n’étant pas présentée comme assurée et certaine.

4.4 Infinitif et impératif

Pour compléter notre tour d’horizon des différents moyens linguistiques disponibles pour parler de « ce qui n’existe pas », il faut dire un mot de l’infinitif et de l’impératif. Ces deux modes n’ont d’ailleurs pas grand-chose en commun et je ne les rassemble que par la volonté de ne pas faire un article trop long.

La Grammaire méthodique du français présente l’impératif comme un mode « non temporel ». Les impératifs « présent » et « passé » ne s’opposent pas sur le plan chronologique mais sur le plan aspectuel, la première étant l’inaccompli de la seconde. L’impératif exprime l’ordre, la demande, la requête, la prière, mais aussi l’interdiction. Les deux tiroirs de l’impératif correspondent à des actions censées se dérouler dans le futur, mais un futur qui n’est pas actualisé comme certain, c’est pourquoi nous l’avons inclus à notre réflexion sur « parler de ce qui n’existe pas ».

L’infinitif a, de son côté, de très nombreuses valeurs qu’énumérer serait bien trop long ici. Dans les écoles primaires, on dit parfois de l’infinitif qu’il est le verbe qui « dort dans son dictionnaire ». Il représente ainsi simplement « l’idée du procès » en dehors de toute information concernant le temps ou la personne. Il peut ainsi permettre de parler de « ce qui n’existe pas », même s’il peut avoir aussi d’autres valeurs. Il se prête bien au virtuel :

(13) J’aime manger.

Dans cette phrase, « manger » n’est pas une action qui a lieu, que ce soit dans le présent, dans le passé ou dans le futur. C’est une idée d’action à propos de laquelle le locuteur s’exprime. Mais il peut très bien dire cela à un moment où personne n’est en train de manger. Il ne s’agit pas d’une référence à un repas réel, précis et situable dans le temps. Il y a sans doute, dans l’esprit de celui qui parle, une remémoration de repas passés, sans laquelle un tel énoncé serait impossible, mais il n’en est pas explicitement question. L’action de « manger » reste dans le virtuel.

*

Le but de cet article n’était certainement pas d’être exhaustif. Il ne s’agit pas d’un article universitaire ni même d’un cours. J’ai simplement voulu attirer l’attention de mon lecteur sur les différents moyens que la langue française met à notre disposition pour parler de « ce qui n’existe pas », formulation volontairement large qui a permis de parler d’un tas de choses différentes, d’une façon qui s’est voulue moins scolaire. Je n’ai pas voulu donner un cours sur le subjonctif ou sur le conditionnel : il y a, pour cela, des manuels très bien faits. J’ai voulu traiter les choses d’une façon un peu originale, si tant est que cela soit possible, en choisissant un angle d’attaque dont je ne pense pas qu’il soit souvent mis en avant. J’ai donc voulu m’écarter un peu des présentations plus classiques que l’on trouvera dans les manuels, ce qui peut impliquer un certain risque d’erreurs, des généralisations abusives, voire des informations erronées. Je rappelle que je suis un amateur passionné de la langue française, mais pas un grammairien, et que j’écris autant avec mon ressenti personnel de la langue française, qu’avec mes connaissances. Je me suis fondé, comme vous l’aurez remarqué, sur la Grammaire méthodique du français, excellent ouvrage de Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, paru aux éditions Puf en 1994 et réédité en 2009, tout en essayant de proposer une réflexion personnelle. J’espère que cet article vous aura intéressé, qu’il vous aura appris quelque chose tout en restant agréable. Si jamais vous relevez un manque de précision ou une erreur, merci de laisser un petit commentaire. Et si l’article vous a plu, n’hésitez pas à le partager sur les réseaux !

14 commentaires sur « Parler de ce qui n’existe pas »

  1. Très belle analyse pour l’auteur que je suis qui fait travailler ses méninges depuis 7 mois pour sortir mon prochain roman en mars( le dixième). Pour moi le « temps du verbe » et ses formes par lesquelles le verbe situe l’action sur la ligne du temps, passé – présent – futur- conditionnel est souvent problématique. Cette précision temporelle qui est donnée, soit par rapport au moment de l’écriture ou de la parole, soit par rapport à une indication de contexte est très difficile à cerner lorsque dans un ouvrage on passe en permanence du présent, au passé, au futur et à ce qui aurait pu se passer si… Je me console en me disant que je ne dois pas être le seul à rencontrer cette difficulé. Bonne soirée.

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    1. Parce que « le mot tue la chose » ! Et donc on ne parle que de ce qui n’existe plus qui est un cas particulier de ce qui n’existe pas. Et comme depuis Lacan, in fine, l’Autre s’est barré, et du coup, le sujet itou…il ne reste qu’ un trou, celui du réel dont on on ne saura jamais rien… La « langue » ne fait que tourner autour entre imaginaire et symbolique…. Et la langue a aussi son registre dans le réel. On en a un petit aperçu avec les « google traduction ».

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  2. Parce que « le mot tue la chose » ! Et donc on ne parle que de ce qui n’existe plus qui est un cas particulier de ce qui n’existe pas. Et comme depuis Lacan, in fine, l’Autre s’est barré, et du coup, le sujet itou…il ne reste qu’ un trou, celui du réel dont on on ne saura jamais rien… La « langue » ne fait que tourner autour entre imaginaire et symbolique…. Et la langue a aussi son registre dans le réel. On en a un petit aperçu avec les « google traduction ».

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  3. En latin « rien » se disait « nihil » issu de « ne + hilum » = même pas un hile de fève. Le hile est un minuscule ergot sur la fève. Donc, s’il n’y a pas même pas ce petit ergot, c’est qu’il n’y a vraiment pas grand-chose… autant dire rien. Quant au grec, il utilisait et utilise toujours « μηδέν » |miden] = pas un. Comme quoi, zéro ou rien ne sont pas des notions simples à concevoir…

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  4. C’est bien cette capacité d’abstraire, de tirer de notre rencontre charnelle avec la réalité un monde qui nous différencie des bêtes et caractérise notre humanité: Sans langage, pas de lois, pas de sciences, pas d’anticipation, d’imaginaire , de poésie, d’amour et j’en passe….Nous ne sommes décidément pas des animaux….!!!

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