Le poème du dimanche : Blaise Cendrars, « Académie Medrano »

J’ai vu circuler sur les réseaux sociaux un poème qui a attiré mon attention parce que la personne qui le citait s’indignait qu’il fût proposé dans la liste des textes pour l’oral du baccalauréat. Il s’agit d’un poème de Blaise Cendrars, intitulé « Académie Medrano ».

Blaise Cendrars (Wikipédia)

Poète, romancier, voyageur, Blaise Cendrars est une figure de la littérature française de la première moitié du vingtième siècle. Surtout connu pour La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913), le poète a également écrit un roman, L’or, en 1925, ainsi que des Mémoires publiés à partir de 1945. Originaire de Suisse, Blaise Cendrars s’est engagé dans l’armée française pendant la Première Guerre Mondiale, où il a perdu son bras droit ; il est donc naturalisé français en 1916.

Le poème qui a suscité — bien à tort, à mon avis — l’indignation de certains internautes s’intitule « Académie Médrano », du nom d’un cirque qui existait à cette époque (et qui existe encore aujourd’hui). Il fait partie des Sonnets dénaturés de Cendrars. Ce poème présente un travail sur la typographie qui m’oblige à le citer sous la forme d’une image plutôt que sous forme de texte, afin que la disposition des mots sur la page soit conservée. J’ai trouvé ce fac-similé du poème sur Internet, où de très nombreux sites de pédagogie en proposent une analyse.

https://www.studocu.com/fr/document/lycee-polyvalent-du-francois/francais/texte-4-academie-medrano/95229616

Des commentaires de ce poème, il y en a déjà des dizaines sur Internet, et c’est pourquoi je voudrais ici en proposer une lecture moins scolaire, avec à l’esprit cette question : l’étude de ce poème est-elle trop difficile ou inadaptée pour des élèves ? Annonçons, sans surprise, que je pense que non, étant donné que les textes que les élèves auront à expliquer lors de l’oral du baccalauréat auront été étudiés en classe, et que tous les éléments nécessaires auront été fournis par le professeur.

Tradition et réinvention

Les élèves pouvaient, en particulier, s’appuyer sur leur connaissance de poèmes de facture plus « classique », afin de montrer la modernité du poème, mais aussi les nombreux échos avec la tradition poétique que le poète cherche à renouveler.

La tradition du sonnet et de sa réinvention

Les élèves n’ignoreront pas que le sonnet, forme fixe d’origine italienne à laquelle Pétrarque a donné ses lettres de noblesse, a connu de nombreux avatars. Shakespeare, Baudelaire, Rimbaud, entre autres, se sont approprié le sonnet, et en ont fait autre chose que ce qu’il était au départ. Verlaine a joué avec la forme-sonnet, proposant par exemple un sonnet inversé (les tercets précédent les quatrains) dans « Résignation ». Plus tard, les Oulipiens s’amuseront aussi avec le sonnet, créant le « sonnet irrationnel » dont les quatorze vers sont répartis selon les décimales du nombre Pi (3 – 1 – 4 – 1 – 5).

Les poèmes visuels

Ce qui frappe d’emblée, avant même d’avoir lu le poème, c’est que ce « sonnet dénaturé » ne ressemble pas du tout à un sonnet, et, à vrai dire, pas tellement non plus à l’image que l’on se fait traditionnellement d’un poème. Or, Cendrars n’est pas le premier à user des possibilités de la typographie et de la mise en pages à des fins poétiques.

Un précédent incontournable est le fameux « Coup de dés » de Stéphane Mallarmé. Le poème est dispersé sur plusieurs pages, avec des variations de tailles de police, d’espacement et de placement des mots, créant un effet visuel novateur. Le texte est fragmenté, avec des bribes de phrases et des mots isolés, brisant la lecture linéaire traditionnelle. Cette présentation visuelle reflète le chaos et l’aléatoire évoqués par le thème du poème de Mallarmé.

Un peu plus tard, les Calligrammes de Guillaume Apollinaire, parus en 1918, jouent à leur tour avec leur forme visuelle : les mots sont disposés sur la page pour former, cette fois-ci, des images ou des motifs. Ces poèmes-dessins sont conçus pour être vus autant que lus, ajoutant une dimension graphique à la poésie. Apollinaire joue avec la typographie et la mise en page pour renforcer le sens des poèmes, qui évoquent notamment la Première Guerre Mondiale.

