Paul Verlaine : « Il faut, voyez-vous, nous pardonner… »

Inutile de présenter longuement Paul Verlaine, tant son nom est des plus célèbres. Inutile de rappeler sa passion pour Rimbaud. Inutile de préciser que la musicalité de ses poèmes, et leur goût pour l’impair, ont profondément marqué la modernité poétique. Et cependant, Verlaine ne me semble pas si connu que cela. En tant qu’élève puis étudiant, jamais je n’eus à étudier ses poèmes, alors que Baudelaire et Rimbaud, notamment, furent au programme de mes études. Dès lors, j’ai découvert Verlaine sans trop d’a priori. Et je demeure convaincu que c’est un immense poète. Dans la logique de la rubrique « Le poème d’à côté », je vous propose de découvrir le poème qui suit immédiatement, dans Romances sans paroles, le célèbre « Il pleure dans mon cœur ».

Poème d’à côté

Le poème que je m’apprête à citer est donc le quatrième de Romances sans paroles. J’utilise l’édition Vanier de 1902, reproduite par Wikisource.

Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses
De cette façon nous serons bien heureuses
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins nous serons, n’est-ce pas ? deux pleureuses.

Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,
À nos vœux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées,
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles,
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées.

Ce que j’aime chez Verlaine, c’est l’impression de simplicité qui se dégage de ses poèmes. J’ai l’impression que les mots s’écoulent d’eux-mêmes, avec fluidité, comme si c’était facile. En somme, le poète a réussi à rendre invisible le travail d’élaboration du poème, il n’exhibe pas sa virtuosité comme un tour de force. Et pourtant, de la virtuosité, il y en a…

Ces vers sont des hendécasyllabes, autrement dit des vers de onze syllabes. Ce choix de l’impair est l’une des caractéristiques les plus souvent citées de l’art d’écrire de Verlaine. Il s’agit de perturber la mécanique trop bien huilée de l’alexandrin, tout en respectant par ailleurs l’isométrie et les rimes croisées. Parler d’hémistiche dans un hendécasyllabe serait étrange, et pourtant force est de constater qu’il est toujours possible, dans ce poème, de marquer une pause après la cinquième syllabe. Donc, malgré l’impression initiale de simplicité, Verlaine a fait des choix très précis.

L’imploration du pardon

Venons-en, si vous le voulez bien, au contenu même du poème. Ce qui saute aux yeux, c’est sa nature dialogique, son oralité. « Il faut, voyez-vous, nous pardonner » : ce poème est adressé à un « vous », et il est émis par un « nous ». L’incise « n’est-ce pas ? », au quatrième vers, est également une marque d’oralité. Notons aussi que les marques personnelles qui désignent l’énonciateur sont accordées au féminin : « heureuses » rime avec « pleureuses ». Donc, Verlaine fait parler des femmes.

L’énonciatrice implore donc, à une personne que l’on ne connaît pas, le pardon pour une faute dont on ne sait rien. Le récit est donc lacunaire, si bien que l’on est tenté de penser que ce n’est pas le récit en soi qui importe, mais plutôt l’émotion qui s’en dégage, voire le symbole qu’on en peut tirer.

Si elles étaient pardonnées, disent-elles, elles seraient « bien heureuses ». Ce bonheur est cependant relativisé par la concession « du moins nous serons […] deux pleureuses ». On a donc l’impression que quelque chose de terrible est arrivé à ces femmes qui, même si elles étaient pardonnées, demeureraient des « pleureuses ». Ce terme de pleureuse évoque une tradition funéraire, désignant une « personne engagée pour pleurer et se lamenter avec ostentation lors des veillées funèbres et des funérailles » (définition du TLFi).

Une aspiration à l’apaisement sur le ton de la prière

Si la première strophe relevait de l’imploration, la seconde s’inscrit en revanche dans le registre du souhait, du vœu, de la prière. On s’en rend compte à l’utilisation du subjonctif « Ô que nous mêlions […] ». Les deux « pleureuses » se présentent désormais comme des « âmes sœurs » :

« Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,
À nos vœux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile ! »

Il s’agit donc d’un désir de douceur, de pureté, de fraîcheur, d’oubli. Cette aspiration à l’apaisement s’oppose à un passé qu’il s’agirait d’oublier. Le terme d’exil est très fort. Il ne s’agit pas simplement de prendre quelques jours de vacances « loin des femmes et des hommes » ! On comprend que les énonciatrices émettent le souhait de se retirer du monde, ce qui peut faire penser à la situation, plus courante au XIXe siècle que de nos jours, de personnes qui, après avoir été blessées par la vie, optent pour une réclusion monastique.

Si la perte de mémoire est généralement considérée comme une mauvaise chose, l’adjectif « frais » témoigne ici qu’il s’agit d’un oubli salvateur, écartant le souvenir de souffrances passées.

L’exhortation finale

Le poème se termine par une strophe à l’impératif, qui marque l’exhortation :

« Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées,
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles,
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées. »

La répétition de l’impératif « soyons » s’interprète comme une marque d’insistance. Les deux énonciatrices s’exhortent elles-mêmes à retrouver l’innocence de l’enfance. On notera le chiasme du second vers, où les pronoms opposés « rien » et « tout » sont encadrés par les adjectifs « éprises » et « étonnées » : cette structure définit une posture détachée face au monde. Une posture qui consiste à refuser de s’attacher aux choses, tout en demeurant capable d’étonnement et d’émerveillement.

Une charmille en Belgique (Jean-Pol Grandmont, Wikipédia, CC)

Une charmille est un ensemble de « charmes plantés et taillés pour former une allée, une haie, des palissades, des berceaux, des tonnelles de verdure » (définition du TLFi). Il s’agit donc d’un endroit protégé, intime, où l’on est à l’abri des regards du monde. On notera la belle allitération « chastes charmilles », qui souligne la pureté de ce lieu. Le verbe « pâlir » s’interprète dans le même sens : les jeunes filles retrouvent une blancheur que l’on peut sans doute associer à l’innocence.

Le dernier vers clôture le poème en lui donnant tout son sens : « sans même savoir qu’elles sont déjà pardonnées ». On peut ici penser au pardon divin, même si cela n’est pas explicitement mentionné. Ce dernier vers répond, bien sûr, au premier, comme le souligne la reprise du même verbe « pardonner ». Les jeunes filles implorent donc un pardon qui leur est, en réalité, déjà accordé. Elles cherchent à se purifier en ignorant qu’elles sont déjà lavées de leur faute.

Le poème n’insiste pas sur la faute commise, dont on ne sait rien : ce pourrait être, finalement, celle de tout un chacun. Non une faute particulière, liée à des circonstances précises, mais l’idée de faute en général, le péché originel. Le portrait des deux jeunes filles dégage au contraire une impression, sinon d’innocence, du moins d’une aspiration à la pureté. De l’ensemble du poème émane une impression de grande douceur.


A vos commentaires !

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5 commentaires sur « Paul Verlaine : « Il faut, voyez-vous, nous pardonner… » »

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