36 souvenirs

Aujourd’hui, pour mes 36 ans, je vous livre trente-six souvenirs, des éclats de vécu, présentés dans leur discontinuité. Certains sont légers et relèvent de l’anecdote, d’autres sont plus intimes, mais tous peuvent être vus comme des marches d’un escalier qui conduit à la personne que je suis aujourd’hui.

J’ai trois ans, je suis dans le hall d’un grand hôpital. Quelque part, plus haut dans les étages, maman donne naissance à ma petite sœur. Je suis avec papi et mamie. Je regarde avec attention le petit réveil à piles que l’on vient de m’offrir. Il est vert pâle, avec une image de vélo qui tourne sur elle-même en guise de trotteuse. Mes parents ont fait en sorte que, en ce jour qui est celui de la naissance de ma sœur, je ne me sente pas mis de côté. J’ai au contraire été bien gâté. Papi me filme avec son caméscope.

Ma petite sœur est rigolote, même si elle dort longtemps. J’aime secouer son landau, mais maman trouve que j’y vais trop fort. Quand je veux lui faire un bisou, elle me tète la joue !

Je suis à l’école maternelle. J’ai un anorak vert avec une capuche à fourrure. J’ai un goûter dans ma poche. Je grimpe à la grande structure commune aux deux écoles. Je dévale le toboggan et recommence à n’en plus finir. Soudain, je m’arrête. Je ne reconnais plus aucun enfant. C’est désormais le tour des élèves de l’autre école. Je descends de la structure et je constate que la barrière d’accès à la cour est fermée. Je suis convaincu que ne reverrai plus jamais ni mon école ni mes parents. Je pleure. Une dame de service (je ne disais pas ATSEM à l’époque) me remarque et me ramène dans mon école. J’ai eu très peur, mais au lieu de me rassurer, elle me gronde.

J’ai un ours en peluche qui s’appelle Néné. Il a un nœud papillon. Un jour, je l’oublie au dortoir de l’école et je suis très triste. Après les grandes vacances, papa va voir mon ancienne maîtresse. Elle lui tend mon ours, mais je ne le reconnais pas. Il n’a plus la même odeur. Je le rends à la maîtresse en lui disant que ce n’est pas le bon. Heureusement, papa le reconnaît et nous récupérons Néné.

Je suis en Grande Section, des équipes de France 3 viennent filmer la classe. Je porte un polo marron que je n’aime pas trop parce qu’il y a des boutons au col. Nous devons dessiner la météo, mais moi je dessine un soleil-échelle. Je ne sens pas les adultes très réceptifs à ma fantaisie.

Parfois, la maîtresse dit mon prénom avec une grosse voix qui fait peur. Je ne sais pas que c’est à cause d’une chanson de Johnny Hallyday.

Je n’aime pas quand nous faisons des séances de sport sur le toit. J’ai peur du vide autour, et il n’y a pas d’ombre. On nous fait jouer au facteur qui n’est pas passé et qui ne passera jamais. En revanche, j’aime bien quand la maîtresse nous fait asseoir dans l’escalier. Les marches nous servent de gradins. La maîtresse sort les instruments de musique, les maracas et les tambourins, et nous faisons beaucoup de bruit !

Pendant les vacances, je vais chez mes grands-parents à la montagne. Je dois faire la sieste dans un lit à barreaux à côté duquel sont suspendues au mur des clochettes. Mamie veut me faire rire en remuant les clochettes, mais papi ne veut surtout pas que je fasse du bruit avec.

Après les vacances, j’entre au CP dans la classe de papa. L’école du Bois de Boulogne a un grand hall avec un mur ajouré, et une cour toute grise. La classe est à l’étage. Au plafond, il y a un mobile avec l’albatros de Bernard et Bianca. Nous lisons les histoires de Ratus.

Un jour, nous faisons une séance d’arts plastiques. Il faut trouver comment représenter des couleurs vives sur du Canson gris terne. Je n’en ai aucune idée. J’ai éliminé les feutres, les crayons de couleur, la peinture à l’eau. Je suis totalement perplexe. C’est un camarade qui a trouvé la solution : coller des gommettes. Je m’en veux de n’avoir pas trouvé.

