Benoît Conort : « Sortir »

Le sixième recueil de Benoît Conort, intitulé Sortir, vient de paraître aux éditions Champ Vallon, onze ans après Écrire dans le noir (2006) et vingt-neuf ans après Pour une île à venir (1988). Dès que j’ai appris la nouvelle, je me suis empressé de lire l’ouvrage (hélas, en version numérique, manque de place oblige). S’y livre une parole dense, aux vers brefs, qui tente, donc, de « sortir »…

Une parole resserrée

Si Écrire dans le noir tenait indissociablement de la poésie et de l’essai, en revanche Sortir se lit davantage comme un livre de poésie. Non pas que la dimension méta-poétique y soit moins prégnante, mais le livre présente un aspect plus homogène. Le recueil trouve son unité dans le choix assumé d’une parole resserrée, dense, le plus souvent marquée par des vers très courts. Ainsi, le poète écrit dans la cinquième partie du « prologue » :

« j’écris peu
le peu que j’écris je le jette
je regarde le mur
sur le mur il est dit rien
ne s’écrit que rien ne s’écrira
je me lève
je regarde par la fenêtre
il fait dehors comme
dedans »

(Benoît Conort, Sortir, Champ Vallon, 2017, « Prologue, V »)

Ce choix de vers courts correspond à un refus de toute ampleur. En brisant régulièrement le flux de la parole par un retour à la ligne, le poète s’interdit toute grandiloquence. Pas d’envol ni d’envolées. Il insiste sur le « peu », comme un vœu de pauvreté. La répétition du mot « rien » semble nier le mouvement même de l’écriture. L’absence de tout signe de ponctuation prive le lecteur de repères syntaxiques et peut se lire comme un refus de la belle phrase parfaite.

S’exprime aussi, dans le passage cité, une forme sourde de colère, de frustration : « le peu que j’écris je le jette ». L’écriture naît dans la douleur. La contemplation du paysage extérieur n’est aucunement source d’inspiration. La phrase « il fait dehors comme dedans » dénigre la réalité extérieure. Le « mur » procure une sensation d’enfermement.

« un mot tombe
sombre de la citerne
quand cela revient
on ne sait qui le ramène ni pourquoi
de la douleur qui l’accompagne » (Prologue, II)

Lorsqu’un mot lui vient enfin, Benoît Conort écrit qu’il « tombe » : dès le prologue, l’ouvrage est empreint de gravité. On ne peut éviter de penser à l’homophonie entre le verbe « tomber » et le substantif, la tombe. De même, au vers suivant, on ne sait trop s’il faut lire l’adjectif « sombre » ou le verbe « sombrer ». Toujours est-il que le poète dessine un mouvement vers le bas : l’écriture demeure un processus douloureux qui échappe en partie au créateur lui-même. Le thème de la mort n’est jamais loin.

Sortir… mais où ?

A l’issue de ce prologue essentiellement consacré au rapport du poète avec l’écriture, le recueil proprement dit propose un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur, comme l’indique sans équivoque le titre des sections. Les trois grandes sections s’intitulent ainsi respectivement « Dedans », « Jardins » et « Dehors ».

On est ainsi tenté, dans un premier temps, d’y voir un mouvement de sortie qui permettrait au poète de s’extraire de l’enfermement et de la frustration décrits dans le prologue. Un mouvement qui irait, en somme, de l’inquiétude vers une forme d’apaisement, de l’espace du dedans à la rencontre avec le monde. Un itinéraire en trois étapes, marqué par une pause centrale dans cet espace intermédiaire qu’est le « jardin ». La sortie vers le « dehors » correspondrait ainsi à la tentative d’atteindre, sinon à un idéal, du moins à une situation où le poète cesserait d’être un « nageur malhabile » pour devenir capable de chanter « à pleins poumons » (Prologue, III).

Cependant, l’infinitif « sortir » du titre semble laisser la sortie à l’état de but, de projet, de désir, loin d’en faire une réalité accomplie. De fait, la section intitulée « Dehors » n’est pas aussi paisible que l’on pourrait s’y attendre. On découvre vite que le « dehors » s’arrête à un « trottoir » morne et gris, loin de toute promesse d’évasion. « On ne part pas », écrivait déjà Rimbaud.

