Charles Péguy est un poète français qui se situe à la charnière des XIXe et XXe siècles. Il est surtout connu pour l’inscription de sa poésie dans une inspiration chrétienne et mystique. Le poème que je vous propose de découvrir aujourd’hui relève de cette inspiration religieuse, puisque le poète fait parler Dieu. Ce poème s’intitule Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu. Dans l’extrait de cette prosopopée qui va suivre, Dieu s’adresse à la Nuit, qu’il appelle sa fille.
[…]
Ô nuit, ô ma fille la Nuit, toi qui sais te taire, ô ma fille au beau manteau.
Toi qui verses le repos et l’oubli. Toi qui verses le baume, et le silence, et l’ombre
Ô ma Nuit étoilée je t’ai créée la première.
Toi qui endors, toi qui ensevelis déjà dans une Ombre éternelle
Toutes mes créatures
Les plus inquiètes, le cheval fougueux, la fourmi laborieuse,
Et l’homme ce monstre d’inquiétude.
Nuit qui réussis à endormir l’homme
Ce puits d’inquiétude.
A lui seul plus inquiet que toute la création ensemble.
L’homme, ce puits d’inquiétude.
Comme tu endors l’eau du puits.
Ô ma nuit à la grande robe
Qui prends les enfants et la jeune Espérance
Dans le pli de ta robe
Mais les hommes ne se laissent pas faire.
Ô ma belle nuit je t’ai créée la première.
Et presque avant la première
Silencieuse aux longs voiles
Toi par qui descend sur terre un avant goût
Toi qui répands de tes mains, toi qui verses sur terre
Une première paix
Avant-coureur de la paix éternelle.
Un premier repos
Avant-coureur du repos éternel.
Un premier baume, si frais, une première béatitude
Avant-coureur de la béatitude éternelle.
[…]
Charles Péguy, Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu,
dans Œuvres complètes, Paris, Nouvelle Revue Française, 1916, volume 5, p. 450.
Comme je l’ai indiqué avec des points de suspension entre crochets, le passage cité ici n’est qu’un extrait d’un poème long. Il me semble éclairant de le considérer comme une forme particulière de parole épique. Charles Péguy fait parler Dieu, et les pages qui précédent évoquent cette « deuxième vertu » dont parle le titre, à savoir l’Espérance. Ici, Dieu s’adresse à la Nuit, qu’il célèbre. On trouve donc dans cet extrait les codes de la louange : le « ô » vocatif, le lexique mélioratif, le ton solennel…
Cet éloge de la Nuit dessine l’image d’une nuit primordiale. Première création de Dieu, elle est l’écran noir sur lequel tout le reste va s’imprimer. Le poète loue son silence, sa vertu apaisante, sa dimension protectrice. L’image de la robe souligne ce rôle protecteur de la nuit, robe où se réfugient « les enfants et la jeune Espérance ». On pense au manteau protecteur de la Vierge Marie dans certaines représentations picturales. Le verbe « descendre » fait de la Nuit une réalité spirituelle, céleste, qui se donne au monde terrestre. Les répétitions soulignent le fait que la Nuit donne un avant-goût du Paradis : c’est une image parfaitement paisible et sereine de la nuit qui apparaît. La Nuit s’offre aux Hommes pour leur apporter un signe « avant-coureur » de la « paix », de la « béatitude » et du « repos » éternels.
Cette sérénité absolue de la Nuit s’oppose à l’homme, ce « monstre d’inquiétude », ce « puits d’inquiétude ». Je pense que ce propos est à relier avec le fait que, dans le monde moderne, la foi ne va plus de soi. Le critique Hugo Friedrich a montré combien l’inquiétude était importante dans les esthétiques modernes. On peut penser à l’intranquillité de Pessoa, au spleen de Baudelaire, et à tant d’autres exemples. Depuis la Révolution, bien des choses que l’on tenait pour éternelles et immuables se sont révélées transitoires et contingentes. Il en résulte que, si l’homme est inquiet par nature, par opposition à l’animal qui ne se pose pas de questions, cela est encore plus vrai de l’homme moderne, foncièrement intranquille.
Le pouvoir surnaturel de la Nuit est donc de pouvoir apaiser l’Homme. Elle déverse sur Terre, comme un « baume », sa paix et sa béatitude. Le « repos éternel », le Paradis donc, c’est ainsi la fin de l’inquiétude, la fin de tout tourment, dont la Nuit donne un avant-goût.
J’aime beaucoup cet éloge, solennel et doux à la fois, de la Nuit. Il suffit de lire ces vers libres à voix haute pour sentir leur grande beauté. Je remercie ma prof de français de Première de m’avoir fait connaître ce poème. Et, en ces jours de fin d’année, peut-être pouvons-nous souhaiter, pour l’année qui va venir, un peu de cette douceur et de cette paix dans les relations entre les hommes et entre les peuples.
Et vous, qu’avez-vous pensé de ce poème ? N’hésitez pas à réagir dans l’espace des commentaires !
Je trouve très interessant le fait que c’è soit Dieu qui loue ses créatures. C’est un peu le contraire par rapport à ce qui se passe dans des dizaines d’autres poèmes, notamment « Il Cantico delle Creature » de François d’Assise, où la louange de Dieu passe par celle de la création. J’aime beajcoup le style, le rythme, qui évoque la tranquillitté de la nuit. En particulier, c’est magnifique quand il dit :
L’homme, ce puits d’inquiétude.
Comme tu endors l’eau du puits.
Ô ma nuit à la grande robe
Qui prends les enfants et la jeune Espérance
Dans le pli de ta robe
Mais les hommes ne se laissent pas faire.
J’aime l’eau qui dort dans le puits et, par contare, que » les hommes ne le laissent pas faire « . C’est un peu notre condition humane, en effect.
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Oui, la Nuit parvient à apaiser toutes choses, sauf peut-être l’homme, qui ne se laisse pas faire en effet. Merci pour votre commentaire, je ne manquerai pas d’aller lire le poème de Saint François. J’étais d’ailleurs à Assise le jour de la Toussaint.
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*ce soit
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