Inclassables poètes contemporains ?

S’intéresser à la production contemporaine, c’est nécessairement aborder un ensemble foisonnant, non encore décanté par le temps, non encore cartographié par la recherche. Aussi, il est souvent noté le fait que les esthétiques personnelles prévalent avant toute autre considération, rendant impossible le classement en « mouvements » littéraires. Pour autant, la poésie contemporaine n’est pas la jungle annoncée.

Il convient certes de renoncer à l’idée de catégories étanches. Il vaut mieux parler de tendances qui ne sont pas exclusives les unes des autres.

Le poète, lecteur de son temps

S’il fallait dégager un dénominateur commun à l’ensemble de la production contemporaine, je parlerais d’une inquiétude qui s’inscrit selon des modalités très différentes, mais qui apparaît presque toujours, suscitée par l’époque elle-même.

La Deuxième guerre mondiale apparaît comme un repère chronologique majeur dans l’histoire de la littérature du XXe siècle. Pourtant, il ne s’agit pas d’un événement littéraire. Mais il y a, indubitablement, un avant et un après. La guerre a marqué les consciences au fer rouge. Elle apparaît comme un traumatisme majeur. Elle est sans doute, en partie, responsable de la fin du surréalisme, et de l’apparition d’une poésie d’après guerre, dont l’inquiétude est un thème majeur.

Couverture de l’essai de Hugo Friedrich, « Structures de la poésie moderne ».

Le critique Hugo Friedrich a montré que cette inquiétude remontait en réalité jusqu’à Baudelaire. C’est depuis la fin de l’Ancien Régime qu’une certaine insouciance a disparu de la poésie. Le poète, lecteur de son temps, décrit un monde qui n’est plus jalonné de certitudes. La Révolution française a montré que bien des choses que l’on tenait pour éternelles et immuables étaient en réalité contingentes et transitoires. La religion elle-même n’est plus considérée comme une explication définitive du monde, mais comme une interprétation parmi d’autres possibles.

Il y a donc une continuité qui fait que nous appartenons à la même ère que les Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé et consorts. Ces poètes restent, jusqu’à aujourd’hui, des références majeures. Il n’y a pas de rupture esthétique fondamentale depuis cette époque. Jean-Michel Maulpoix considère les quatre poètes que je viens de nommer comme les « quatre pieds de sa table d’écriture ». Jean-Marie Gleize se réclame de Lamartine. Yves Charnet se montre proche de Baudelaire, dont il est spécialiste.

René Char dit en substance que nous bénéficions de cet héritage sans testament. Les poètes d’aujourd’hui sont riches d’une longue histoire littéraire, mais ils n’en sont pas prisonniers, chacun s’appropriant à sa façon cet héritage, fourni sans mode d’emploi. Chacun s’approprie cet héritage à sa guise, puisant ici ou là, non seulement dans les grands textes de la littérature nationale, mais aussi dans des oeuvres de tous pays, de toutes cultures et de toutes époques.

La tendance humaniste

Il découle de ce qui précède que l’un des enjeux de la poésie d’aujourd’hui est de faire avec cette inquiétude, dans un monde incertain et qui va s’enlaidissant. La quête de l’habitation du monde, menée par les poètes qui émergent dans les années 1950 (Bonnefoy, Jaccottet, Du Bouchet, Dupin…), et le souci d’un nouveau lyrisme qui se fait jour dans les années 1980 (Maulpoix, Conort, Sacré, Collot, Finck, Sacré, Bancquart…) me paraissent, mutatis mutandis, mus d’une même ambition, ou du moins d’ambitions qu’il est possible de rapprocher. Je crois qu’il est pertinent, parce que je préfère chercher de grandes tendances de fond plutôt que d’illusoires subdivisions, de rassembler ces deux générations de poètes dans un même ensemble que j’appellerais humaniste.

Il ne s’agit certes pas de l’humanisme joyeux du XVIe siècle. Selon Bonnefoy, il s’agit de chercher à fonder un nouvel espoir. Bâtir, sur les ruines de la guerre mondiale, de quoi croire encore en l’humain. Ne serait-ce qu’un petit peu. Chercher une voie dont on sait désormais qu’elle ne va pas de soi. Jean-Claude Pinson parle parfois de « poètes-philosophes ». Cette expression me semble applicable à bien plus que les poètes qui marquent explicitement un lien avec la philosophie. La plupart des poètes contemporains s’inscrivent dans une quête de sens.

Il me semble pour ma part que cet enjeu humaniste demeure fondamental aujourd’hui. Après des années marquées par des attentats terroristes et un durcissement en retour de la politique sécuritaire, après une période de pandémie qui a nécessité le confinement général de toute la population, voici qu’une terrible guerre a éclaté aux portes de l’Europe. Le poète, lecteur de son temps, même s’il ne souhaite pas inscrire explicitement cette actualité dans son œuvre, pense à partir d’elle. Plus que jamais, nous avons besoin de poètes. C’est à eux d’écrire le discours qui nous relie dans ces temps difficiles, le discours qui fait de nous un peuple et non des individualités isolées, le discours qui maintient l’espoir comme une ouverture.