« on rejoindrait bien les autres
dehors si on pouvait
pourtant on a
franchi la porte on a
poussé la grille
du jardin déjà
le trottoir sa rue
est-ce bien là ce qu’on appelle
dehors ? on ne sort pas de soi
on n’emporte que soi
d’où ne revient que soi
est-ce piétiner encore
et là dehors ? » (Dehors, I)

Un trottoir, c’est certes, à strictement parler, un « dehors », mais ce n’est pas l’ailleurs espéré. Le franchissement des frontières que sont porte et grille n’est ici aucunement synonyme d’évasion et de liberté. Le monde extérieur se révèle décevant, fidèle miroir de l’intérieur : « on ne sort pas de soi ». Benoît Conort dessine, par la répétition du mot « soi », une forme de solipsisme oppressant.

Alors sortir, oui, sortir, mais vers où ? On croirait être ramené à l’enfermement initial, quand soudain Benoît Conort nous parle de la mer. Et là, l’extérieur s’ouvre. Symptomatiquement, la forme change : les vers s’allongent (c’est du moins l’impression que procure la version numérique) et acquièrent de l’ampleur.

« toute la nuit la mer a crié
sur le sable jetée toute la nuit voile claquant s’affale
le vent de sable et ses visages de dune en dune
aveugles contemple-les mon âme
face à la mer ils ouvrent leurs ailes face au vent
au sable les criblant vent debout avec les mots pour horizon
insuffisants
la mer ne se retire jamais assez qu’on ne la puisse voir les mots pour le dire les images pour
la montrer du doigt la désigner il faudra les trouver s’interroger
demain peut-être à même la grève l’espérance lèvera levain de vent à la marée portant
une barque s’éloigne vous êtes si jolies derrière les dunes il y a
des sables mouvants ils aspirent les bottes peu profonds au sable des ruisseaux on voit
la trace des oiseaux
ils vont où leurs ailes volent regarde-les ils tendent
des phrases dans le ciel des bouts
je les entends parmi le vent parmi la mer qu’importent les rafales
vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne je pense à vous j’imagine
sur la rive vos voix
en dîmes en sables dispersées ensablent
où va la grève » (Dehors, VII)

Enfin, ici, l’on est bel et bien « dehors ». Voici des flots, des vagues, du vent : un paysage naturel qui contraste singulièrement avec la morosité du trottoir. Et avec eux, viennent des images : voici que le vent a des « visages » creusés dans les dunes. Et voici qu’ils ont des ailes !

Certes, tout n’est pas résolu : les mots restent « insuffisants », « la mer ne se retire jamais assez ». Mais ici, le poète garde espoir en « demain ». L’image du « levain » suggère là encore que l’avenir porte la promesse d’une amélioration. Le poète entend les oiseaux qui « tendent des phrases dans le ciel » : voici donc la parole qui s’élève avec légèreté, telle une guirlande tendue dans le bleu. « Je les entends parmi le vent. »

Je voudrais encore citer un poème paisible extrait de cette dernière section « Dehors » :

« parfois il n’y a rien
on est bien
le désert dans la main
tête vide » (Dehors, IX)

J’aime la simplicité de ce poème qui parvient, en peu de mots, à rappeler que, lorsque cessent les rumeurs inutiles de nos pensées inquiètes, la sérénité advient. Il ne s’agit de rien d’extraordinaire, simplement de cette sensation de bien-être qui se résume en trois mots : « on est bien ».

En guise de conclusion, citons enfin le tout dernier poème du recueil :

« pourtant j’ose
un pied
je le pose
dehors
j’y suis là
dehors
j’y suis

où aller ? » (Epilogue, III)

Les retours très fréquents à la ligne soulignent le risque que le locuteur paraît avoir pris en se risquant dans le monde extérieur. Les répétitions du mot « dehors » et de l’expression « j’y suis », ainsi que la rime entre « j’ose » et « je le pose », ralentissent le geste qui se charge ainsi de gravité. Ce petit pas dehors prend ainsi des proportions quasi-héroïques. Ça y est, il est sorti. Dès lors, le champ des possibles s’ouvre devant lui : « où aller ? ». C’est ce que l’on appelle la liberté…

*

Loin d’être un simple recueil de textes indépendants, Sortir est donc un livre de poésie qui construit, de poème en poème, un parcours de l’intérieur vers l’extérieur, de la claustration vers la conquête du monde extérieur, fût-il aussi proche et banal qu’un trottoir. En citant essentiellement des textes issus des deux bornes de ce parcours, j’ai bien sûr exagérément simplifié cet itinéraire. Je n’en ai pas présenté tous les jalons, et en particulier la halte dans les « jardins d’hiver » et les « jardins d’hier » : mais cet article est déjà long, et vous pourrez vous faire une idée plus complète de l’ouvrage… en le lisant.

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