Cosmogonie

Le poème qui suit s’inscrit dans ma série Là où va l’oiseau, qui rassemble des poèmes centrés sur cet animal tutélaire, avec des textes à dimension épique.

Immense oiseau, je t’appelle.

Je t’invoque, l’oiseau, pour que tu me contes l’histoire des origines. Que ton chant me révèle le grand mystère du commencement.

Toi qui as toujours été, dis-moi,

D’où le monde est-il né ? A-t-il surgi du néant ? Est-il né du chaos ? Y a-t-il eu vraiment un commencement ou bien seulement d’autres formes de l’éternité ? Est-il la décision d’une intelligence ?

Le commencement de notre univers a-t-il été la fin d’un autre ? Les univers se succèdent-ils ou bien sont-ils inclus les uns dans les autres ?

Immense oiseau, toi qui fus témoin de ces premiers instants, dis-moi,

En admettant que notre univers fût créé par une intelligence bienfaisante, qui l’a créée, elle ? Sinon une autre intelligence, et ainsi de suite comme un grand collier d’univers et de dieux qui s’engendreraient sans fin ?

L’univers est-il un œuf, une carapace de tortue, un grand arbre ou un rêve ?

Était-ce une grande explosion, un prodigieux jaillissement où matière et énergies mêlées entamèrent leur danse ? Était-ce le résultat d’une grande copulation divine ? Le mariage de Tiamat et d’Apsū ? Et si explosion il y a eue, est-il pertinent de se demander ce qu’il y avait avant ?

Immense oiseau, penses-tu que tout ceci soit un cycle ? Est-ce que l’univers apparaît lorsque Brahma se réveille et disparaît lorsqu’il ferme les yeux ? Pendes-tu que l’atome surgisse d’une soupe primordiale ?

Y avait-il au commencement des ténèbres obscures ? Est-ce à partir de l’ombre qu’est née la lumière ? Est-ce à partir d’un rêve ?

Immense oiseau, décris-nous le Temps du Rêve, décris-nous le Ginnunga Gap !

Parle-nous de ces temps obscurs
temps de fange, temps des langes,
temps étrange, temps des anges !

As-tu assisté au clinamen, à ce premier instant où l’atome rencontra dans sa course un autre atome, donnant naissance à la molécule ?

Raconte-nous depuis le début ton histoire de quarks et de gluons, de fermions et de leptons, dis-nous comment les particules s’échappèrent jusqu’à ce qu’émerge la lumière !

Immense oiseau,
Plutôt que la vérité,
Donne-nous ta version des faits,
Dis-nous ta façon à toi de raconter
Le grand mystère des commencements.
Parle-nous de la première aube, du cri du nouveau né,
Conte-nous la fable des origines,
Reprends pour nous, depuis le début, l’histoire de l’univers.

Et puis déroule devant nous le grand théâtre d’ombres,
Le spectacle de la vie !
Explique-nous comment la matière un jour s’est mise à respirer,
à se reproduire, à grandir, à penser et mourir !

Ô toi, grand oiseau tutélaire, tu étais là
lorsque la terre s’est faite chair,
lorsque la chair est devenue âme,
et que quelque chose, pour la première fois, a chanté !

Dis-nous à quoi ressemblait le regard
du premier homme qui contempla le monde,
ce regard émerveillé sur l’immense plaine
où paissent l’aurochs, la biche et le bison.

Dis encore, ô l’oiseau, à quoi ressemblaient depuis le ciel
les chasseurs de mammouths, les marcheurs des plaines,
raconte-nous leurs joies, raconte-nous leurs peines.

Ramène-nous au moment où germa pour la première fois
l’idée de garder avec soi les bêtes et de cultiver les plantes.
Conte-nous l’instant où fut construit le premier mur, la première maison,
Cet instant où l’homme, pour la première fois, se dit qu’il avait un monde à lui,
Cet instant où il ne fut plus question de faire partie de la nature mais d’agir sur elle,
Cet instant peut-être où l’homme est devenu humain en se disant qu’il n’était pas un animal.

