La tempête Alex a beaucoup fait parler de la vallée de la Roya. La France entière a eu vent de cette catastrophe qui a durement touché les villages de l’arrière-pays mentonnais, à deux pas de la frontière italienne. Quelques années plus tard, tout n’est pas encore réglé, tant s’en faut, mais les villages ont repris vie, et les traces de la tempête ne sont plus que de discrets stigmates. Et c’est pour une toute autre raison que je vais aujourd’hui vous parler des villages de Breil et de Saorge: c’est ici que s’est exporté, pour le week-end, le festival Poët Poët.
Ce week-end magique, je voudrais vous le raconter tel que je l’ai vécu, en optant non pour une présentation « journalistique » des événements, mais pour un récit chronologique, à la première personne, qui inclut de nombreux moments que les spectateurs n’auront pas vus, mais qui font tout autant partie, pour moi, du bonheur de ces « Journées Poët Poët ».



Les préparatifs
05h00. Je suis réveillé tôt, bien avant le réveil que j’avais fixé une heure plus tard. Je traîne un peu, je lis, puis je déjeune et me prépare.
08h07. C’est l’heure qui s’affiche sur l’autoradio de ma voiture, quand je prends la route, à partir de Cagnes. Un soleil radieux brille au dessus de la mer. Pas grand monde sur l’autoroute, ce qui est normal pour un samedi matin. En particulier, une fois passé Monaco, il n’y a presque plus personne, jusqu’à Menton puis jusqu’à la frontière. Il faut sortir de l’autoroute à Vintimille, et prendre la vallée de la Roya, en suivant le panneau « Tende-Cuneo ».
9h45. J’arrive à Saorge, après un petit arrêt à Breil pour consulter mes messages. Pour être déjà venu à plusieurs reprises, je sais qu’il est quasiment impossible de trouver à se garer dans le village. Je range ma voiture en contrebas, et je poursuis à pied jusqu’au monastère. Le site n’est plus habité par les franciscains depuis longtemps. Le monastère est devenu un monument national ouvert au public, et accueille ponctuellement des résidences d’artistes. À l’accueil, on me confirme que je peux monter la voiture le temps du déchargement des nombreuses courses faites la veille. C’est en redescendant à la voiture que je croise Frédéric, membre du PoëtBuro, et Marina Skalova, poétesse invitée du week-end. Je fais deux aller-retours pour remonter les courses jusqu’au monastère sur le chemin pentu, en sueur, car malgré l’altitude, il fait plutôt chaud pour un mois de mars.
12h00. Je dispose d’un peu de temps libre. Marina Skalova se repose après son long voyage jusqu’à Saorge. J’en profite pour me promener dans les jardins du monastère, parmi les arbres en fleur qui sentent bon le printemps, contemplant la vue sur la vallée depuis ce point de vue élevé. Je parcours également le cloître, admirant les fresques consacrées à la vie de Saint François. Ce couvent est vraiment très paisible ; c’est un lieu idéal pour se laisser voyager dans le monde de la poésie.
13h00. Frédéric, Marina et moi mangeons à une auberge dans Breil. C’est l’occasion de faire connaissance avec la poétesse, chargée de l’animation de l’atelier d’écriture de l’après-midi. Nous évoquons également les prochains événements du festival, en particulier la lecture de mardi soir à la librairie Masséna, où je serai chargé de présenter la poète et de mener un entretien avec elle.



