De la tolérance

Aujourd’hui, mercredi 16 novembre, c’est la journée mondiale de la tolérance. L’information relève de l’anecdote, tant ce calendrier des « journées mondiales » est artificiel, ne reposant sur aucune tradition forte qui lui donnerait sens. C’est néanmoins un prétexte comme un autre pour s’interroger sur cette notion.

Définir la tolérance

Le substantif tolérance dérive du verbe tolérer, qui vient lui-même du latin tolerare, qui signifiait « porter un poids, un fardeau physique ou moral ». Tolérer, c’est donc la capacité de supporter quelque chose de désagréable. C’est faire preuve de patience et d’endurance envers quelque chose d’insupportable.

Autrement dit, la tolérance, alors même qu’elle est prônée comme une grande valeur démocratique, alors même qu’elle est parfois considérée comme une très grande ouverture d’esprit, n’est en réalité que la capacité de supporter, d’endurer la différence.

Il ne s’agit donc pas d’adhérer à l’opinion d’autrui, il ne s’agit pas de l’approuver, il ne s’agit pas même d’essayer de la comprendre, mais tout simplement de supporter le fait que cette opinion adverse existe. En somme, la tolérance est une exigence morale minimale, et elle devrait aller de soi. Or, bien sûr, c’est très loin d’être le cas…

Tolérance, empathie, fraternité

La tolérance est donc le simple fait de supporter l’existence de quelque chose qui nous dérange, et supporter ne veut pas dire approuver des deux mains, ni même manifester aucune forme de sympathie. On peut supporter en faisant la grimace, parce qu’il le faut bien, parce qu’on n’a guère le choix. Tolérer, c’est supporter, c’est endurer.

On peut rapprocher tolérer de l’ancien usage du verbe souffrir, qui a signifié « supporter ». Ce qui est intolérable, c’est ce qui est insupportable ; et par conséquent, ce qui est tolérable, ce n’est rien de plus que ce que l’on peut endurer.

La tolérance apparaît donc comme une exigence morale moindre que la fraternité, qui exige quant à elle un véritable sentiment d’appartenance à un destin commun, voire une sorte d’amour universel. Valeur révolutionnaire par excellence, la fraternité apparaît à la fois dans la devise française, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et dans la Constitution. Bien avant cela, elle était déjà une vertu chrétienne essentielle : l’amour horizontal des humains les uns avec les autres est indissociable du lien vertical entre les hommes et Dieu.

Je suis peut-être plus encore attaché à la notion d’empathie, parce que celle-ci indique le moyen de parvenir à la fraternité. L’empathie va bien au-delà de la tolérance, parce qu’il ne s’agit pas simplement de supporter l’autre, mais de le comprendre. Plus précisément, cette compréhension ne passe pas par des moyens intellectuels et rationnels, mais par des moyens affectifs, sentimentaux. Dans empathie, il y a pathos (πάθος), le sentiment, l’émotion, la souffrance (cf. « passion »). L’empathie est le fait de comprendre les sentiments d’autrui, comme si c’étaient les siens propres, grâce à la capacité de se mettre mentalement à la place de l’autre.

Là encore, l’empathie va plus loin que la simple tolérance, puisqu’elle implique une compréhension profonde, presque une communion affective. Elle se rapproche de la compassion. Elle est en cela un élan généreux. Sans empathie, sans cette faculté d’imagination qui permet de se représenter dans le rôle de l’autre, on ne perçoit la réalité que d’un seul point de vue, qui est souvent celui de son intérêt personnel.

Persistance de l’intolérance

Le fait à lui seul qu’il soit encore nécessaire de célébrer une « journée mondiale de la tolérance » suffit à montrer que, aussi minimale que soit l’exigence de tolérance, celle-ci est, hélas, encore loin d’être acquise. Notre époque est, à maints égards, rétrograde, au sens où bien des problèmes et des vices de notre temps auraient dû être surmontés depuis bien longtemps. Il est désolant de voir que les progrès sont lents, et que les combats d’hier sont encore ceux d’aujourd’hui.

Il convient donc d’examiner les causes de cette persistance de l’intolérance. J’en vois plusieurs.