Ne crois-tu pas, l’oiseau, que ce moment-là, où l’homme
s’est pour la première fois pensé homme,
est aussi le moment du premier divorce, de la première fracture,
entre l’homme et la nature ?
Est-ce cela que les religions appellent le péché originel,
la morsure dans le fruit défendu ?
Est-ce cela que les philosophes appellent
la sortie de l’en-soi, de la belle totalité heureuse ?
Est-ce cela que les conteurs appellent
le début de l’histoire ?

Immense oiseau, déroule devant nous l’histoire qui est la nôtre
afin que nous puissions la saisir dans son entier,
afin que nous puissions l’embrasser toute du regard,
et comprenions notre place dans le grand mouvement du monde.
Reprends l’histoire depuis le début, et n’oublie aucun chapitre,
aucune étape de la grande marche de l’humain,
sans essayer de lui donner plus de sens qu’elle n’en a,
sans essayer de lui donner une direction ou une finalité.
Dis-nous simplement comment les hommes chaque jour
Se sont mus sur la terre, dis-nous comment ils sont nés,
combien ils ont souffert.

Immense oiseau, l’histoire de l’homme est-elle autre chose
que ce grand cri de douleur qui résonne depuis le fond des âges ?
Est-ce autre chose qu’une façon de composer avec la faim et la sueur,
une histoire de lutte et de souffrance, de mort et de peur ?
Combien de générations se sont-elles succédé
les fils souffrant après leurs pères, les filles après leurs mères,
dans l’incompréhension, la peine et le labeur ?
Est-ce cela, vivre : souffrir ?

Mais depuis les cieux où tu voles, immense oiseau,
peut-être perçois-tu un sens à cet empilement de souffrance ?
Penses-tu, l’oiseau, que la souffrance est une étape nécessaire,
un premier tour de la grande roue du monde,
jusqu’à la libération ? Immense oiseau, que penses-tu du
Nirvâna ?

Nous voici donc, errants, pris entre la nuit des temps et la fin des temps,
Et peut-être ces deux bornes sont-elles des asymptotes,
Peut-être qu’en réalité on ne peut atteindre le commencement et la fin,
Et seulement penser ce milieu imparfait où nous sommes
Et qui s’appelle le monde,
Et qui s’appelle la vie.
Peut-être n’y a-t-il de début et de fin que dans notre esprit,
Peut-être la perfection n’est-elle qu’un idéal,
Comme un horizon qui s’éloigne à mesure qu’on en approche.
Peut-être n’y a-t-il ni point de départ ni d’arrivée,
Mais seulement un chemin
Que l’on n’aurait jamais fini de parcourir.
Et il s’agirait alors
Non pas d’en atteindre le bout
Mais de cheminer du mieux possible,
De cueillir la saveur de chaque jour,
Écrivant à notre façon un chapitre de la grande histoire,
Prenant part, par chacun de nos gestes,
À cette épopée qui n’a pas de titre,
À ce grand brouillon désordonné,
Imparfait mais grandiose,
Un pas après l’autre, modestement,
Sans qu’il n’y ait finalement
D’autre chose à faire que d’être là
Avec le monde qui danse autour de nous
Présent à ce qui est, du plus infime au plus grand,
Respirant dans les poumons de l’univers
Souriant au passage de la libellule comme
Au mouvement des grands astres,
Moins soucieux de percer les secrets de l’univers
Que d’offrir son attention et son amour
À tout ce qui se présente dans l’instant,
Seul point tangible dans cette immense fresque,
Que d’être là et d’y être bien,
Prêt à l’action comme au repos,
En paix avec soi-même et avec autrui.

Gabriel Grossi, septembre-octobre 2022.

Ce poème fait partie d’un ensemble intitulé « Là où va l’oiseau », épopée onirique et métaphysique.

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