Je voudrais vous parler aujourd’hui d’un tout petit livre que j’ai récemment découvert en parcourant une boîte à livres : le nom de l’auteur m’a arrêté, car je l’avais rencontré à Cerisy à l’occasion du colloque sur Marie-Claire Bancquart. Ce petit ouvrage, sobrement intitulé Maélo, possédait un défaut de fabrication, certaines pages étant imprimées plusieurs fois alors que d’autres manquent. Je l’ai néanmoins lu avec plaisir.
L’attente d’un enfant à naître
L’ouvrage commence par développer le motif de l’attente :

« Je t’attends je veux dire
j’attends ta naissance
j’attends que cette venue règle
mes comptes avec l’attente » (p. 8)
La répétition puis la dérivation du mot martèlent cette attente qui, dès lors, semble occuper toutes les pensées de l’auteur. L’enfant à naître est résolument attendu et espéré. Le poète l’imagine déjà comme un petit héros, transformant par son imagination le jardin familier en jungle fabuleuse :
« Le jardin lui aussi attend
[…] Que tu lui donnes
des allures de savane aux heures
de quand les lions vont boire
de crépuscule où les fourmis
sont enfin des gazelles » (p. 9)

La syntaxe volontairement boiteuse de la phrase se veut peut-être à l’image de l’enfance, du moins s’agit-il sans doute d’un moyen de ne pas se laisser aller à trop de grandiloquence. Le ton du poème se veut familier, proche de son lecteur, refusant tout excès d’emphase : ce jeu d’imagination qui transforme le jardin en savane se révèle ainsi partageable, accessible, comme s’il pouvait être le nôtre tout autant que celui du poète.
L’attente est donc avant tout celle du poète lui-même, mais celui-ci la prête également, on l’a vu, au jardin, puis ensuite au « vieux nounours », à la « pâte à modeler qui s’étire en rêve », au « chien ». On assiste ainsi à une démultiplication de l’attente, comme si le monde entier se tenait prêt pour accueillir ce petit être.
« Je t’attends même si
à cette heure tu es
improbable, impensable » (p. 12)
Tout fébrile qu’il soit, le poète sait pertinemment qu’il demeurera en partie extérieur à la vie de ce nouveau-né :
« tu viendras seulement le dimanche
Ton jeu aura des saisons
que mon cœur ne connaîtra pas » (p. 45)
Le grand-père doit se résigner à ce que les rapports qu’il entretiendra avec ce nouveau-né soient plus distants qu’il n’aimerait. Ce besoin de profiter au maximum du petit-fils naît d’un sentiment d’urgence qui doit être relié avec la conscience du vieillissement.
La conscience du vieillissement
Ces poèmes, très attendrissants en ce qu’ils montrent l’amour que porte le grand-père à son petit-fils, avant même sa naissance, sont aussi très touchants par la vive conscience qu’a leur auteur de vieillir inexorablement.
« Est-il bien sérieux Maélo
de parier sur mes forces ? » (p. 43)
« Mon troisième souhait : celui d’avoir trois nouveaux souhaits. » (p. 42)
Le poète se représente ainsi avec « des souvenirs vieux d’un demi siècle ». Avancer en âge ne signifie pas, pourtant, que la relation amoureuse perde en intensité : « Mais j’aime appuyer mes lèvres sur ses lèvres. J’aime qu’elle soit l’unique chaleur. Je la découvre plus inconnue de semaine en semaine ». Il est bon de rappeler que l’amour n’a pas d’âge, et que, dans notre époque où le divorce est devenu chose commune, il existe encore des relations qui s’enrichissent avec les années.
L’un des poèmes en prose de ce recueil est particulièrement poignant par la force du non-dit :
« Cours, pleure, chante, colorie, attrape, cache, répète, siffle ! Nous sommes favorables à tes gaspillages. D’énergie, de verbe et d’intuition ! Pour nous, au contraire, il est impératif de profiter. D’ailleurs, si tu vois les volets clos… cours, pleure, chante, colorie, attrape, cache, répète, siffle, puis reprends et reprends en boucle ! Nous saurons utiliser le répit. » (p. 38)
L’accumulation des impératifs se lit comme une exhortation à la vie, le petit-fils devant se comporter comme tout enfant de son âge, vif, infatigable et insouciant. Il peut dépenser sans risque une énergie dont il ne manque pas. Il n’en va pas de même pour les personnes âgées. On comprend que le pronom « nous » désigne les gens d’un certain âge, peut-être le grand-père et la grand-mère. Quand on avance en âge, il importe de savourer une existence qu’on ne peut plus se permettre de dilapider. Comme si l’on ne pouvait plus se permettre d’être insouciant, et qu’il fallait réfléchir à ce que l’on souhaite faire ou non, puisqu’il est désormais bien tangible qu’on ne pourra pas tout faire. Aussi les points de suspension laissent-ils dans le silence une supposition bien terrible. Grâce à l’aposiopèse, le lecteur est obligé de tirer lui-même la signification de ces volets clos, qui sont sans doute la cause de la mort du grand-père. La reprise de l’énumération montre que le poète souhaiterait que son petit-fils ne change en rien ses habitudes, qu’il conserve la même énergie infatigable, la même insouciance, malgré la mort, « le répit ».
De génération en génération

Dans un beau poème, Gérard Noiret parle de transmission intergénérationnelle. Après avoir évoqué « le briquet de [son] père », objet du passé qu’il conserve en souvenir, le poète se promet de laisser à son tour des traces à destination des « enfants » de « Maélo » :
« Moi, je laisserai
des milliers de livres
J’y ai glissé des cartes
à la manière d’un Monopoly » (p. 47)
L’idée est que ces descendants puissent décider de « poursuivre ou pas la partie » suggérée par ce jeu laissé là exprès par l’arrière-grand-père. C’est ainsi le fil de la vie qui se poursuit par delà les individus singuliers qui finissent, eux, par disparaître.
*
Ce petit livre « pour lecteurs à partir de cinq ans et jusqu’à plus que centenaires » est très touchant par la mise en évidence d’un amour intergénérationnel. Sur un ton simple, qui évite toute grandiloquence, le poète pose avec légèreté des réflexions graves. Car la naissance tant attendue du petit Maélo ne va pas sans susciter une inquiétude qui reste toujours sous-jacente, plus suggérée que réellement énoncée, certes désamorcée en partie par un peu d’humour bien placé, mais néanmoins bien présente et peut-être d’autant plus vive qu’elle ne se dit que fort peu. C’est la conscience de notre finitude que révèle in fine le recueil, lequel est tout à la fois une ode à la vie qui apparaît et, un peu malgré lui, une sorte de memento mori. Bref, Maélo est un beau petit livre, un de ces livres qui n’affiche aucune prétention, mais qui convainc par son parler juste, et qui touche profondément puisqu’il traite d’un sujet qui nous concerne tous, qui ne peut nous laisser insensible ni indifférent, la beauté, la saveur et la fragilité de la vie. Si ce livre peut évoquer L’Art d’être grand-père de Victor Hugo, il m’a fait penser aussi à la façon dont Jean-Michel Maulpoix présente la vie comme une sorte de frêle trait d’union entre une date de naissance et une date de mort, comme un rapide passage depuis les langes jusqu’au linceul.
Très beau thème de l’attente. J’ai écrit au moins dix fois le mot dans mon dernier livre. Et magie des boîtes à livres. Merci, Gabriel
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très émouvant !
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