Nous avons étudié la guitare de Picasso. Nous aussi, nous construisons une guitare cubiste géante. Il faut tisser les cordes de la guitare en dévidant une pelote de laine. Papa nous fait courir dans le couloir en tirant le fil.

Pour la séance de sciences, Papa nous fait asseoir par terre devant le tableau. Il y a plein de coquillages. Il faut les trier en familles. Il y a les couteaux, les monovalves, les bivalves.

Après les vacances, j’irai dans une nouvelle école : je serai en CE1 dans la classe de Maman. Je suis content, comme ça je pourrai être tout le temps avec elle.

C’est la rentrée. Il pleut des cordes. Nous passons par l’entrée arrière de l’école maternelle. On laisse ma petite sœur dans son école, puis nous franchissons la petite porte de liaison pour rejoindre l’élémentaire.

À la récréation, tous les enfants sortent dans la cour, mais moi je veux rester avec maman. Après tout, elle est la raison pour laquelle j’étais content de changer d’école. Elle ne voit pas du tout les choses comme ça. Elle me dit d’aller jouer avec une petite fille de la classe qui n’était pas encore sortie. C’est le début de trente ans d’amitié.

Vers la fin de l’année, nous partons en classe verte à Andon. J’aime bien la tyrolienne devant le bâtiment, mais je déteste le dortoir. Il n’y a pas de petite veilleuse comme dans ma chambre, à part la lumière verte du signal d’évacuation dans le couloir. Les autres font du bruit, assez discrètement pour ne pas être remarqués du surveillant, mais suffisamment pour m’empêcher de dormir.

À la fin de la semaine, il y a la boum. J’aime bien la lumière qui clignote, mais je n’aime pas la musique trop forte. Je veux danser le slow avec mon meilleur ami, mais ça fait rire tout le monde.

Pendant les vacances, papa a sorti son microscope. Il a mis dans ses lamelles un peu de l’eau boueuse du ruisseau. Je suis émerveillé de voir des organismes minuscules révéler leurs formes monstrueuses. Un autre jour, il a mis des feuilles dans un mixeur, et a filtré le jus vert. La chlorophylle s’est séparée du carotène. La couleur verte des feuilles en été s’ajoute à la couleur orange et la masque.

Maman nous a appris à découper des flocons de papier à l’approche de Noël. Nous décorons le sapin et nous chantons : « Flocon, papillon, la fenêtre, la fenêtre, flocon, papillon, la fenêtre est en coton. »

Je dois avoir 7 ou 8 ans. Une guêpe vient de me piquer. J’ai mal. Maman a écrasé la guêpe avec rage en criant : « Je t’interdis de faire du mal à mon petit ! » C’est la première fois de ma vie que j’entends Maman crier. Je suis très ému parce que j’ai senti qu’elle avait eu peur pour moi.

J’ai presque 6 ans. Je suis dans le garage. Papa a installé son matériel de musique. Il m’enregistre lisant l’histoire d’une base lunaire où des explorateurs découvrent des dinosaures. Une histoire écrite ensemble. Papa a fait les bruitages et moi je lis le texte que nous avons écrit en dictée à l’adulte. Nous ferons aussi le roman photo de cette histoire en photographiant des Légos. L’année suivante, naîtrait sur le même principe la première version de l’histoire de Kiltor Dawson, que nous adapterions ensuite en jeu de société, et que nous réécririons pendant l’été entre le CM2 et la 6e. Quand je serai grand, j’écrirai des livres.

C’est l’hiver. J’apprends à skier à l’Audibergue. La neige est trop glacée. Mamie me prend entre ses jambes. Elle non plus ne parvient pas à contrôler sa trajectoire ni à s’arrêter. Nous nous rapprochons toujours plus du ravin qui borde la piste. Fatalement, nous tombons dans le ravin, où nous sommes accueillis par un berceau de branches de pin. À gauche, à droite, plus bas, de dangereux rochers auraient pu gravement nous blesser.