Atelier d’écriture du sous-sol de la bibliothèque
14h00. La bibliothèque de Breil se trouve tout près, à l’autre bout de la ruelle. Nous sommes accueillis par Hélène, une bibliothécaire passionnée, au léger accent néerlandais, qui organise régulièrement des ateliers d’écriture avec des villageois qui viennent régulièrement. On nous fait descendre au sous-sol de la bibliothèque, dans une pièce où sont suspendues des mouettes en carton. Nous nous installons, Marina prépare son ordinateur, et bien vite les participants font leur entrée.
Quatre personnes participent à l’atelier d’écriture. Un collégien de sixième, et trois retraités, deux femmes et un homme, auxquels s’ajoute la bibliothécaire elle-même. Ces habitués des ateliers d’écriture, on s’en rend compte dès qu’ils se présentent, ont des choses à dire.
Marina Skalova commence par faire écouter un extrait d’atelier d’écriture qu’elle a conduit avec des personnes qui n’avaient aucune langue en commun, et qui ont malgré tout réussi à faire poésie en jouant sur les signifiants plutôt que sur les signifiés. Dans une sorte de ping-pong oral, ils énoncent, chacun dans leur langue, des mots phonétiquement proches du mot précédent. Sur ce modèle, nous avons créé une toile de mots à partir d’un mot de départ, choisi par un participant, qui a été « bigoudi ». Cette liste de mots a été la matière d’ un premier travail d’écriture, consistant à écrire en vingt minutes un texte comportant au moins vingt de ces mots.
Au terme des vingt minutes, chacun a lu son texte, et les productions ont toutes été très différentes entre elles, intéressantes et drôles à la fois.
Ensuite, Marina Skalova lance une deuxième incitation en diffusant au vidéoprojecteur une performance de Ghérasim Luca intitulée « Passionnément ». On assiste à une scène à la fois drôle et douloureuse, où le personnage bégaie sans pouvoir s’exprimer simplement. Les répétitions de syllabes illustrent ce corps qui ne parvient pas à produire verbalement la pensée. Cela m’a fait penser à certaines pièces de Samuel Beckett, ou encore au « grommelot » cher à Dario Fo.
Les participants déclarent de façon assez unanime n’avoir guère aimé ce texte insolite. Ils se l’approprient davantage par la lecture à haute voix. Et ils se plient volontiers à la seconde consigne d’écriture: sur le même modele, partir d’une syllabe et l’amplifier. Cela a, là encore, donné lieu à des propositions intéressantes.
Nous expliquons aux participants qu’une restitution de ces textes est prévue le lendemain au Monastère de Saorge. Certains d’entre eux ne pourront être là, limités dans leurs déplacements par l’âge ou par le manque de moyens de transport. Mais Hélène se charge de récupérer les textes pour la restitution du lendemain.


Une soirée au monastère
Après l’atelier, je ramène Marina Skalova en voiture au monastère de Saorge. Le trajet dure moins de dix minutes, mais c’est sans compter la marche à pied du parking jusqu’au monastère.
Là-haut, je rencontre Tristan Blumel, poète et membre du PoëtBuro. Avec lui, nous réfléchissons aux repas du soir et du lendemain. Nous allons ensemble jusqu’à l’épicerie Vival du village pour compléter les courses que j’avais faites, avec des pâtes, du riz, de la purée de tomates. Tristan prépare une sauce tomate. Le reste de la troupe n’arrivera qu’en soirée: il est à Mouans-Sartoux pour la performance croisée de Sabine Venaruzzo et de la poète et traductrice Salpy Baghdassarian. Nous recevons un message signalant leur arrivée vers 20h30 et sortons pour les aider à porter leurs bagages.
21h00. C’est enfin le moment du repas partagé avec les membres du PoëtBuro et les poètes invités du festival. Un moment simple, chaleureux, ponctué de rires et de chants. C’est le signe que la mayonnaise a pris. Les deux poétesses invitées, Marina Skalova et Salpy Baghdassarian, sont heureuses d’être là, et se sont mises au diapason de notre joyeuse équipe. Cela augure le meilleur pour la journée du lendemain.

23h00. Le repas se termine. Pour remonter dans nos cellules monacales, dont certaines sont décorées de fresques, il faut traverser le cloître dans l’obscurité. Cela fait partie du plaisir de passer la nuit dans un monument historique. Le monastère se replonge dans le silence. Grâce au petit radiateur électrique installé dans la chambre, il ne fait pas froid. Je sais que je vais bien dormir.
Atelier d’écriture en Pouasie
06h00. Je me réveille, après avoir dormi d’une traite. On entend un chien au loin. Je profite de l’heure matinale pour rédiger cet article. Tout est calme. J’ouvre délicatement les volets. Rien ne bouge. Au bout d’un moment, je descends jusqu’à la cuisine. La grande cheminée d’ardoise est silencieuse. Personne d’autre n’est encore descendu. J’ai encore le temps de lire un petit moment.
08h00. À la cuisine, je croise Frédéric. Je fais chauffer de l’eau pour le thé. Petit à petit, les habitants du monastère descendent pour un petit-déjeuner en commun.
09h30. Je prépare l’atelier d’écriture qui aura lieu à 10h. Dix-neuf personnes se sont inscrites, c’est beaucoup plus que les autres années. Avec les gérants du monastère, nous décidons d’installer l’atelier dans le réfectoire et non dans la petite bibliothèque de l’étage.