La notion d’ « art poétique »

Une lecture très superficielle du poème suffit pour se rendre compte que celui-ci parle avant tout… de poésie elle-même. Et cet auto-centrage de la poésie sur elle-même est, là encore, l’héritage d’une longue tradition, celle de « l’art poétique ». On entend par cette expression des textes dans lesquels leur auteur défend une vision de l’art, et condense en quelque sorte son Credo poétique.

Un des exemples les plus célèbres est « L’Art poétique » de Nicolas Boileau, publié en 1674, où il défend les principes du classicisme, tels que la clarté, la rigueur et l’imitation des Anciens. Au XIXe siècle, Théophile Gautier, dans son poème « L’Art » (inclus dans « maux et Camées, 1852), prône l’idée de l’art pour l’art, valorisant la beauté formelle et l’importance de la perfection esthétique. Blaise Cendrars, avec ses réflexions sur la poésie et son approche novatrice, s’inscrit dans cette tradition en explorant de manière métapoétique la nature même de l’acte créatif.

Il faudrait, bien entendu, relever les différentes occurrences de ce champ lexical de la poésie. Il est question de la « langue », de « vers », de « formes fixes », de « belles lettres »… Surtout, ce qui permet de relier ce poème au genre de l’Art poétique, ce sont les impératifs « Danse », « Mesure », « Fixe » : ces verbes se lisent comme des injonctions par lesquelles Blaise Cendrars indique ce qu’il faut faire pour être un bon poète.

Bien sûr, il s’agit d’un « Art poétique » bien désinvolte, où le poète ne se prend pas au sérieux. Blaise Cendrars invite son destinataire à danser avec la langue, à effectuer des acrobaties verbales, et à embrasser la liberté formelle et l’innovation. En déconstruisant les formes classiques et en jouant avec la typographie, Cendrars redéfinit ce que la poésie peut être, transformant le poème en un acte de création dynamique et visuel.

Cette désinvolture transparaît nettement dans les répétitions, les échos sonores, les redondances, telles que « mesure les beaux vers mesurés » et « fixe les formes fixes ». Ces tournures montrent que le poète ne se prend pas au sérieux, et adopte un ton décalé par rapport à la tradition poétique. De même, le choix d’une police très ornée pour « Les Belles Lettres » révèle l’ironie du poète, et sa critique d’une sacralisation excessive de la poésie.

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Dans ce poème, le jeu avec les héritages s’inscrit dans une volonté de redéfinir la poésie à partir d’une métaphore centrale qui est celle du cirque. Cela nous amène ainsi à explorer la façon dont Cendrars transpose les prouesses des artistes de cirque à l’acte créatif, désacralisant ainsi la poésie pour la rendre plus accessible et dynamique.

Le cirque de la poésie

Le poème est riche en références au cirque : « entrechat », « tour de piste », « jongleurs », « trapézistes », « clown »., « saut périlleux », « coup de fouet ».. Ces images évoquent un monde de spectacle, de performance, et d’adresse physique, transposant ces qualités au domaine de la poésie.

La poésie est comparée à une performance de cirque, où le poète doit être un acrobate des mots, jonglant avec les vers et exécutant des figures stylistiques audacieuses. Cette analogie désacralise la poésie, la présentant non pas comme une activité solennelle et introspective, mais comme un acte de créativité joyeux et spectaculaire.

Ce que ne doivent pas manquer de comprendre les élèves, c’est que le cirque est un art par essence populaire, là où la poésie est, bien souvent, trop souvent, élitiste. Choisir le cirque comme métaphore de la poésie, c’est revendiquer une poésie accessible, qui accepte de se donner en spectacle pour le divertissement du spectateur, au lieu de se réfugier dans des tours d’ivoire et de se glorifier du privilège d’être incompris. En assimilant la poésie à un spectacle de cirque, Cendrars offre une définition de la poésie qui est volontairement légère et désinvolte. Il s’oppose à une vision élitiste et sacralisée de l’art poétique, préférant une approche ludique et accessible, où le poète est avant tout un performeur.

Bien évidemment, les audaces formelles prennent ici tout leur sens, puisqu’elles incarnent visuellement cette définition de la poésie. Quand Blaise Cendrars choisit d’écrire de droite à gauche et non plus de gauche à droite, ce n’est pas simplement par fantaisie gratuite, c’est pour mimer le va-et-vient du trapèze qui fait des aller-retours sur la piste du cirque. En somme, le poète ne boude pas son plaisir d’aller au cirque, en dépeint une image joyeuse et vivante, et marque le souhait d’une poésie qui soit à l’image de cet art populaire.

