
Je viens d’écouter une passionnante conférence, prononcée par Jean-Yves Masson, professeur de Littérature française à l’Université de la Sorbonne, spécialiste de littérature comparée, éditeur et traducteur de poésie, et lui-même poète. Cette conférence a été donnée le 27 mai 2022, dans le cadre du « Banquet de printemps » de Lagrasse.
Je me permets ici d’insérer cette vidéo, afin de vous permettre de la regarder, mais je sais qu’il est beaucoup plus facile de suivre le fil d’une conférence en direct qu’à distance. Je vous propose donc, sous la vidéo, un résumé détaillé, issu de ma prise de notes. J’espère ainsi faire œuvre utile, de la même façon que j’avais, il y a quelques années, proposé une synthèse d’une autre conférence de Jean-Yves Masson, portant cette fois-là sur la traductologie.
Une présence insistante
Proposer un état des lieux de la poésie contemporaine paraît impossible. Du moins peut-on traiter de la présence discrète, presque clandestine, mais insistante, de la poésie aujourd’hui. La poésie requiert une lecture insistante. La poésie, alors qu’elle est ignorée des médias et de la télévision, alors même que la « Maison de la poésie » s’est rebaptisée « scène littéraire », est bien là, frappée par la disproportion entre sa place économique négligeable et le nombre considérable des parutions. Comment se fait-il que ça continue malgré si peu de lecteurs ? Tous les arts ont une place dans le champ médiatique, sauf la poésie. La poésie est clandestine, et on va s’interroger sur cette clandestinité.
Ça n’a pas toujours été le cas. À la veille de la première guerre mondiale, pour se faire connaître, un auteur devait commencer par publier un livre de poésie. Mauriac s’est fait connaître pour un recueil de poèmes, au départ, alors qu’ensuite il a surtout été romancier. C’est une chose inimaginable aujourd’hui.
Si le Figaro parle de poésie, c’est une fois ou deux par an, pour s’acquitter d’une sorte de dette. On en parle avec vénération, sans la commenter. La critique de poésie se fait dans des ouvrages plus confidentiels. Il y a certes eu l’aventure du Magazine littéraire, qui a eu une rubrique poésie tenue par Jean-Yves Masson, avec un vrai article critique.
Une place médiatique négligeable
On n’ose pas parler de poésie, on n’ose pas en discuter. Elle est une sorte de vieille dame au chevet de laquelle on s’affaire. Je ne parle pas de la réalité, mais de l’image qu’en ont la presse, les médias. Il y a un effacement de la poésie du débat public, comme le théâtre. On est dans une situation extrêmement difficile. Les tables de poésie des librairies sont rares, et pour le théâtre c’est encore pire.
La poésie survit. Il y a des raisons à cela, qui tiennent sans doute à une sorte d’obscure conscience qu’une langue dans laquelle on n’écrit plus de poèmes, meurt. La poésie lutte contre les stéréotypes, lutte contre tout ce qui tend à figer la langue. Ce sont d’abord et surtout les poètes qui luttent pour rendre la poésie vivante.
Faire un état des lieux, un bilan, est impossible, et il y a plusieurs raisons à cela. Il y a quelques années, les éditions Flammarion ont publié une énorme anthologie de la poésie contemporaine, de plus de deux mille pages, une anthologie pleine de qualités, mais il y a un nom qui n’y est pas même cité une fois, c’est comme s’il n’existait pas, c’est Philippe Jaccottet. Or, il est tout de même publié en Pléiade, et était encore vivant à l’époque de la parution de cette anthologie. Donc cela incite à beaucoup de modestie. Il n’y a pas Antoine Émaz, ni de poètes de la francophonie. Après tout, Jaccottet était Suisse.
Prendre en compte la francophonie
Peut-on parler aujourd’hui d’un état des lieux de la poésie ? Ce qui compte, ce n’est pas la nationalité mais la langue française, et ce, quelles que soient les raisons de l’écriture en langue française. La poésie de langue française est extrêmement diverse. Certains diktats qui ont régné en France n’ont pas affecté le reste de la francophonie. Il y a eu en France un fort mouvement antilyrique, quasiment absent dans la francophonie. Nous, en France, nous avons du mal à nous ouvrir à la francophonie, pour des raisons diverses, notamment économiques.
