Baudelaire : « Le joujou du pauvre »

Si vous aimez les Fleurs du Mal de Baudelaire, vous découvrirez avec plaisir les Petits poèmes en prose, certes différents dans leur forme même comme dans leur style, plus légers sans doute par leur forme narrative, mais non moins plaisants à lire. Aujourd’hui, je voudrais vous faire découvrir le dix-neuvième de ces poèmes en prose, à savoir, donc, « Le joujou du pauvre ».

Baudelaire concevait ses Petits poèmes en prose comme relativement indépendants les uns des autres, et les comparait, dans la dédicace à Houssaye, à un serpent que l’on pourrait tronçonner à l’envi. Dans ces conditions, il convient de ne pas accorder trop d’importance au fait que ce poème intervient en dix-neuvième place. Cependant, Baudelaire a laissé une liste numérotée des cinquante poèmes en prose, qui permet de remarquer que ce poème n’est pas isolé, par les thématiques qu’il développe, du reste du recueil.

Une vieille poupée abîmée (Pixabay)

Les enfants sont déjà apparus dans Le Gâteau où ils se battaient pour un bout de pain, et on les retrouve dans Les Vocations. Le thème de la misère et de la pauvreté apparaît déjà dans Les Veuves, où il se plaisait à étudier, sans animosité, les « éclopés de la vie ». Et on retrouvera ce sentiment, mais cette fois-ci après le poème qui nous intéresse, dans Les yeux des pauvres.

Pourtant, Baudelaire est aussi l’auteur de Assommons les pauvres, où son attitude est apparemment plus hostile, rappelant la complexité d’un poète à la fois idéaliste et désenchanté, à la fois facilement engagé sur les voies de l’empathie et, sans que cela relève d’une incompatibilité insoluble, sur celles, moins humanistes, du dandysme et de la singularité.

Charles Baudelaire, par Carjat (Wikimedia Commons)

Voyons donc comment ces thématiques de la misère et de l’enfance se retrouvent dans Le joujou du pauvre, titre qui, déjà, par le choix d’un terme familier et enfantin, an­nonce le rejet d’une poésie qui serait restreinte à quelques nobles sujets.

Si ce poème semble, à première vue, moins « poétique » que d’autres poèmes en prose, par exemple « Le Crépuscule du soir » ou « le Confiteor de l’artiste », il séduit néanmoins par sa belle unité et sa formidable densité, comme on peut s’en rendre compte par comparaison avec un autre texte baudelairien assez semblable, intitulé « la Morale du joujou ».

Après une invitation à offrir des jouets aux enfants pauvres, Baudelaire présente le récit d’une anecdote, dont j’ignore si elle s’inspire de faits réels ou s’il s’agit de pure fiction, dans laquelle sont présentés en miroir l’enfant riche et l’enfant pauvre. Le poème se termine, dans les deux derniers paragraphes, par une fusion entre les deux mondes, puissamment mise en relief par la dernière phrase. Ainsi, le poète construit progressivement une correspondance, et non un antagonisme. Le regard du poète, discret mais présent, a dans cette perspective une importance fondamentale : il s’agira de montrer que le poète spectateur est aussi un poète révélateur, puisque c’est lui qui permet d’aborder la réalité dans toute sa profondeur.

« Un divertissement innocent »

Le poème commence par ce qui semble être une invitation à la charité :

« Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent. Il y a si peu d’amusements qui ne soient pas coupables !

Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sol, — telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l’enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, — et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s’agrandir démesurément. D’abord ils n’oseront pas prendre ; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s’enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l’homme. »

Il est significatif de noter que le premier mot du poème est un « je » qui n’apparaîtra plus, par la suite, de manière directe. Cependant, nous verrons que la présence du poète parcourt l’ensemble du texte même si elle demeure fort discrète, et qui fait, justement, que ce qui nous est raconté est bien un poème, et non une banale anecdote. Mais pourquoi vouloir « donner l’idée d’un divertissement innocent » ?

Cette expression suggère sans doute la volonté du poète de se distinguer d’un discours moralisateur. Baudelaire, dans ces lignes, n’est pas Mère Thérésa. Le but n’est pas de venir en aide aux plus démunis, de façon désintéressée. Ce geste a, avant tout, quelque chose d’esthétique : il s’agit d’observer la réaction des enfants, par divertissement, par curiosité.

