Violence(s) de Paule Andrau

Violence(s) est un roman écrit par une femme, qui parle de plusieurs destinées féminines croisées, plusieurs destins tragiques. Il traite de la violence subie et provoquée par les femmes. Si j’ai été attiré par ce titre, c’est qu’il a été écrit par Paule Andrau, qui a été mon professeur de Lettres en hypokhâgne et en khâgne au Lycée Masséna de Nice.

Violences singulières, violence universelle

Être femme, naître femme, est déjà en soi une violence. Telle est l’idée, terrible, que défend ce roman, à travers les destinées croisées de plusieurs femmes. Le fait que celles-ci n’aient pas de nom propre, mais simplement un numéro, souligne le peu d’intérêt que porte leur entourage à leur tragédie personnelle, mais traduit aussi et surtout le caractère universel de leurs destinées particulières.

Les trois héroïnes de ce roman ont en commun d’avoir vécu ce moment particulier de la vie où l’on se retrouve, comme on dit, au bout du rouleau. Il faut peut-être se retrouver au bout de l’impasse, au bord du gouffre, pour prendre conscience de cette violence. Il y a, bien sûr, quelque chose d’extrême dans le parcours de ces trois femmes, mais on ressent très fortement, à la lecture, que ces trajectoires hors du commun reflètent les violences, plus banales mais non moins intenses, que vivent un très grand nombre de femmes.

En effet, au-delà des violences particulières vécues par ces femmes, il y a la violence de la condition féminine elle-même. J’ai lu, récemment, sur Facebook, un message féministe disant en substance que la femme était sommée de travailler comme si elle n’avait pas d’enfants, de s’occuper de ses enfants comme si elle n’avait pas de travail, et d’être belle comme si elle n’avait ni enfants ni travail. Une façon comme une autre de dire le fardeau de la condition féminine. Les femmes subissent des injonctions permanentes, parfois contradictoires. La chanson le dit bien : « Être une femme libérée, tu sais c’est pas si facile ».

Un roman polyphonique

Pour dénoncer les violences inhérentes à la condition féminine, pour dénoncer la misogynie que continuent de pratiquer nos sociétés post-modernes, Paule Andrau eût fort bien pu écrire un essai. Elle a précisément écrit un roman. Aussi faut-il insister sur les qualités proprement romanesques de cet ouvrage polyphonique.

Les vingt-trois chapitres de l’ouvrage, au lieu d’être numérotés de un à vingt-trois, sont identifiés par des lettres et des numéros. Les trois lettres X, Y et Z se combinent pour former des titres qui ressemblent à des numéros de matricule, à des plaques d’immatriculation, à des codes informatiques. Ces titres disent la déshumanisation de ces parcours féminins, simples pièces de dossier instruisant le procès d’une société malade.

Chaque chapitre est lui-même composé de sections numérotées 1, 2 ou 3, dans un ordre changeant. Ces numéros indiquent que l’on passe d’une destinée féminine à une autre. Le roman tresse donc en permanence trois lignes narratives. Certaines sections ne comptent que quelques lignes : c’est dire la fluidité avec laquelle on passe d’une femme à l’autre, si bien que leurs destinées se mélangent aisément dans l’esprit du lecteur, produisant précisément cette impression d’universalité.

Le choix d’une forme fragmentaire implique que le récit ne se livre que par bribes. Chaque femme joue sa partition tragique dans un mouvement d’ensemble qui est résolument polyphonique. Le roman se présente comme un assemblage de fragments, comme une marqueterie à l’image de ces femmes blessées, meurtries, qui ne maîtrisent pas leur existence et ne sauraient adopter un discours unifié. Aussi l’architecture du roman m’a-t-elle fait penser à la façon dont Malraux, dans L’Espoir, juxtapose les lignes narratives. Chez Paule Andrau, comme chez Malraux, on peut parler d’un héros collectif, dans la mesure où aucune de ces trois femmes n’est individuellement le héros du roman.

Destinées tragiques

Il n’est pas anodin que ces femmes soient au nombre de trois. Elles m’ont fait penser aux trois Parques qui tissent, dévident et sectionnent les destinées humaines. Sauf qu’ici, elles ne maîtrisent pas le processus. Mais on peut tout aussi bien penser aux trois Érynies, divinités persécutrices, justes mais sans merci, qui deviennent, chez Eschyle, les Euménides, les Bienveillantes, ayant accepté de se plier au jugement de la Cité.

Le tragique, c’est le fait de se savoir engagé dans une dynamique funeste, et ne rien pouvoir faire pour l’empêcher : les personnages se débattent en vain. Les femmes de Paule Andrau subissent cette violence qui fait le titre du roman. Elles sont prises dans des mécanismes qui les broient.

Mais elles ne font pas que subir. Chacune à leur manière, ce sont aussi des femmes fortes. Capables, elles aussi, de violence. La violence n’est pas seulement la violence subie mais aussi celle provoquée par ces femmes. Aussi, dans une interview donnée sur YouTube, Paule Andrau compare-t-elle cette violence à celle qui se trouvait déjà chez Eschyle, et en particulier dans le personnage de Clytemnestre :

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La grande violence du roman est balancée par sa grande composition. L’architecture complexe du roman fait de celui-ci une cathédrale, une figure géométrique qui brise la linéarité du roman. Le tressage constant des lignes narratives, le refus de toute linéarité, l’absence même de nom propre venant d’emblée caractériser les personnages, constituent l’écrin dans lequel cette violence vient éclore.

Ce roman est, bien entendu, d’autant plus poignant qu’il décrit des situations certes fictives mais qui ne sont que trop réalistes. Il y a, bien sûr, ce qu’il est convenu d’appeler les « féminicides », dont l’actualité rappelle fréquemment le nombre sidérant. Mais il y a aussi une foule de situations beaucoup plus banales, qui font qu’être femme demeure bien difficile dans la société d’aujourd’hui. Le roman de Paule Andrau est donc une œuvre salutaire, venant éclairer par le biais de la fiction des réalités dont on ne parle pas assez. J’en conseille vivement la lecture, même si celle-ci peut se révéler éprouvante lorsqu’on a déjà soi-même un coup de mou. À lire le matin plutôt que le soir avant de s’endormir…

Références de l’ouvrage

Paule ANDRAU, Violence(s), éd. Maurice Nadeau, Paris, 2021,
ISBN : 978-2-86231-304-7, 18 €, 189 p.

Image d’en-tête trouvée grâce à l’outil Pexels proposé par WordPress.

5 commentaires sur « Violence(s) de Paule Andrau »

  1. Bonjour, on peut lire également la chronique de Françoise Urban-Menninger concernant « Violence » ainsi qu’une interview de Paule Andrau, le tout sur le Pan Poétique des Muses, revue en ligne.

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  2. Bonjour ! J’ai les regrets de vous contacter pour vous dire que je souhaite ne plus recevoir de messages venant de vous. Merci pour l’ancien souci de nous informer. Mr. Didier MBAMBU

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