De Rabelais, on connaît surtout le personnage de Gargantua et son appétit insatiable de savoir et de bonne chère. On connaît aussi le géant Pantagruel. Après Pantagruel, Gargantua et le Tiers-Livre, on évoque beaucoup moins souvent le Quart-Livre, qui est pourtant, lui aussi, fort savoureux — on y trouvera entre autres le fameux épisode des moutons de Panurge — quoique sans doute d’un accès un peu plus difficile. Je vous présente donc aujourd’hui ce livre moins connu.
Un voyage en trois dimensions

Le Quart-Livre est avant tout l’histoire d’un voyage, d’une navigation en bateau aux multiples étapes dans de nombreux pays imaginaires. Ce voyage, qui était annoncé à la fin du Tiers-Livre, est, certes, un voyage géographique, — reprenant en les modifiant certains aspects du voyage de Jacques Cartier vers ce qui n’était pas encore le Canada –, mais aussi et surtout un itinéraire spirituel et initiatique, permettant au romancier humaniste de faire passer ses idées, montrant tantôt des modèles positifs, tantôt des modèles négatifs, sans jamais se poser en donneur de leçons ni asséner de vérité définitive.
Ce voyage est tout autant une exploration du langage, l’auteur prenant plaisir à jouer avec les mots et les sons, avec une liberté sans limites. Ces délires verbaux témoignent d’une créativité sans bornes, mais aussi du grand plaisir que prenait l’auteur à s’emparer du langage.
D’île en île

D’Homère à Jules Verne en passant par Thomas More, les îles ont, de tout temps, été un terreau fertile pour les romanciers. Une île, c’est avant tout un monde fermé qui a sa propre cohérence interne. Chez Rabelais, chaque île est donc un univers en soi, avec ses caractéristiques propres.
Le roman alterne donc les passages consacrés à la navigation et ceux, plus nombreux, qui racontent une escale sur une île. Globalement, on va du réalisme vers le merveilleux, avec d’abord le passage obligé des tempêtes, puis la rencontre d’un monstre, et enfin le fameux épisode des « paroles dégelées », où les voyageurs assistent à la fonte de mots surgis du passé.
D’île en île, l’auteur aborde différentes caractéristiques de l’humanité et raille notamment certains excès, tel celui du Carême à travers le personnage caricatural de Quaresmeprenant. Rabelais n’assène aucune vérité définitive, il nous propose simplement un voyage au cours duquel les différentes îles permettent d’aborder des points de vue différents. Si vérité il y a, elle se trouverait alors en faisant une sorte de synthèse de toutes ces étapes. Mais le roman se termine sans que le voyage ne soit lui-même terminé, preuve que l’on ne saurait s’arrêter définitivement à un point de vue unique. Il s’agit avant tout d’une œuvre ouverte.
L’importance du merveilleux
L’avantage, quand on raconte un voyage se déroulant dans des îles imaginaires, c’est qu’on peut inventer à peu près ce qu’on veut. Et Rabelais ne se prive pas de verser dans le merveilleux, dont le roman présente une large palette, depuis un merveilleux réaliste et vraisemblable jusqu’à des formes beaucoup plus insolites. Il ne s’agit pas seulement de nous divertir par l’expression d’une imagination débridée. Le merveilleux confine au fantastique lorsque l’on touche au surnaturel, au mystérieux, ce qui ne va pas sans une certaine angoisse à l’idée qu’il existe des forces étranges et occultes. Ainsi Pantagruel sent-il une voix parler en lui-même :
« Je sens, dist Pantagruel, en mon ame retraction urgente, comme si feust une voix de loing ouye : laquelle me dict, que ne y doibvons descendre. Toutes et quantes foys qu’en mon esprit j’ay tel movement senty, je me suys trouvé en heur refusant et laissant la part dont il me retiroit : au contraire en heur pareil me suys trouvé suyvant la part qu’il me poulsoit : et jamais ne m’en repenty. »
Cependant, Rabelais ne verse jamais dans un fantastique absolu. Il n’est pas Lovecraft. Les situations fantastiques peuvent toujours avoir une interprétation plus rationnelle. Ainsi les voix qu’entend Pantagruel ne sont-elles peut-être que celles de la sagesse, telle un Daimon socratique.
La sagesse pantagruélique