Nous sommes à la plage. Papi est parti en exploration avec masque et tuba. Soudain, nous le voyons revenir. Un gros poulpe s’agrippe à son ventre. Papi gardera plusieurs jours les marques des ventouses sur son abdomen.

Avec ma meilleure amie et mon meilleur ami, nous formons le « Trio Infernal ». Nous nous entendons très bien pendant les récréations. Nous ignorons, à ce moment-là, que notre amitié sera toujours aussi vive plus de 30 ans plus tard.

Nous sommes en CM2. Un gros projet anime la fin d’année : notre participation à un rallye-lecture qui rassemble de nombreuses classes. Il faut lire de nombreux livres pour être capables de répondre à un quiz. Et ensuite, chaque classe propose un spectacle autour de l’un des livres. Nous avons choisi le Roi du Jazz, un roman consacré à la vie de Louis Armstrong. Nous avons construit les décors sous la forme d’un livre géant dont on tourne les pages pour changer de décor. Moi, j’étais le narrateur. J’ai su, dès cet instant, que j’étais parfaitement à mon aise sur scène, et que j’adorais me donner en spectacle.

L’entrée en sixième. Un bâtiment gris et vétuste. Mes amis et moi sommes volontaires pour faire partie de la classe de dominante musicale. Le jour de la rentrée, nous devons faire un test de motivation. Le prof de musique aime bien plaisanter, mais il est en même temps très intransigeant sur la discipline.

Les collégiens sont bizarres. Mis à part ceux qui aiment le foot, ils ne jouent à rien pendant la récréation. Ils préfèrent s’ennuyer plutôt que de donner l’impression d’être des enfants.

Je passe devant un élève de troisième pour traverser la cour. Il me hurle dessus en disant de baisser les yeux. Apparemment il ne supporte pas qu’on croise son regard.

Régulièrement, il y en a deux qui se battent. Un attroupement se forme rapidement, poussant des cris de joie: « La baston ! La baston ! » Je ne suis décidément pas du même monde qu’eux.

Les élèves de ma classe sont déjà au portail quand mes parents me déposent devant le collège. Ils sont assis sur le muret, clope au bec, l’air blasé. Je ne m’entends pas avec eux. Ils m’appellent l’intello et refusent de m’adresser la parole. Cela me va très bien, parce que j’ai mes deux meilleurs amis.

Cannes, palais des Festivals. Juin 1998. J’ai onze ans. Nous jouons dans le grand auditorium. Plus de six cent élèves, pour chanter le Gloria de Vivaldi. Accompagnés par un orchestre philharmonique. Dirigés par le grand Philippe Bender. Nous sommes impressionnés, aux premières loges pour voir les musiciens. C’est incroyable.

Ma prof de français m’a remarqué. Elle a lu mon expression écrite des évaluations nationales à toutes ses classes. Je passe encore plus pour l’intello de service. Mais elle me propose d’écrire un poème sur le thème de la mer, afin de participer au concours académique d’écriture poétique. J’arrive à la troisième place.

Classe de cinquième. L’ambiance est bien meilleure. Le fait de faire du latin y est pour beaucoup. Dans la classe,  il y a aussi ceux qui ont choisi l’allemand comme première langue. La prof de latin est sympa, et le travail demandé est facile. Pour la première fois de ma vie, j’ai 20 de moyenne dans une discipline.

Il y a une nouveauté, cette année-là, les parcours diversifiés. Mes amis et moi choisissons le parcours médiéval, animé par notre prof de français que nous aimons beaucoup. Nous sommes initiés à l’enluminure par un enlumineur professionnel, tous les jeudis soirs. Nous participerons à la fête médiévale à la fin de l’année.

Pour la fête médiévale, on me propose de participer à un concours de poésie. Le thème est évidemment le Moyen Âge, et le premier prix est offert par le fauconnier. Alors, j’écris un poème sur le thème de la fauconnerie. J’obtiens le premier prix. Mon poème est récité par un troubadour lors du grand banquet médiéval. Et pendant les grandes vacances, je suis invité à accompagner le fauconnier à l’hippodrome. Les faucons permettent de chasser les souris sans effrayer les chevaux. Je dois revêtir un gant spécial, et les faucons viennent se poser sur mon bras. Mais je suis un peu dégoûté par la viande crue qu’il faut leur donner.

