L’aube au chalet – Texte personnel

Six pulsations résonnèrent sans raison dans l’air figé de la nuit. Elles semblaient provenir d’un endroit si lointain et demeuraient pourtant si audibles, si cristallines. Six coups de heurtoir, de cloche, de carillon derrière lequel trottait l’imper­cep­tible cliquetis de la continuité… L’alliance nocturne des horloges et du clocher.

Une faible lueur filtrait derrière les volets, rendue presque imperceptible par un épais tapis qui obstruait la fenêtre, suspendu à la fourche qui faisait office de tringle, les ri­deaux de dentelle n’ayant pu suffire à nous protéger du jour qui nous eût réveillés trop tôt. Les sifflements du vent glacial de l’hi­ver, qui hurlait contre les murs comme s’il voulait leur faire lâcher le toit, se mêlaient à la res­pira­tion sereine de ma sœur endormie. Je posai à terre la bouillotte à présent froide en frissonnant. Je distinguais à peine les mille habitants qui peu­plaient en secret le grenier. Le monstre en peluche juché sur le gros coffre. Les masses noires et anguleuses des vieilles armoires et d’une fourche de bois adossée au mur. La fleur souriante cachée sous la lampe. La vingtaine de montres mortes clouées sur la poutre, figeant à jamais leur dernière heure dans un dernier soupir. Au-dessus de ma tête, les dorures de la tapisserie brillaient faiblement.

Je me levai et je descendis précautionneusement les marches de l’échelle dont j’essayais de réduire les geignements. Je me sentis brusquement envahi par une bouffée d’air chaud en pénétrant dans le salon. Des feux follets bleus dansaient silencieuse­ment en cercle dans le poêle à mazout, et expliqu­aient la soudaine chaleur. J’entendis dans le noir les deux horloges dont les tic-tac asynchrones semblaient vouloir imposer leur musique dans un duel noctur­ne et régulier.

J’allumai une petite lumière qui me permettrait de lire sans éveiller mes grands-parents, qui dor­maient dans la chambre attenante. Un salon merveilleux apparut alors, peuplé de mille objets hétéroclites dont les ombres s’allongeaient indéfini­ment sur les murs de blanc crépis et partiellement boisés.

Au fond trônait une imposante cheminée, ornée de bois de daim. Sur sa grosse poutre s’alignaient, outre les lampes qui éclairaient chaque fauteuil, de vieilles figurines et un ancestral réveil. Les murs s’encombraient de vieilles casseroles de cuivre, de téléphones à manivelle, et d’une bassinoire. Tous ces objets portaient en eux le passé. Ils racontaient, à celui qui savait les interroger, les veillées au coin du feu, les soupes et les potages silencieusement avalés quand la tempête sifflait au dehors, les soirées austères au plus profond de l’hiver.

Sur le poêle à mazout fumait doucement de l’eau chaude : l’été, la grosse bouilloire était remplacée par un magnifique bouquet de fleurs. Les fusils de chasse de mon grand-père étaient soigneusement accrochés au mur contre le canapé. Enfin, deux grands tournesols dans un coin, dont les matières synthétiques n’ont jamais fané en plus de quinze ans.

Le lustre pendait lourdement au-dessus de la table. Ses ampoules en forme de bougies étaient accrochées à une grande roue de charrette. Une charrette de celles qui peuplaient les vieux champs des anciens temps.

Avant de commencer à lire sur le fauteuil, je me plaisais à contempler un à un ces mille objets, chacun avec son âme et son passé. Agréable transi­tion entre les brumes du rêve et le véritable réveil, instant libéré du poids de l’action et presque même de celui du temps dont le cours, s’il continuait imperturbablement sa marche comme en témoi­gnaient les cliquetis entremêlés des deux horloges, semblait moins contraignant, comme s’il s’effaçait brutalement, comme s’il avait oublié ces minutes de liberté qu’inconsciemment il m’offrait.

Mais voilà soudain qu’on remuait, que s’ouvraient les volets. Quelle que fût la saison de l’année, ma grand-mère venait s’enquérir de si je n’avais pas froid, prête à satisfaire mes désirs, et comme je n’avais besoin de rien, avant de préparer le petit déjeuner, elle prenait le temps d’aller me chercher un pull que je n’avais pas réclamé, m’évitant ainsi un rhume.

Alors je fermais mon livre, sentant instinctive­ment que le rêve s’était définitivement estompé et que le temps venait de retrouver la réalité.

Gabriel Grossi

J'ai écrit ce texte il y a maintenant pas mal d'années. Je devais être au lycée. J'ai peint l'aquarelle qui illustre l'article à peu près à la même époque.
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6 commentaires sur « L’aube au chalet – Texte personnel »

  1. Comme on se sent bien dans ce chalet, rempli de souvenirs d’un temps passé avec notamment tous ces réveils, pendules et horloges sans doute le souvenir d’un aïeul horloger…
    Merci pour ce partage

    Aimé par 1 personne

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