Poésie et performance

Les livres permettent de recueillir et de conserver la poésie, mais celle-ci peut aussi s’exprimer oralement. Il s’agit parfois de « lectures publiques » : le poète tient alors son recueil en main, et le lit de façon plus ou moins expressive. Parfois aussi, la poésie s’inscrit dans une véritable performance, et dans ce cas le poème se situe davantage dans sa version orale que dans sa version écrite, cette dernière n’étant alors qu’une partition qui demande à être interprétée. Ma réflexion d’aujourd’hui portera sur cette notion de performance.

Je dois commencer par dire que je ne suis pas spécialiste de cette poésie orale. J’ai commencé à découvrir le vaste champ de la poésie contemporaine à l’Université, où je me suis spécialisé dans l’étude du lyrisme contemporain, et plus largement dans celle d’une poésie que l’on pourrait dire « savante », de la même façon que l’on parle de « musique savante » par opposition à la musique populaire. Ces poètes-là, j’ai l’impression qu’ils communiquent assez peu, et, pour tout dire, insuffisamment, avec les poètes de la performance, qui représentent une autre région du continent poétique.

Grâce au festival Poët Poët, mais aussi grâce aux scènes ouvertes de poésie de la région niçoise, j’ai découvert des poètes comme Sabine Venaruzzo, Michel Saint-Dragon, Marc-Alexandre 0ho Bambe, Charles Pennequin, Laurence Vielle, Jean-Pierre Verheggen, Dominique Massaut, David Giannoni, Serge Pey, Olivier Debos, Tristan Blumel, et j’en oublie, qui sont très différents entre eux, mais qui ont en commun le fait qu’il faut les voir et les entendre pour les apprécier. Chez eux, le texte imprimé et publié n’est qu’une partition, et le poème n’est pleinement réalisé que dans son incarnation corporelle.

Qu’est-ce qu’une performance poétique ?

La performance poétique n’est pas une simple lecture à voix haute. Je dis cela sans aucun mépris pour la lecture qui est aussi une forme d’expression indispensable. Mais la performance poétique, c’est autre chose. Ce n’est pas seulement l’oralisation d’un texte, mais avant tout l’engagement de la voix, du corps, du mouvement, accompagné ou non de musique ou d’éléments visuels. Le poème est alors sa version incarnée, dans un espace-temps donné, face à un public.

La performance poétique ressemble à un travail de comédien, et n’est surtout pas un travail de comédien. C’est d’ailleurs toute la difficulté de cette forme d’expression, qui est toujours sur le fil. Si vous donnez l’impression de jouer un rôle, vous êtes foutu. On doit avoir au contraire une impression d’authenticité absolue. Mais d’un autre côté, si vous êtes inexpressif, vous êtes foutu aussi. Il s’agit donc d’un équilibre très subtil.

Oui, le poète performeur utilise des ressources qui sont aussi celles du comédien. Il module sa voix, il engage son corps, il connaît généralement son texte par cœur, il se met en scène face à un public. Mais ce qui fait la particularité du théâtre, c’est la possibilité jubilatoire d’incarner quelqu’un que l’on n’est pas. J’ai pris énormément de plaisir, il y a quelques années, à jouer, sur les planches du Centre culturel de Cagnes-sur-Mer, le rôle d’une personne qui jouit d’être haineux, autrement dit un personnage foncièrement pervers qui se trouve à des années-lumière de ma propre personnalité. En poésie, il ne s’agit pas d’incarner quelqu’un d’autre, mais de s’incarner soi-même.

Une exigence d’authenticité

Il s’agit d’être spectaculaire sans donner l’impression de se donner en spectacle, d’être expressif sans donner l’impression de jouer un rôle, d’être crédible jusque dans l’excès. Car, parfois, le performeur fait des choses bizarres, incongrues, inattendues, mais cela ne doit jamais donner l’impression d’être surjoué. Il peut faire des choses totalement loufoques sans être ridicule, du moment que l’on a l’impression qu’il est vrai.

J’ai déjà vu Serge Pey « manger le feu », dans une performance qui donne l’impression qu’il est possédé ou en transe, faisant bouger la table devant laquelle il se trouve. J’ai vu Patrick Quillier dissimuler son visage derrière ses cheveux longs, et faire émerger un crâne de sa valise. J’ai vu Sabine Venaruzzo enfoncer complètement un bonnet rouge sur sa tête tout en portant des gants de boxe. J’ai vu Tristan Blumel faire un poème avec des pétards. J’ai vu Charles Pennequin envahir une bibliothèque à l’aide d’un mégaphone. J’ai vu Lou Spry déclamer un poème en soulevant des briques sur lesquelles des mots étaient écrits. De mauvais performeurs auraient eu l’air ridicules, eux au contraire sont parfaitement crédibles, parce qu’ils sont totalement vrais, totalement sincères dans leur démarche.