Notre jardin se prolonge sans clôture jusqu’à la forêt. J’aime cette absence de discontinuité. Il arrive qu’un serpent ou un crapaud arrivent jusqu’à nos yeux émerveillés. Nous construisons des cabanes, taillons des labyrinthes dans les broussailles de rondes.

Je suis en quatrième quand j’attrape une mauvaise coqueluche. Je tousse très fort, au point que cela me donne envie de vomir, le soir, quand il faut se mettre en position allongée pour dormir. Je vomis presque tous les soirs. Ma sœur, mes grands-parents et mes cousines l’ont aussi attrapé. Je tiens malgré tout à participer à la dictée des dicos d’or, où j’étais arrivé en finale régionale l’année précédente. Mais je suis trop faible pour me concentrer et je fais beaucoup d’erreurs.

Notre prof de musique a écrit une comédie musicale. Le spectacle de fin d’année a des airs de grosse production. Solistes, choristes, récitants, danseurs, musiciens… C’est du grand spectacle. Je n’oublierai jamais ces moments intenses de scène dans la chorale du collège.

11 septembre 2001. J’ai 14 ans. Nous sommes réunis sur le parvis de la mairie pour la cérémonie de remise des prix des résultats au Brevet des collèges. Le maire dit qu’il ne faut pas s’inquiéter, que les murs de la mairie sont solides. Je ne sais pas à quoi il fait allusion. De retour à la maison, nous recevons un coup de fil de papi qui nous dit d’allumer la télé. C’est alors que je vois l’horreur : une épaisse colonne de fumée noire émerge d’un gratte-ciel.

Le lycée est une immense usine. Je suis en Seconde 24. Il y a vingt-quatre classes de seconde, et autant de premières et de terminales, toutes en sureffectif. Des préfabriqués mal chauffés pallient le manque de salles. Les quinze minutes de récréation sont à moitié amputées par le trajet pour atteindre la cour. On n’a pas matériellement le temps de discuter longtemps.

Franchir le portail est une épreuve. La plupart des lycéens s’agglutine devant l’entrée pour fumer. Il faut jouer des coudes pour passer, et éviter de respirer.

Les jours où je finis tôt, je rentre à la maison à vélo. Je profite du temps où je suis seul à la maison pour inventer des histoires sur l’ordinateur. Mon récit se déroule dans l’univers que ma sœur, mes amis et moi avions inventé. Une galaxie magique dirgée par un sage empereur. Dans mon cahier, nous avions noté la monnaie, les lois, la religion, l’histoire de cet empire imaginaire. Microsoft Word est, de loin, mon jeu vidéo préféré.

Les profs d’EPS du lycée ont achevé de me dégoûter de leur discipline. Ils ne parlent que score et performance, occultant toute dimension de plaisir. Le moindre faux-pas fait perdre des points. Au lieu d’expliquer, ils grognent quand je ne comprends pas.

En escalade, je me débrouille plutôt bien pour un débutant. La prof dit que l’essentiel des points est donné quand on arrive en haut de la voie. Évidemment, les voies les plus difficiles donnent davantage de points, mais si on choisit une voie trop difficile et qu’on n’arrive pas jusqu’en haut, on n’a pas de point. Je choisis donc une voie facile, j’arrive aisément en haut, je redescends en pensant avoir au moins la moyenne. Et là, la prof explique que ma voie est trop facile et donc j’aurai 4/20.

Les amis de mes parents me demandent parfois ce que je veux faire plus tard. Je n’en ai pas la moindre idée. Je me garde bien de leur dire la vérité, à savoir que je ne parviens absolument pas à me projeter dans un monde adulte. Je ne me vois pas travailler dans une entreprise, obéir à un patron et enrichir des actionnaires. Je ne me vois pas enfermé dans bureau, coincé derrière un ordinateur. Je dis que je pense devenir prof. Comme je suis bon élève, on m’inscrit en première S.