La tendance épique

Ce dernier propos me fait une transition toute trouvée vers une deuxième tendance majeure, qui est la tendance épique. L’épique n’a jamais totalement disparu de la poésie, même s’il a pu être dissimulé par la tendance lyrique. Je parle bien de l’épique et non de l’épopée. Notre époque produit peu d’épopées, même si elle en produit ; en revanche, il y a une dimension épique qui transparaît souvent. Certains poètes contemporains se souviennent du fait que le poète a longtemps été l’aède, le griot, le porteur d’une mémoire collective, celui dont la parole fédère la tribu autour du feu. Ce rôle essentiel existe depuis la Préhistoire, et de nos jours, il semble un peu oublié. La poésie, souvent aujourd’hui devenue la parente pauvre de la littérature, cherche à retrouver sa place dans la Cité.

Cette deuxième tendance peut s’exprimer de façon très différente. Chez Patrick Quillier, elle s’inscrit de façon consciente, associée à une recherche très érudite. Le poète a ainsi rapporté des Voix éclatées de la Première guerre mondiale, tout en poursuivant une réflexion savante sur la persistance contemporaine de l’epos.

Cette tendance épique est davantage perceptible lorsqu’on considère la poésie mondiale et non uniquement les publications franco-françaises. C’est sans doute parce qu’il est comparatiste, parce qu’il est lecteur d’Anna Akhmatova, de Pablo Neruda, de Nâzim Hikmet, d’Aimé Césaire et de tant d’autres, que Patrick Quillier a perçu cette lame de fond épique, et qui en France est peut-être moins perceptible si l’on n’a pas cette vision globale. Et c’est là qu’on se rend compte qu’il y a de l’épique chez Char et Perse, bien sûr, mais aussi chez Jacques Darras, chez Frédéric-Jacques Temple, chez Marie-Claire Bancquart

Marc-Alexandre Oho Bambe, lui aussi très conscient du rôle de la poésie dans la Cité, écrit quant à lui une poésie qui est avant tout faite pour être dite. Une poésie que l’on peut dire populaire, au sens noble de ce terme. Héritier du slam comme du griot africain, il parcourt la France et même le monde pour y proférer sa poésie, ses mots d’espoir et de fraternité.

On pourrait citer Serge Pey qui puise dans le catharisme comme dans l’animisme amérindien, Dominique Tron qui s’inscrit à la suite des voix polynésiennes, Charles Pennequin que j’ai vu déclamer de la poésie sur une pelle mécanique…

La tendance nue

Un maître mot de la poésie d’aujourd’hui pourrait être celui d’authenticité. Il ne s’agit pas de faire du joli, mais du beau, du vrai, du sincère. Aussi assiste-t-on à un certain dépouillement formel. Pas d’esbroufe, pas d’artifices, pas de surjeu.

On peut citer l’extrême circonspection à l’endroit des facilités du langage d’un Philippe Jaccottet ou d’un François Jacqmin. On peut évoquer la poésie de Béatrice Bonhomme, fondatrice de la revue Nu(e), et qui cherche à rendre l’émotion davantage partageable en la formulant de façon plus impersonnelle. Il y a chez elle tout un travail de transformation de l’intime en universel. Cela se ressent jusqu’à sa façon de lire oralement ses poèmes en public, sur un ton volontairement neutre et posé, parfois comparé à celui d’un officiant pendant une cérémonie.

La tendance spirituelle

Il y a aussi des poètes dont l’oeuvre se fait le reflet d’une interrogation spirituelle. Là aussi, rien d’étanche entre les catégories : je veux dire qu’il serait contre-productif d’isoler les croyants et les non-croyants, dans la mesure où ils se rejoignent sur bien des questionnements et bien des émerveillements.

Pour prendre un exemple que je connais bien, Jean-Michel Maulpoix ne fait pas partie des poètes qui inscrivent leur pratique poétique comme une façon d’interroger leur foi. Et pourtant, il y a une interrogation métaphysique ou spirituelle chez Jean-Michel Maulpoix, même si ce dernier refuse toute filiation religieuse et inscrit même dans son oeuvre des « impertinences pieuses ». D’une façon générale, nombreux sont les poètes qui ont écrit sur la mort, et on ne peut pas parler de la mort sans rencontrer les interrogations fondamentales de l’Homme.

Aude Préta-de Beaufort parle d’une poésie spirituelle-incarnée, rappelant que, chez les contemporains, la quête d’absolu n’impliquait aucunement un oubli de l’ici-bas. C’est dans ce monde-ci, dans l’ici-bas, que sont cherchés des indices du divin, ou de simples causes d’émerveillement. Elle a étudié des poètes qui revendiquaient explicitement une dimension spirituelle, comme Jean-Pierre Lemaire ou encore Jean-Claude Renard. Mais des interrogations approchantes apparaissent aussi chez des poètes qui ne revendiquent pas un tel lien. Marie-Claire Bancquart se dit athée, tout en développant une vision du monde, dégagée de tout anthropocentrisme, qui n’est pas sans spiritualité.

Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Jean-Yves Masson, Emmanuel Godo sont autant de poètes que je vous invite à découvrir pour leur interrogation métaphysique, bien différente de l’un à l’autre, mais qui a donné lieu à de merveilleux poèmes. Personnellement, je tiens en très haute estime ces quatre noms-là, auxquels il faut bien sûr ajouter celui de Jean-Michel Maulpoix que j’ai lu quotidiennement pendant près de dix ans.

La tendance écologiste

La nature demeure une source d’inspiration inépuisable pour les poètes. Aussi, lorsque celle-ci est menacée, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils cherchent à la défendre. La poésie nous montre la nature autrement que comme une ressource à exploiter. Elle nous rappelle aussi que nous en faisons partie.

Cette tendance est déjà ancienne : pensons à Ronsard qui, dès le XVIe siècle, prenait fait et cause pour la forêt de Gâtine.

Il n’est pas nécessaire que le poème soit militant pour relever de cette dimension écologique : c’est en nous faisant nous émerveiller face à la nature qu’il incite, sans avoir à argumenter, à la préserver. Une phrase de Nicolas Hulot, venu à la rencontre de ma classe quand j’étais en 5e, est restée gravée dans ma mémoire : « la connaissance engendre le respect ». Ceux qui maltraitent la nature ne la connaissent pas. La poésie peut aider à rendre sensible la beauté de la nature.

Il faut ici absolument mentionner le travail remarquable du philosophe Jean-Claude Pinson qui est celui qui a pensé le rapport entre poésie et écologie, revisitant l’opposition classique entre nature et culture. Incontournable est également l’essai d’Arnaud Villani, qui montre que le problème de l’agression de la nature par l’homme vient de loin…

La tendance populaire

Le poète contemporain va à la rencontre de ses semblables. Il évoque à sa façon les grands problèmes et les grands enjeux de l’époque. Aussi y a-t-il toute une tendance consistant à participer à des événements littéraires et culturels, à déclamer sa poésie en public, à écrire pour être entendu plutôt que pour être lu. Si la poésie est chez elle dans les livres, elle l’est aussi sur la scène des théâtres, dans les bars et cafés, et même dans la rue.

Le poète n’écrit pas pour un aréopage d’universitaires, mais pour s’adresser à tous. Certains poètes ont ainsi eu à cœur d’écrire aussi pour la jeunesse, ou de s’intéresser à la didactique de la poésie. Je pense à des poètes comme Christian Poslaniec ou Patrick Joquel.

Certains poèmes sont faits pour être proférés à voix haute, et c’est dans la performance orale qu’ils prennent toute leur force, paraissant beaucoup plus « plats » à l’écrit. Jeux de sons et jeux de mots viennent ponctuer et rythmer un poème fait pour l’oral.

Cela peut donner lieu à des poèmes très littéraires comme à d’autres plus populaires, et tous ont leur intérêt. Citons ici, dans le désordre, Henri Meschonnic et sa pensée du rythme, Marc-Alexandre Oho Bambe issu du monde du slam, Michel Saint-Dragon qui anime des scènes ouvertes et des ateliers en milieu scolaire, Sabine Venaruzzo qui performe avec des gants de boxe…

Cet engouement populaire pour la poésie fait plaisir à voir. Rien que dans ma région, nombreux sont les événements poétiques qui ont lieu de façon régulière. Je pense aux « Mots d’azur » de Pierre-Jean Blazy à Mouans-Sartoux, aux « Jeudis des mots » de Marilyne Bertoncini à Nice, aux scènes ouvertes de Michel Saint-Dragon entre Nice et Grasse… Et bien sûr, au Festival Poët Poët qui se déroule chaque année en mars dans plusieurs communes des Alpes-Maritimes.

*

Rappelons-le encore une fois : ces tendances ne sont pas exclusives les unes des autres. Un poète peut appartenir à plusieurs d’entre elles comme à aucune. Il s’agit simplement de questions que tout poète contemporain se pose, et à partir desquelles il va se positionner dans le champ de la poésie contemporaine. J’espère que cela va vous aider à vous orienter dans ce vaste ensemble foisonnant. Il ne saurait s’agir de le contingenter et de le compartimenter : la poésie contemporaine doit rester un espace de liberté. Mais il est malgré tout possible s’y repérer, preuve que les poètes contemporains ne sont pas aussi inclassables qu’on voudrait croire.

Ne prenez pas cet article pour autre chose que ce qu’il est : une volonté de peindre à grands traits plutôt que de multiplier les subdivisions, un désir d’être accessible et de faire aimer la poésie contemporaine. Il résulte de plus de quinze ans de fréquentation quotidienne avec des poèmes contemporains, choisis avant tout selon mes propres affinités. Si tous les poètes que j’ai cités méritent d’être lus, en revanche beaucoup d’autres auraient pu l’être.

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