La performance poétique tient du spectacle sans être un spectacle. Elle a une dimension spectaculaire, et pourtant on ne va pas voir un poète comme on va au théâtre ou au concert. Le poète performeur offre avant tout un instant suspendu, où le spectateur se laisse embarquer sur la planète de la poésie. La frontière entre artiste et spectateur est souvent très ténue : il ne s’agit pas d’assister à un spectacle mais de partager ensemble un moment insolite.

Une dimension essentielle de la poésie

Le fait que nous vivions désormais dans une civilisation du livre écrit ne doit pas faire oublier que cette dimension orale est essentielle. La poésie est née bien avant l’écriture, même s’il ne nous en reste par définition aucune trace. La poésie est le ciment du groupe, de la tribu. C’était là le rôle de l’aède grec, du griot africain, du barde gaulois, du troubadour médiéval. Le poète fédère le groupe par sa parole. Un être-ensemble se construit. Cela n’a été que très progressivement que la poésie s’est dissociée de la musique pour devenir un art plus littéraire, où l’écrit a pris davantage d’importance. À la Renaissance encore, la poésie était souvent mise en musique.

Du côté du spectateur, la performance poétique apparaît comme un voyage, ce qui suppose une certaine disponibilité, une certaine ouverture d’esprit, pour accepter de se laisser embarquer, de se laisser déstabiliser. Il faut accepter de jouer le jeu, de partir dans le même délire, de retrouver son regard d’enfant. Sans cela, sans cet effort bienveillant, on risque de passer à côté de l’émotion, à côté de l’intention.

Des pratiques multiples

Concrètement, la performance poétique recouvre une certaine diversité de pratiques.

Commençons par le slam. Cette pratique est née à Chicago dans les années 1980. Il ne s’agit pas d’une forme poétique ou d’un genre : toutes les formes sont bienvenues, et il suffit de monter sur une scène de slam pour être slammeur. Le but est bien de permettre à la poésie de se populariser, de toucher un public plus large, de faire sortir la poésie du silence feutré des bibliothèques. Un poème dit, un verre offert. Les slammeurs s’affrontent lors de tournois, face à un jury qui note sur dix. Les points sont comptés en enlevant la note la plus basse et la plus élevée. Il y a plusieurs scènes ouvertes de slam dans les Alpes-Maritimes : celle orchestrée par Pascal Giovannetti à la Cave Romagnan, celle organisée par Michel Saint-Dragon au café culturel Chez Pauline, celles mises en place par Teddy Rimours et Noël Noël dans le cadre de l’association Slam-Ose…

Il y a aussi les spectacles de poésie, à l’image des cartes blanches que le Festival Poët Poët organise chaque année avec les poètes invités. Il y a plusieurs variables : présence ou non de musique, présence ou non de danseurs, de musiciens, de plasticiens… Parfois, la configuration est proche de celle du théâtre, avec une scène face à laquelle se trouve le public.

J’aurais tendance à mettre dans une troisième catégorie les performances poétiques qui sont plus proches du happening, en ce qu’elles sont plus insolites, et qu’elles refusent la frontalité de l’artiste face au public. Le mot « happening » n’est pas propre à la poésie, il traduit toutes sortes d’actions artistiques qui ont en commun leur caractère spontané et éphémère. Ça se passe dans l’instant, souvent de manière insolite. Il implique généralement une intervention ou une action artistique qui se produit dans un lieu public ou semi-public, et qui vise à engager le public de manière directe et souvent inattendue. Les musiciens, les danseurs, les plasticiens, et, donc, les poètes, font des happenings.

Par exemple, quand Sabine Venaruzzo investit l’église d’Aiglun en y déroulant un fil rouge, installe le public sur le fil, leur donne des fragments de poème à réciter, on peut dire que c’est un happening. Le poème est à la fois le texte, présenté dans un ordre aléatoire, et le dispositif mis en place, qui fait pleinement partie du poème. Une place est laissée à l’improvisation, à ce qu’il se passe dans l’instant, mais tout n’est pas improvisé.

La poésie est bel et bien chez elle quand elle se présente sous la forme d’une performance. Elle ne s’y réduit bien sûr pas. Les performances sont un complément utile à la poésie livresque. Elles font le lien avec le grand public. Elles permettent parfois de réconcilier des gens avec la poésie. Celle-ci apparaît de façon vivante, aussi peu scolaire que possible. Elles nous rappellent qu’il y a encore des poètes aujourd’hui, qu’il y en a même beaucoup, et qu’ils font beaucoup de choses épatantes. Elles replacent le poète au coeur de la Cité, parmi ses semblables humains, retrouvant la place de barde ou d’aède qu’il n’aurait jamais dû quitter. Elles marient le poème avec la musique, la danse, les arts plastiques. Elles nous invitent à une expérience insolite, parfois à un délire complètement perché, et cette liberté artistique fait énormément de bien, dans un monde dominé par la culture de masse. Elles remettent de l’authentique et de l’humain dans un monde toujours plus rude et violent.


Image d’en tête: Festival Poët Poët, performance poétique et danse à la médiathèque Albert Camus d’Antibes (c) Olivier Baudouin.

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