10h00. Les participants à l’atelier d’écriture commencent à affluer. Je leur demande de s’asseoir sur les bancs du réfectoire. Je leur présente rapidement le festival, les poètes invités, le programme de la journée, et le principe de l’atelier d’écriture avec restitution orale l’après-midi. puis, je les invite à sortir pour faire le tour du jardin. Une promenade méditative et silencieuse, pour prendre l’inspiration avant d’expirer ses mots. Quelques exercices d’étirements, proches de la relaxation que je propose à mes élèves, avant d’entrer à nouveau dans le réfectoire. Là, les participants jettent leurs premiers mots sur la feuille.
Deuxième sollicitation : la circulation des livres. Je présente les poètes du festival, James Noël, Marina Skalova, Salpy Baghdassarian, Jean-Pierre Siméon. Quelques autres voix importantes des « frontières » du monde, de l’espace, du temps, du corps… Puis, je fais circuler les livres de main en main. Chacun n’a que quelques secondes pour piocher des mots dans un livre, avant de devoir prendre le suivant.
Troisième sollicitation: un « brainstorming » très classique autour du mot-clef « frontières ». Le paper-board s’emplit assez vite d’un nuage de mots.
C’est alors que j’ai laissé une petite demi-heure à l’assistance pour que chacun écrive à partir de ces trois collectes successives. Une consigne volontairement ouverte, susceptible d’aboutir à des productions très différentes entre elles, et qui laisse un espace suffisant à la sensibilité propre de chacun.
11h30. Je mets un terme à l’écriture. Nous passons à la mise en voie. Pour dédramatiser cet instant, pour éviter de le rendre trop solennel et intimidant, je propose un virelangue récité à l’unisson. Les participants lisent alors leurs textes et je suis très ému par leur force poétique. Au vu du grand nombre de participants, je donne quelques indications pour assurer la fluidité de la lecture de l’après-midi.
12h00. Les participants sont libérés jusqu’à 14h00. Je participe au repas partagé avec les poètes et le PoëtBuro. Encore un bon moment de partage et d’amitié, autour d’une bonne polenta accompagnée de Perugine.
Déambulations poétiques dans le monastère
14h00. Le public est rassemblé dans le jardin du monastère. La chorale dirigée par Gwen Masséglia entonne un chant polyphonique. Les voix s’élèvent dans la vallée, comme portées par cet écrin de montagnes. Cet accompagnement musical trace un trait d’union entre chaque performance poétique.
Tristan Blumel, poète membre du PoëtBuro, est assis en tailleur au centre d’un drap blanc. Il se lève, brandissant un énorme cahier. Celui-ci contient un condensé du résultat des ateliers qu’il a menés avec les élèves de l’école de Saorge-Fontan.


Direction, ensuite, le réfectoire du monastère, pour une restitution des productions de l’atelier mené la veille à Breil par Marina Skalova. C’est ensuite dans le cloître que les participants l’atelier du matin liront leurs textes.


L’assistance est ensuite conduite dans la belle église baroque du monastère. Là, la chorale présente la surprise faite à la poète Salpy Baghdassarian : la mise en musique d’un de ses poèmes. Salpy et Sabine poursuivent avec une lecture à deux voix de Quarnte cerfs-volants, en français et en arabe. L’émotion est très vive, tant ces poèmes sur la violence conjugale sont forts.
Retour, ensuite, dans les jardins du monastère. La chorale adresse un chant à Marina Skalova, qui répond en lisant des poèmes sur l’exil, sur le flux des migrants, sur l’utérus des femmes qui est un vaisseau spatial. Des textes très puissants, au cœur de l’humain et des enjeux contemporains, qu’il faudra que je commente plus abondamment dans un autre article.




Pour terminer, Sabine, Tristan et moi improvisons une lecture incarnée des « mots ressentis » recueillis lors de l’événement précédent, et demandons à l’assistance de laisser son propre ressenti sur de petits papiers blancs.
La journée se termine par un goûter partagé entre les poètes et le public, dans l’abolition totale des frontières entre ces deux notions. Nous nous sommes régalés des gâteaux de Tristan et des biscuits argentins d’Ariel, qui était ainsi présent par la pensée. Un beau moment de convivialité pour clore ces deux jours passés dans la vallée de la Roya.
Je conserverai de ce week-end le souvenir de beaux moments de fraternité. On demande parfois ce que c’est que de vivre en poète, d’habiter poétiquement le monde. Pour moi, c’est exactement cela : cette simplicité du partage, cette évidence de l’amitié, cette authenticité de l’émotion. Il ne s’agit plus simplement d’une performance ou d’un spectacle mais de la vie elle-même, qui, au contact de la poésie, aidée sans doute par la magie de ce lieu particulier, perd tout caractère routinier, pour retrouver son énergie première, sa force d’humanité, sa véritable beauté.
et mercredi 22 c’était mon tour à la médiathèque de Breil/Roya : https://www.patrick-joquel.com/rencontres/breil/
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J’ai beaucoup aimé cette « présentation des événements » !
« On demande parfois ce que c’est que de vivre en poète, d’habiter poétiquement le monde. Pour moi, c’est exactement cela : cette simplicité du partage, cette évidence de l’amitié, cette authenticité de l’émotion. »
Très beau !
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