La préparation du bac de français me fait découvrir des œuvres passionnantes. C’est la première fois que je lis vraiment Baudelaire et Rimbaud. Depuis, ils accompagnent régulièrement mes lectures. Découverte également d’Apollinaire et de Char. Une claque. Et Lorenzaccio de Musset. Juste wahou.

J’ai toujours apprécié les matières scientifiques. J’aime comprendre les choses. Mais je ne me vois pas faire des calculs et résoudre des problèmes toute la journée. Je pense alors faire prof d’italien. Mais ma prof d’italien me dit que ce serait du gâchis, que j’ai un trop bon niveau pour aller en fac d’italien. Elle me dit de me renseigner sur l’hypokhâgne. C’est la première fois que j’entends ce mot barbare.

L’année de Terminale est marquée par le baccalauréat. Je révise les oscillations pseudo-périodiques du ressort, l’acquisition d’un signal électrique par carte Bora, la désintégration radioactive, la constate de Planck, les oxydo-réductions, les alkyles et les cétones, la mitose et la méiose, le complexe hypothalamo-hypophysaire, la dérive des continents, le métamorphisme, le feldspath plagioclase, l’intérêt de la palynologie pour l’étude des climats passés, la chlorophylle et les tylakoïdes, les intégrales, les nombres complexes, la méthode d’Euler, la démonstration par récurrence et la trigonométrie.

Quand je sature avec les révisions, je peux compter sur ma petite sœur. Nous improvisons des saynètes de théâtre et nous nous filmons. Certaines sont relativement élaborées. D’autres sont de la pure déconnade.

Je vais au salon Studyrama pour me renseigner sur les prépas littéraires. Une prof fait une conférence sur le sujet. Elle dit que l’hypokhâgneux n’est pas nécessairement un oiseau exotique. Elle emploie constamment une expression que je ne comprends pas. Je transcris phonétiquement « rudule » dans mes notes. Je saurai plus tard que l’ENS est située rue d’Ulm à Paris.

Septembre 2004. J’ai 17 ans. J’entre en prépa littéraire sans réellement avoir compris ce que c’est. Mais je suis tout de suite séduit. Le lycée Masséna est sublime. Les profs sont passionnants. Ils ont une culture impressionnante. Je bois leur paroles. Je me sens à ma place. Personne ne me traite comme l’intello de service, parce que nous sommes tous de bons élèves.

Évidemment, la quantité de travail demandée est phénoménale, et les exigences stratosphériques. Nous sommes dès le début évalués avec les critères du concours d’entrée à l’ENS. Si j’y prends goût malgré tout, c’est parce que les profs sont des passionnés, qui incarnent tellement leur propos qu’on ne peut qu’adhérer.

Et puis, je suis extrêmement soutenu par ma famille. Ma mère me fait réciter mon vocabulaire italien, mon père relit mes disserts de philo. Nous essayons de comprendre ce qu’il est attendu d’un sujet tel que « l’irréfragable et le désenchantement ». Je ne pense pas avoir la réponse à cette question.

Chaque été, le programme de lectures est impressionnant. Mais je m’installe au bord de la piscine, j’emmène mes livres à la plage. Je le prends tranquillement. Je ne me mets pas la pression, parce que mes parents ne me la mettent pas non plus. De toute manière, chaque année, il n’y a qu’un ou deux admissibles, et très rarement des admis.

Le matin, il faut se lever très tôt. Papa doit m’emmener à la gare des bus, et il ne faut pas rater le bus de 7h qui m’amène jusqu’au lycée Masséna. Le trajet dure environ une heure. Même chose au retour. Je mène une heureuse vie d’ermite, rythmée par les ultimatums des devoirs à rendre et des concours blancs, sans parler des fameuses khôlles.

En fin d’année, le bureau des étudiants organise le Festival de Khâgne. Une boîte de nuit est privatisée pour l’occasion. Je ne comprends pas qu’on puisse mettre de la musique si fort. Les gens sont tellement serrés qu’ils n’ont pas la place de danser. Ils sautillent sur place. Ils ont besoin d’une bonne dose d’alcool pour parvenir à s’imaginer qu’ils dansent. Dans les toilettes, il y a moins de bruit, mais il y a des étudiants qui vomissent. Apparemment, les jeunes de mon âge aiment cette ambiance. J’envie malgré tout leur aisance, leur facilité à se déhancher. J’envie ces garçons qui savent faire briller les yeux des filles, leur stature, leurs muscles, leur décontraction.

