Ceux-là qui s’en vont par deux

J’ai beaucoup hésité avant de publier ce poème en prose, parce qu’il est très intime. C’est peut-être même l’un des plus personnels que j’aie jamais écrits. Et puis je me suis dit que c’était là précisément le rôle de la poésie, que de puiser dans l’intime la matière d’une émotion partageable. Et c’est peut-être l’un des miracles de la poésie, que de nous permettre de dire à tous ce dont nous n’avons jamais parlé à personne. N’hésitez pas à vous exprimer dans l’espace des commentaires !

Tu regardes parfois avec envie ceux-là qui s’en vont par deux, main dans la main, quand leurs lèvres se rapprochent et que leurs regards se perdent l’un dans l’autre, face à un coucher de soleil, ou à la table d’un restaurant paisible, un soir de Saint-Valentin. Ce sont, peut-être, deux adolescents, sans doute des lycéens, qui s’adossent au tronc d’un arbre, au bord de la rivière, pour échanger leurs premiers baisers, avec leurs regards candides et leurs sourires passionnés. Elle, ravissante blonde avec un bandeau blanc dans les cheveux, lui, cheveux bruns bouclés, une gueule d’ange aux airs de bad boy. Ils s’oublient l’un dans l’autre, dans l’évidente simplicité de leur amour candide, et rien, à part lui, n’a plus d’importance à leurs yeux. Tu te demandes, alors, sur quelle partie de la planète se trouve l’âme qui t’est destinée, si elle existe même, quelque part, dans quelque contrée proche ou lointaine, poursuivant elle aussi, comme elle peut, le chemin de son existence, avançant du mieux possible sur les routes de la vie, dans l’attente de ce moment où l’on ne chemine plus seul. Il t’arrive, parfois, d’en imaginer les traits, la voix, les inflexions, comme aussi les occupations, les loisirs, les habitudes. Tu rêves à de longues conversations, tantôt légères et entrecoupées d’éclats de rire, tantôt profondes et passionnées, qui seraient suivies de longues plages de silence, où les mots deviendraient superflus. Il t’est arrivé, plus jeune, d’envier les autres jeunes hommes, leur carrure, leur aisance, leur confiance, leur stature. Tu te trouvais parfois trop lisse, trop fade, trop ceci et pas assez cela. Ce n’était pas vraiment un manque de confiance, tu n’as jamais vraiment manqué d’estime de soi, c’était plutôt une peur bien plus ancienne, qui a trop souvent guidé ta vie. Il t’est arrivé ainsi, parfois, d’éprouver quelques regrets, dans ces moments-là, où tu considérais, dans ton existence, d’autres choix possibles, d’autres routes qui eussent pu être empruntées, d’autres voies moins faciles et plus douloureuses, sur lesquelles il eût peut-être fallu oser s’engager. Tu avais parfois l’impression d’avoir vécu sur une planète plus belle, plus douce et plus saine que la plupart des autres personnes, qui dès lors n’osent pas approcher, repoussées presque, voire intimidées. Tu t’es parfois demandé si c’était cela qui te manquait pour plaire, quelque chose de moins angélique et de plus opaque, de moins subtil et de plus solide, de moins léger et de plus stable. Il t’est arrivé d’avoir l’impression d’être une fleur fragile, qui n’aurait poussé que sous atmosphère contrôlée, dans des conditions idéales de température et d’hygrométrie, et qui ne supporterait pas d’être plantée en pleine terre. Tu as longtemps cherché à différer ta sortie du paradis, et puis tu as compris qu’il te fallait apprendre à vivre dans la tourbe, dans le sol aride des garrigues, bravant la canicule autant que le grésil. Sans doute l’incarnation sert-elle à cela, à ce que l’âme se confronte à la réalité que Rimbaud disait rugueuse, ne pouvant grandir qu’en s’y frottant, en passant l’épreuve de la matière, en brûlant au feu de la vie, en surmontant tous ces obstacles que tu avais d’abord cherché à éviter. Tu l’as maintenant bien compris : il n’y aura pas pour toi, pas plus que pour quiconque, de dérogation spéciale, de dispense qui te permettrait d’accéder au terme sans vivre le chemin. Mais tu sens aussi que, lorsque tu chemines dans la bonne direction, les forces du monde t’accompagnent. Tu ne pars pas dans la vie sans aide, mais on ne parcourra pas le chemin à ta place. Et à présent que tu as, plus ou moins, vaincu ta peur, que tu as renforcé, ne serait-ce qu’un peu, ton corps et ton esprit, que tu marches le dos droit, d’un pas assuré, le regard confiant, tu sais qu’elle ne tardera pas à se présenter, cette âme sœur, et que lorsqu’elle apparaîtra, elle verra, non plus une fleur chétive, mais un homme prêt à faire entrer l’amour dans sa vie.

Gabriel Grossi, samedi 28 janvier 2023.

2 commentaires sur « Ceux-là qui s’en vont par deux »

  1. Oui, c’est précisément le rôle de la poésie, que de puiser dans l’intime la matière d’une émotion partageable. Je le crois profondément. Parfois c’est tout un recueil qui y parvient, parfois un texte comme le vôtre, parfois un ou deux vers. Et cela nous suffit.

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