Premièrement, la tolérance est un effort, et on consent mieux à un effort lorsqu’on sait qu’on y gagnera quelque chose. Or, en l’occurrence, il n’y a d’autre gain que l’espoir lointain et peu tangible en un monde plus fraternel. La tolérance n’est pas récompensée par une satisfaction immédiate.

Deuxièmement, il y a toujours la tentation d’attendre que l’autre soit tolérant pour le devenir soi-même. Le problème, évidemment, c’est que si tout le monde a le même raisonnement, on peut attendre éternellement. C’est le problème du premier pas que l’on ne veut pas être seul à risquer. Oui, risquer : pour celui qui ne voit que l’intérêt à court terme, la tolérance est bien un risque, puisqu’elle consiste à ouvrir sa carapace alors que rien ne garantit que l’autre en fera autant, à baisser sa garde alors que rien ne garantit que l’autre n’en profitera pas pour porter un coup fatal. Les intolérants se justifieront ainsi probablement en affirmant agir par prudence, mais un tel raisonnement finit par ruiner tout espoir d’un monde tolérant, car il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas.

C’est en ce sens que la tolérance seule ne suffit pas, et qu’il y faut, en plus, de l’amour. Jésus n’a pas dit : « Tolérez-vous les uns les autres » mais « Aimez-vous les uns les autres ». Je crois que, que l’on soit croyant ou non, on voit bien qu’il faut plus que de la tolérance pour parvenir à la tolérance. La devise française parle de fraternité et non simplement de tolérance. Autrement dit, il y faut de la bonne volonté, un véritable élan vers autrui, y compris lorsque cet autrui apparaît dans toute sa différence, y compris lorsque cet autrui n’est pas disposé au même effort.

Troisièmement, la tolérance est souvent une injonction. En tant qu’enseignant, je sais que la phrase « Sois sage » n’a guère de signification pour un enfant : c’est un ordre abstrait, théorique, et finalement assez creux. De même, « Sois tolérant » est également une injonction assez absconse. « La compréhension engendre le respect » (je mets cette phrase entre guillemets, car je crois l’avoir entendue de la bouche de Nicolas Hulot). De même qu’une personne à qui on n’a pas montré la beauté de la nature ne pourra réellement comprendre l’enjeu de sa sauvegarde, une personne à qui on n’a pas présenté l’Autre dans sa complexité ne pourra réellement se montrer tolérant. Il ne faut pas simplement dire « Sois tolérant », il faut montrer l’autre tel qu’il est, rétablir la vérité là où règnent les préjugés, il faut oser introduire une pensée complexe là où l’intolérance ne s’embarrasse généralement pas de nuances.

Par-delà nos différences, la condition humaine

Alors, en cette journée mondiale de la tolérance, nous pouvons émettre le vœu d’un monde plus tolérant. Nos différences sont nombreuses et il ne s’agit pas de faire comme si elles n’existaient pas. Nous avons des conceptions du monde, des valeurs, des coutumes, des idées politiques, des religions différentes. Tolérer ces différences, cela permet à chacun d’être respecté en tant que personne singulière. Tolérer ces différences, cela ne signifie pas de les approuver : il ne s’agit pas de prétendre que toutes les idées se vaudraient. On peut combattre des idées tout en tolérant les personnes qui les émettent. Tolérer ces différences, c’est percevoir qu’au-delà de celles-ci, demeure ce point commun essentiel, qui est que nous sommes tous des êtres humains, que nous sommes tous embarqués dans la même aventure, que nous aspirons tous au bonheur, et qu’il vaut mieux cheminer ensemble que de nous entre-déchirer.

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6 commentaires sur « De la tolérance »

  1. Un article qui détone un peu par les temps qui courent malheureusement. La tolérance est pour moi un premier principe d’où tout découle. C’est à la base de toute construction démocratique. C’est le ciment du vivre ensemble. Je suis par contre méfiant sur l’empathie qui peut conduire à des conduites irrationnelles et à des manifestations dont l’esprit raisonneur est absent du débat. Mais c’est un autre sujet. Merci pour ce bol d’air frais.

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    1. L’empathie n’est rien d’autre qu’un décentrement, c’est une perception du monde qui sort du je/moi/mien. On entend souvent dans les disputes « Mets-toi à ma place » ou « Tu n’es pas à ma place ». Il importe de savoir se mettre à la place des autres, de penser aux autres avant d’agir.

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