La négation en deux mots

C’est une des particularités de la langue française que d’exprimer la négation à l’aide de deux mots. Cela n’est pas le cas en anglais ou en italien, où il suffit respectivement d’insérer les mots « not » ou « non » pour inverser le sens d’une phrase. Or, nous avons de plus en plus tendance à omettre le premier terme de la négation, alors même que celui-ci est en principe le seul qui soit obligatoire. Paradoxal, hein ?

Les grammairiens ont plein de jolies expressions pour décrire tout ça. Ils parlent de « négation à double détente », de « négation bi-tensive ». Le premier mot de la négation, ce ne trop souvent omis, est appelé « discordantiel », parce que c’est lui qui décroche la phrase du positif et amorce le virage vers le négatif. Et le deuxième mot est appelé « forclusif », parce qu’il termine ce mouvement négatif. Lorsque la négation porte sur l’ensemble de la phrase, elle est dite totale ; dans le cas contraire, elle est souvent dite nucléaire (portant sur un noyau particulier de la phrase).

L’origine des forclusifs

Seul le mot ne (le discordantiel, donc) possède un véritable sens négatif. Il suffit, seul, à produire une négation : je ne veux m’arrêter en si beau chemin. Les forclusifs avaient à l’origine, eux, un sens positif :

  • Je n’avance pas ← Je n’avance pas d’un pas
  • Je n’y vois rien ← Je ne vois pas de chose (de res, rei, la chose)
  • Je n’y vois goutte ← Je ne vois même pas une goutte
  • Je ne mange mie ← Je ne mange pas même une miette

D’ailleurs, il existe encore aujourd’hui des exemples où ces mots conservent un sens positif:

  • « Viendra-t-il jamais ? » = Est-ce qu’il viendra à un moment ?
  • « Vous ai-je jamais déçu ? » = Est-ce que je vous ai déçu à un moment ?
  • « Sait-on jamais ? »

Et on notera que ces phrases sont bien affirmatives, même si le contexte interrogatif fait que ce ne sont pas des affirmations fortes.

L’omission du premier terme dans le langage parlé

Un "no" barré (Pixabay)
Un « no » barré (Pixabay)

Aujourd’hui, en revanche, on a tendance à n’utiliser que le second terme de la négation pour produire des phrases négatives : « Fais pas ci, fais pas ça ! »

Depuis quand ? J’ai utilisé Google Ngram, qui permet d’afficher des graphiques à partir des données numérisées par Google, qui a scanné un nombre impressionnant d’ouvrages récents et anciens. La réponse ne sera pas fiable au sens scientifique, puisque cette recherche ne porte que sur des ouvrages imprimés (or le langage écrit diffère du langage oral) et sur un corpus auquel je n’ai pas directement accès. Mais, un article de blog n’étant pas une thèse de doctorat, on s’en contentera. J’y ai entré les formes « je veux pas », « il veut pas », « je sais pas », « il sait pas ».

  • Jusqu’en 1900, les quatre courbes sont quasiment superposées et très proche de la ligne zéro.
  • A partir du milieu des années trente, les expressions de première personne « je sais pas » et « je veux pas » se développent, tandis que leurs équivalents avec « il » restent très peu représentés.
  • Nouveau virage en 1960. « Je sais pas » commence à grimper à toute vitesse vers le haut du graphique. Apparemment cette expression supporte mieux que d’autres la disparition du discordantiel. « Je veux pas » progresse également de façon conséquente. Les expressions à la troisième personne demeurent en retrait, mais leurs courbes s’élèvent également.
  • Si l’on ajoute le « ne » dans le moteur de recherches, on obtient des courbes beaucoup plus élevées.

Apparemment, donc, si l’on en croit Google, le phénomène demeurerait assez récent à l’écrit, mais gageons qu’il soit plus ancien à l’oral.

  • On trouvera sur le site Prezi un diaporama tentant d’expliquer dans quels contextes le « ne » a le plus tendance à disparaître.

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