Le premier Pantagruel, celui des premiers ouvrages, est avant tout un ogre avide de bonne chère, capable de balayer une armée d’une pichenette. Peu à peu, le personnage évolue. Qu’est-ce, alors, que le pantagruélisme ? On peut y voir une philosophie de vie qui s’est précisée de roman en roman. Il s’agit avant tout d’une forme d’épicurisme consistant à savoir jouir de l’existence, en vivant joyeusement et gaiement. La définition s’est ensuite affinée, en termes de bonté, de loyauté et de courage. Dans le Quart-Livre, Rabelais parle d’une « gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites ». On peut y voir une forme de stoïcisme, consistant à ne pas tenir compte de ce qui ne dépend pas de nous. On passe en somme d’un pantagruélisme assoiffé et conquérant à un pantagruélisme plus modéré. Les guerres de religion étant passées par là, Rabelais semble moins optimiste.
Dans le Quart-Livre, les deux personnages de Pantagruel et de Panurge sont en quelque sorte complémentaires. Le premier représente une sorte de sage, tandis que le second n’a pas encore acquis la même sagesse et représente en quelque sorte un Pantagruel en devenir, en plus d’être affublé d’un rôle comique. Assoiffé de savoir, Panurge en est encore à chercher des réponses à l’extérieur de lui-même. Certains ont voulu voir en lui l’homme moderne du XVIe siècle, sorti du Moyen-Âge et soucieux d’un bonheur avant tout individuel. Il lui reste à comprendre l’oracle de la Dive Bouteille : « soyez vous-mêmes interprètes de votre propre entreprise ».
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Bref, c’est un ouvrage singulier que le Quart-Livre de Rabelais. Dans la mesure où je l’ai lu dans le texte original, avec une orthographe d’époque (il existe aussi des éditions modernisées), je conserve le souvenir d’un livre relativement ardu. C’est aussi un livre plutôt long, qu’on ne lira pas comme un roman d’aventures. Si j’ai fini par apprécier ce livre, c’est grâce à l’éclairage de mon professeur de littérature en Khâgne, qui m’a permis d’en savourer la teneur (et l’article que vous venez de lire est largement inspiré de ses cours). Je ne prétends pas avoir réussi à en tirer toute la « substantifique moelle », mais cela fait partie de ces ouvrages que j’ai bien envie de relire un jour, plus tard, à tête reposée, et que je ne peux que vous recommander.

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Image d’en-tête : Un gouvernail en bois (Pixabay)
Je me souviens avoir lu Gargantua et avoir beaucoup aimé, c’était drôle et toujours pertinent malgré l’âge du texte (Rabelais était tellement en avance sur son temps). Je ne me suis jamais attardée à ses autres livres, mais je vois que ça vaudrait la peine. J’apprécie particulièrement l’idée que chaque île est son propre univers.
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Merci pour cette piqûre de rappel ! Souvenirs de lecture trop lointain. J’avais tendance à mélanger Pantagruel et Gargantua…
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Une merveille ce « Quart livre » une bible même ! Un chef d’oeuvre ouvrant la trappe imaginaire aux rêveurs et amoureux de la littérature que nous sommes… »délires verbaux » j’adore cette tournure :))) merci pour ce bel article !!
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Pour ma (petite) part, je bénis mes parents de m’avoir offert l’intégrale des oeuvres de Maître Rabelais . Edition merveilleuse où le texte originel côtoyait sa « traduction » dans un français légèrement actualisé ! Quelle merveilleuse liberté de ton qui m’a fait comprendre les soixante-huitards, dont j’étais, n’étaient pas les seuls à bouleverser les codes de la bienséance …. Une habile leçon d’humilité de ma chère maman ….
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Vous avez parfaitement raison de dire qu’il s’agit, sous le couvert d’un voyage inspiré de l’Odyssée d’Homère, d’une exploration du langage, et cela …quatre siècles avant Ulysse de James !
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J’entends James Joyce, bien sûr (faute de frappe).
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