Après la prépa, je découvre la fac. Je m’attendais à des amphis bondés. En réalité, les cours ont lieu dans des salles de classe standard. Nous devons être une trentaine, une quarantaine tout au plus, répartis parfois en petits groupes en fonction des options choisies. Je me lie d’amitié avec un petit groupe qui organise un atelier d’écriture. L’ambiance est très sympathique.

La fac de lettres me renvoie à des souvenirs très anciens. Mes grands-parents ont travaillé au restaurant universitaire de Carlone, où ils avaient un logement de fonction. J’ai passé mon premier Noël dans le restaurant vide, où j’ai testé mes jouets.

Je fais un peu de musculation. L’activité en elle-même ne me procure pas de plaisir, mais les premiers résultats me rendent plus à l’aise avec mon corps. J’ai toujours été très fluet. J’apprécie mes quelques kilos supplémentaires. Je passe de 47 à 55 kilos.

Après mon Master, j’entre en doctorat. Des années formidables. J’aime énormément donner cours aux étudiants plus jeunes. On m’a confié des cours intéressants, où j’ai beaucoup de liberté.

J’ai choisi de consacrer ma thèse à la poésie de Jean-Michel Maulpoix. Ce travail me passionne. Je participe aussi à des colloques et journées d’étude.

Je conserve un souvenir particulièrement fort de la semaine passée à Cerisy, au cœur du bocage normand, dans un château coupé du monde, pour n’entendre parler que de la poésie de Marie-Claire Bancquart, dans une ambiance chaleureuse et détendue. C’était mon premier colloque. J’étais très ému de prononcer ma communication à moins de deux mètres de la poète elle-même, devant un aréopage de spécialistes internationaux, et de recevoir de nombreuses marques d’approbation.

15 janvier 2015, dans la salle du conseil de la fac. 14 h. La soutenance de ma thèse commence. J’ai 27 ans. Ce moment solennel et symbolique est très important pour moi. Jean-Michel Maulpoix a fait le déplacement à Nice pour l’occasion. Il nous a offert une lecture de ses derniers poèmes à l’issue de la soutenance. Quel incroyable cadeau !

J’étais chargé d’organiser le pot de clôture. Ma directrice de thèse me dit de prévoir une demi-heure de questions par membre du jury, en plus de ma présentation d’une demi-heure. Puis un temps de délibération du jury avant le verdict, et la lecture de Jean-Michel Maulpoix. Je calcule que le pot devrait avoir lieu entre 18 h et 19 h. Je m’oriente donc vers des plats salés locaux. Ma mère prépare sa tapenade maison et fait une pissaladière. Mais finalement, tout s’est terminé avant 17 heures, et c’était assez bizarre de manger salé à l’heure du goûter. Les gens n’ont presque rien mangé.

Se pose la question de l’après. Je sais très bien combien les postes dans le Supérieur se font rares. Au cas où mes nombreuses candidatures à des postes d’ATER ne donnent rien, ce qui a été le cas, je passe le concours de professeur des écoles. J’évite les collèges et lycées, craignant à la fois les ados caractériels et l’exil dans une région reculée. Pouvoir rester dans mon département n’a pas de prix. Je sais dans quoi je mets les pieds, s’agissant du métier de mes deux parents.

14 février 2015 : création du blog Littérature Portes Ouvertes. La suite de l’histoire, vous la connaissez donc déjà à peu près. Je n’ai pas vérifié s’il y avait bien 36 souvenirs dans cet article. Il y en a sans doute davantage. Peu importe !

En principe, cet article aurait dû paraître le lundi 6, mais j’ai eu fort à faire. J’espère que ce billet un peu plus personnel vous aura plu. Cela m’a amusé, en tout cas, de parcourir ces 36 années de souvenirs, et de sélectionner certains fragments pour vous.

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4 commentaires sur « 36 souvenirs »

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