Et ce premier paragraphe est nettement plus poétique que son équivalent dans la « Morale du joujou », où le poète commence par décrire dans un premier temps les jouets à un sou avant d’inviter seulement ensuite à en offrir aux enfants pauvres. Ici, dans « Le joujou du pauvre », ces deux moments sont réunis en un seul, grâce à l’utilisation de tirets qui inscrivent en incise l’énumération des jouets dans l’exhortation au lecteur. Il n’est plus fait allusion, dans le poème, au fabriquant de jouets qui cherche à faire le mieux possible avec le moins possible d’éléments. En somme, dans le poème, l’histoire récente de l’industrie du jouet n’intéresse pas pour elle-même. La réunion de la description des jouets et de l’invitation à en offrir dans une seule phrase confère à celle-ci un rythme ample et assez léger, dans le ton du « divertissement » que cette action généreuse est censée être.

Le ton, dans cette première partie du poème, est celui de l’émerveillement. Émerveillement de l’enfant qui découvre le merveilleux jouet, émerveillement du poète qui considère l’attitude farouche et curieuse de l’enfant, émerveillement du lecteur qui est impliqué par la deuxième personne, et qui est invité à vivre la scène au moment même où elle est décrite.

L’enfant riche et son jouet

Sans transition, contrairement à la Morale du joujou qui en proposait une, Baudelaire passe à la narration d’une anecdote. Elle est découpée en cinq brefs paragraphes, là où la Morale du joujou n’en proposait qu’un : il faut y voir un découpage plus proche de la strophe, chaque partie possédant une unité de sens et chacune répondant aux autres. Voici, donc, comment Baudelaire évoque l’enfant riche :

« Sur une route, derrière la grille d’un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.

Le luxe, l’insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu’on les croirait faits d’une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.

À côté de lui, gisait sur l’herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d’une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l’enfant ne s’occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu’il regardait : […] »

L’utilisation de l’imparfait rend statique la vision de l’enfant riche et du décor qui l’entoure, comme s’il s’agissait d’un tableau ou du début d’un conte. La description, très brève, est aussi très dense et s’en tient aux caractéristiques qui dénotent la richesse de ce jeune enfant. À ces fins, Baudelaire commence par décrire le décor puis se rapproche de plus en plus de l’enfant et de son jouet : d’abord la route, puis la grille et le jardin et, au fond, un château dont on précise qu’il est ensoleillé —indice supplémentaire de richesse. Deux adjectifs seulement qualifient l’enfant : « beau et frais », et la formule superlative « si pleins de coquetterie » font de lui une sorte de poupon dans ses vêtements de campagne. Il s’agit donc moins de raconter une histoire que de peindre une scène en quelques traits, et d’en faire apparaître la sérénité et la perfection, mimée par le rythme même de la phrase, avec ses mouvements rythmiques amples, et son équilibre entre protase et apodose.

Le paragraphe suivant fait le commentaire de ce qui vient d’être dit, avec une généralisation marquée par le passage au pluriel (« ces enfants-là »). La mise en relief du mot « pâte », qui sonne comme une contre-assonance, marque la différence radicale entre les deux mondes de la richesse et de la pauvreté.

Baudelaire multiplie encore les juxtapositions de qualificatifs mélioratifs dans la description du « joujou splendide ». On ignore tout de ce joujou, excepté qu’il est luxueux. Cela pourrait être n’importe quel joujou, ce n’est pas cela qui préoccupe Baudelaire. Il s’agit d’accentuer le plus possible la richesse et le luxe, justement pour rendre le contraste plus saisissant.

La conjonction « mais » placée en début de phrase et l’utilisation des deux points en fin de paragraphe attire toute l’attention du lecteur, encore requise par le présentatif « voici ». Nous sommes ici à un instant clef dans le poème, celui où tout va basculer. Le regard se renverse brutalement de cent quatre vingt degrés, ce qui dérange volontairement le lecteur.

L’enfant pauvre et son joujou

« De l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.

À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même. »

Un enfant pauvre derrière une grille (Pixabay)

Baudelaire décrit l’enfant pauvre et son joujou en reprenant point par point la description de l’enfant riche, et cette symétrie rigoureuse est l’un des éléments qui élève ce texte au-dessus du simple rang de récit pour en faire un véritable poème. Le segment « sur la route » se retrouve à l’identique dans ces deux paragraphes. À « derrière la grille d’un vaste jardin » (§2) s’oppose « de l’autre côté de la grille » (§5). Le « joli château frappé par le soleil » devient un décor de « chardons » et d’« orties ». À « beau et frais » s’oppose « sale, chétif, fuligineux », et la présence d’un adjectif de plus pour le pauvre montre que le poète surenchérit dans l’expression de sa misère. La construction vise ainsi à radicaliser l’opposition, mais à force de les opposer de manière systématique, point par point, le lecteur pressent qu’il s’agit, en réalité, pour Baudelaire, de tracer des lignes qui les relient, et d’établir une correspon­dance symbolique, comme le paragraphe suivant le confirmera.