La gravité derrière la légèreté

Joyeux, vivant, dynamique, le poème l’est sans conteste, et cela peut paraître étonnant quand on sait qu’il a été écrit en 1916, en pleine guerre mondiale, à une date où la préoccupation première des gens n’était certainement pas d’aller au cirque. Cette légèreté apparente peut être vue comme une forme de résistance à la brutalité de la guerre, une manière de maintenir la créativité et la joie face à l’horreur.

Mais, à relire le poème, on se rend compte qu’il est bien plus grave qu’il n’en a l’air. La fin du poème nous aiguille : « Les billets de faveur sont supprimés ». Il n’y aura donc pas d’invitation gratuite. Donc, la fête est finie, circulez y’a rien à voir ! On peut y voir, encore que ce ne soit pas certain, une référence au contexte guerrier dans lequel a été écrit le poème.

Remontons d’un vers : « Il faut que ta langue passe à la caisse ». Payer l’addition, quoi. C’est comme un retour à la réalité après un beau rêve. L’expression populaire marque ce moment où on arrête de rigoler et où on assume les conséquences de ses actes. On a déjà vu plus drôle.

Remontons encore un peu plus haut : « Le clown est dans le tonneau malaxé ». Ce n’est pas vraiment une position très enviable. Il vient à l’esprit des images où le clown est propulsé dans un canon. Le clown, pour faire rire le public, s’inflige parfois des actions dangereuses ou douloureuses. Et si le poète est un clown, alors peut-être rit-on de lui plus qu’on ne l’admire réellement…

Remontons encore plus haut : « Les Affiches se fichent de toi, te mordent ». Au-delà du plaisant écho phonétique, il y a ici une image de violence, de moquerie. Le poète est peut-être ici, moins un artiste de cirque qu’une bête de foire, sommé de faire son petit numéro.

L’expression « bête de foire » vient du fait que, dans les foires, certains animaux étaient en exposition. Le XIXe siècle a même connu des « zoos humains », où des personnes issues d’ethnies lointaines étaient exposées, présentées comme des curiosités exotiques, sans aucun respect pour leur dignité.

Ici, on peut se demander dans quelle mesure les impératifs du début du poème n’exhortent pas le poète à se livrer à un numéro de bête de foire. Il y aurait une nuance dépréciative dans ce « Danse ! », un ton qui serait celui du public sommant la bête de foire de se mouvoir. Cette interprétation change complètement la donne par rapport à celle proposée plus haut, celle d’une revendication du cirque présenté comme une image positive pour la poésie. Pour moi, les deux interprétations sont toutes deux valables, et toutes deux revendiquées par le poète, qui, d’un côté, fait l’éloge de la poésie comme performance de cirque, et, dans le même temps, s’en prend au fait que l’on veuille réduire le poète à n’être qu’un amuseur, qu’une curiosité, qu’une bête de foire.

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Cette gravité sous-jacente était le seul élément un peu difficile à discerner, et je pense que nombre d’élèves en seront restés à la légèreté. Il ne me semble donc pas que la proposition d’un tel poème soit trop difficile pour des lycéens, bien au contraire, puisque la présentation formelle du poème oriente déjà vers une lecture qu’il suffit ensuite de justifier. J’ai trouvé ce poème intéressant, et d’autant plus facile à commenter qu’il y a des éléments qui sautent au nez. Les ruptures par rapport à la tradition sont faciles à identifier (ce n’est pas tous les jours qu’on se met à écrire de droite à gauche !). J’ai au contraire l’impression que le professeur qui a choisi ce poème, et qui l’a étudié avec ses élèves, a donné à ces derniers un poème stimulant, intéressant à commenter, et face auquel on ne peut rester indifférent.

Et vous, qu’avez-vous pensé de ce poème ? C’est dans les commentaires que ça se passe…

2 commentaires sur « Le poème du dimanche : Blaise Cendrars, « Académie Medrano » »

  1. Je ne connaissais pas ce poème et le commentaire que vous en avez fait m’enchante! ! Je le lirai et le relirai encore car sa profondeur m’avait échappée ! Grâce à vous, le texte s’éclaire et devient fascinant . Merci

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