Nombreux parmi nous sont sans doute les angoissés, les stressés, les déprimés, et comment en irait-il autrement, puisque nous vivons dans une société qui nous conduit sans cesse à l’inquiétude ? Le travail, l’actualité, la maladie, la mort… Les raisons ne manquent pas de se faire du souci. Aussi est-il précieux de cultiver l’insouciance. Le dernier livre d’Alexandre Jollien peut nous y aider.
Le philosophe suisse ne se pose ni en maître de sagesse, ni en donneur de leçons. Dans son livre, il se montre lui-même en proie à l’inquiétude et au souci. Il n’y a aucune position surplombante de sa part, et c’est ce qui fait l’attrait de ce livre. Alexandre Jollien galère, lui aussi, comme nous tous, comme tout le monde. C’est pourquoi son livre n’est pas un manuel d’insouciance, mais bien un « carnet ». Le philosophe enregistre régulièrement de brèves réflexions audio, qui ont fini par faire la matière de cet ouvrage.
Le livre se présente ainsi comme un recueil de fragments qui esquissent une quête du lâcher-prise. Le maître mot de l’ouvrage est cette devise, « Couldn’t Care Less », qui signifie littéralement « Je ne pourrais pas m’en soucier moins », et qui peut se traduire par « Rien à battre ». Ce n’est pas facile, quand on a l’impression d’être englué jusqu’au cou dans une situation problématique, de parvenir au détachement. Telle est pourtant la voie : « s’en foutre ».
Nous sommes à ce point habitués à valoriser la préoccupation et le souci que nous avons l’impression que cette insouciance n’est que désinvolture. Pourtant, en réalité, lorsqu’une situation ne dépend pas de nous, lorsqu’il n’y a rien que nous puissions faire pour la changer, l’attitude la plus sage consiste précisément à s’en détacher. Alexandre Jollien emploie l’expression familière « Rien à battre ! » (p. 12), ce qui a le mérite de bousculer gentiment le lecteur trop accroché à ses soucis. L’un des buts qu’il poursuit est « s’en foutre carrément de tout » (p. 13).
Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’une désinvolture primaire, d’une sorte de démission qui consisterait à nier les problèmes, à faire l’autruche, et à laisser aux autres le soin de les résoudre. Au contraire, Alexandre Jollien, suivant en cela le maître tibétain Trungpa, veut « s’engager, contribuer à une société plus éveillée » en faisant passer « l’autre » avant soi-même (p. 13). On retrouve, en somme, la distinction stoïcienne entre ce qui dépend de nous, et qui doit avoir toute notre attention, et ce qui ne dépend pas de nous, ce contre quoi nous ne pouvons rien, et qu’il faut accepter comme une composante inévitable de la situation.
Les notes d’Alexandre Jollien m’évoquent également la notion chinoise de wu wei, le « non agir ». Cesser de nous agiter en tous sens. Nos gesticulations ne sont que trop souvent une façon malhabile de ne pas regarder en face ce qui nous préoccupe, alors qu’il suffit bien souvent d’accepter ce qu’on ne peut changer, et de ne pas aller contre le cours naturel des choses. Alexandre Jollien parle d’une angoisse « tournant à vide » (p. 17). Je devais avoir cinq ou six ans quand un médecin homéopathe m’a dit que j’avais des « petits vélos » dans la tête. Cette expression reflète bien la rumination stérile et quasi-automatique des pensées lorsque nous sommes angoissés. Depuis, j’essaie, autant que possible, d’éviter de pédaler dans la choucroute, comme on dit, c’est-à-dire d’éviter ces réflexes compulsifs qui n’ont que l’apparence de la pensée et qui font écran au réel.
À la place, il faudrait, dit Alexandre Jollien, « se rendre intérieurement disponible » (p. 19). J’aime cette notion de disponibilité qui nous rappelle que, trop souvent, nous ne sommes pas là, absorbés que nous sommes dans des soucis et des problèmes que nous entretenons par nos ruminations mentales.
Évidemment, cette insouciance, il ne faut pas la faire dépendre de futures conditions favorables qui pourraient très bien ne jamais advenir. « Je serai insouciant quand… » Alexandre Jollien parle de « l’éveil avant l’éveil » (p. 23), très belle formule, correspondant à l’impératif de « ne pas attendre d’avoir liquidé tous nos bobos intérieurs » (p. 23). L’insouciance, c’est ici et maintenant qu’il faut la conquérir. On retrouve ici la sagesse épicurienne, le fameux Carpe diem, qui nous incite à savourer pleinement l’instant présent, à accueillir dans son entièreté ce que chaque journée nous offre.
Cueillir le jour avec insouciance, c’est aussi faire avec la fragilité de l’existence. Alexandre Jollien parle de « sauter sans gilet » (p. 26). Vivre sans faire dépendre son bonheur de garanties impossibles. « Ne pas réduire le nirvâna, la paix, la sérénité à un confort, du douillet. Ce n’est pas un cocon, une bulle de bien-être. » Je mesure à quel point ces propos sont pertinents, et combien je suis encore loin d’être toujours capable de les mettre en pratique ! Ne pas faire dépendre son bonheur de circonstances précaires qui peuvent à tout moment « partir en quenouille » (p. 27). Accepter l’impermanence de toute chose, y compris de sa propre vie. Ne pas placer ses espoirs dans un futur incertain ou dans un paradis post-mortem hypothétique, mais dans l’instant présent, jusque dans ce qu’il a d’inconfortable et de douloureux, jusque dans l’éphémère…
Cette insouciance n’est sans doute jamais acquise définitivement. Elle se travaille au quotidien. On se débrouille au quotidien, comme on peut, tant bien que mal, bricolant au jour le jour des façons de s’en sortir. Accepter que, certains jours, on se surprenne à vivre sereinement une épreuve très difficile, alors que, quelque temps plus tard, une broutille suffit à nous replonger dans les spirales de l’inquiétude. « Accueillir l’impuissance, sans capituler ! », nous dit Alexandre Jollien.
C’est pourquoi Alexandre Jollien parle aussi de lui-même dans ce livre qui ne se veut pas une leçon de sagesse, mais bien plutôt le récit d’une façon de s’approprier cette sagesse issue des maîtres tibétains ou encore des grands philosophes occidentaux, parmi lesquels Nietzsche et Spinoza. Aussi l’auteur se confie-t-il sur son enfance, son handicap, ses longues années de réclusion en institut… Non pas pour se raconter, mais pour présenter de l’intérieur une tentative de dépassement de l’inquiétude, une marche vers l’insouciance.
Références de l’ouvrage
♦ Alexandre JOLLIEN, Cahiers d’insouciance, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 2022.
ISBN : 978-2-07-275862-1

Merci beaucoup pour cet article très intéressant sur l’insouciance de Jollien.
A mettre en pratique le plus sereinement possible.
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