Apparaît dans ce passage toute une série d’allusions au monde de l’art et de la peinture. A la « pâte » que nous avions cité tout à l’heure, s’ajoutent ici la « peinture », le « vernis » et la « patine ». En effet, la comparaison rapproche l’enfant (dont la beauté serait dissimulée sous sa misère) et la peinture (dont la perfection serait masquée par un « vernis de carrossier »). La représentation que l’on se fait de l’enfant semble ainsi plus imagée, donc plus poétique, de même que la création lexicale du mot composé « marmots-parias » est invite, là encore, à privilégier le symbole plutôt que l’anecdote elle-même.

Le propre du symbole est de réunir ce que tout semble séparer. L’opposition méticuleuse tracée par Baudelaire peut, dès lors, changer de sens : au lieu d’opposer, elle trace des correspondances point par point entre les deux enfants. Baudelaire continue soigneusement à définir les deux enfants sur le mode de l’opposition puisqu’il les appelle « l’enfant pauvre » et « l’enfant riche », mais c’est pour mieux retourner l’opposition en correspondance, pour mieux mettre en valeur une communication fraternelle et en faire émerger le symbole. Ils ne s’opposent pas, ils se correspondent symétriquement, et la route et la grille constituent l’axe de symétrie. Ces « barreaux symboliques séparant deux mondes » unissent tout en séparant, un peu comme un miroir. La construction de la phrase insiste sur la réciprocité des deux enfants : si le riche regarde avec envie le pauvre, le pauvre, lui, montre au riche son joujou. Le symbole aurait été moins fort si le regard n’allait que dans un seul sens. Il y a une réelle communion entre les deux enfants.

Un rat (Pixabay)

Pourquoi avoir choisi un « rat vivant » ? D’abord parce que Baudelaire sait — et c’est pour cela qu’il place un point d’exclamation — que la réaction immédiate du lecteur sera le dégoût, et la communion entre les deux enfants semblera d’autant plus merveilleuse qu’elle se cristallise sur un objet si répugnant. Le fait qu’il s’agisse d’un animal accentue encore la pauvreté du « petit souillon ». Et cela introduit un certain malaise dans cette vision pourtant fraternelle, qui renforce la puissance du symbole. Baudelaire, volontairement, ne plaint pas ce pauvre rat agacé, agité et secoué dans sa boîte grillée. Il laisse le lecteur le comprendre par lui-même la fraternité des deux enfants comme une fraternité de la cruauté. Baudelaire, dans ce texte de poésie, ne défend pas de thèse, ne blâme personne et surtout pas la cruauté des deux enfants.

Le point d’orgue final

La dernière phrase du poème, isolée dans un paragraphe distinct, reprend densément ce symbole et lui donne toute sa force:

« Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur. »

L’opposition, ici, a totalement disparu : Baudelaire ne dit plus « l’enfant riche » et « l’enfant pauvre », mais « les deux enfants ». Les deux formules « l’un à l’autre » et « fraternellement » constituent presque une sorte de doublet, et si Baudelaire insiste tant, c’est bien pour mettre en valeur non seulement la fraternité enfantine qui ignore les distinctions sociales et matérielles, mais aussi — et surtout — leur réciprocité. Baudelaire songe moins, ici, à critiquer la société et son matérialisme ou à faire l’éloge d’un âge enfantin qui ignore les catégories restrictives de l’âge adulte, qu’à proposer une correspondance, un symbole, entre les deux enfants. Et cette dimension particulière, c’est le poète qui la révèle, notamment par l’utilisation des italiques pour égale, qui souligne le parallélisme entre deux enfants pourtant issus de mondes opposés. Les enfants « riaient », et c’est sur cette image joyeuse que se termine le poème.

La dernière phrase, en associant les deux enfants, montre que chacun voit dans l’autre le reflet de lui-même, et ce reflet est un sourire. Et le symbole de ces enfants correspond aussi — peut-être — à une image du poète ; du moins semble-t-il se reconnaître en eux, qui ont su, comme lui, faire abstraction de ce qui n’est pas essentiel et ont pu communiquer malgré tout ce qui semblait les séparer. Le poète a en commun avec ces enfants la faculté de discerner ce que d’autres ne voient pas, faculté que Baudelaire met en évidence par son goût des « Correspondances ».

*

Ainsi le poème en prose est-il bien une forme poétique. S’il présente une dimension narrative, il s’en écarte cependant pour privilégier la force du symbole, soulignée par le jeu des correspondances. Il révèle ainsi combien l’art de Baudelaire se manifeste aussi bien dans la prose que dans la poésie.

Image d’en-tête : Pixabay.

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