Pour une critique non hagiographique
En outre, personne n’a une vue satisfaisante de la poésie actuelle, même en ayant tenu pendant dix ans une chronique de poésie dans un magazine littéraire, du fait de n’avoir pas eu le droit aussi d’exprimer une réserve sur un livre. Dans la critique de poésie, il ne faut pas dire pourquoi on n’a pas aimé. Imaginez un critique de cinéma qui n’aurait pas le droit de parler d’un mauvais film : quelle crédibilité aurait-il quand il loue un film ? Si un art est vivant, c’est parce qu’on peut s’écharper autour d’un livre. Il faut que le lecteur de la critique puisse se dire : lui n’a pas aimé ce livre, donc moi j’ai une chance de l’aimer. En France, c’est impossible, et c’est ça qui manque à la poésie. Il faut que la poésie entre dans le champ du débat littéraire et esthétique.
Le temps long de la poésie
Deuxième raison à la crise : oui, il y a un art de lire de la poésie. C’est par la lecture que la poésie existe, et cette lecture prend du temps. Nous commençons seulement aujourd’hui à voir le visage du vingtième siècle. Dans deux siècles, quand on fera le bilan du vingt-et-unième, on citera sans doute davantage de poètes que de romanciers, alors que sur le moment, les romanciers triomphaient. L’image du siècle se modifie, lentement. Hugo serait bien étonné de voir qu’on considère aujourd’hui Baudelaire comme son égal, puisque Baudelaire a très peu publié par rapport à lui. Cela ne diminue pas l’importance de Hugo de dire ça. On peut difficilement être un grand romancier avec un seul roman, alors qu’on peut être poète avec très peu de vers. Louise Labbé, Catherine Pozzi : une dizaine de poèmes qui valent autant que des auteurs qui ont beaucoup plus publié. Je ne suis pas sûr que la postérité retienne dix poèmes de bien d’autres poètes plus connus. Goethe serait bien surpris que Hölderlin soit aujourd’hui presque aussi célèbre que lui : c’est au XXe siècle que Hölderlin a été lu. Un poète met du temps à être lu, et pour être un grand poète il n’y a pas besoin d’avoir écrit énormément. C’est dans la poésie que la langue se concentre, se densifie, et échappe au courant de ce qu’est la littérature qui est mise au service d’autre chose.
Poésie et engagement
Celui qui a fait le plus de mal, et en même temps le plus de bien à la poésie, c’est Jean-Paul Sartre, qui dans Qu’est-ce que la littérature ?, consacre deux notes à la poésie. Il explique pourquoi les poètes sont des bons à rien. Il explique pourquoi Baudelaire a raté sa vie, pourquoi il est l’illustration de tout ce qu’on peut imaginer de pire aux yeux de Sartre. Mais il ne vient pas à l’esprit de Sartre qu’une vie dans laquelle on a écrit les Fleurs du Mal n’est pas une vie ratée. Le poète refuse de se servir de la langue, de la mettre au service de l’action. Les poètes sont des gens inefficaces. Baudelaire, ou Rimbaud, ne sont pas « engagés ». C’est sans doute à cela que répondait le « non » de Action poétique.
Il y a eu des poètes engagés, et les derniers poètes à avoir été vraiment célèbres sont les poètes que la Deuxième Guerre mondiale a rendus célèbres, parce que c’est toujours dans les temps de crise qu’on se tourne vers les poètes. Il faut qu’ils témoignent de quelque chose, fût-ce clandestinement. Les seuls pays du monde où la poésie est très lue sont des pays très malheureux, en guerre civile, en crise, en dictature. Jacques Roubaud a dit un jour que c’est très bien que la poésie soit très peu lue, parce que si elle était très lue, cela voudrait dire que c’est la guerre ou une crise historique majeure. La poésie n’est lue qu’en temps de guerre. Pourquoi se tourne-t-on vers la poésie quand tout va mal ?
Le bien d’un peuple, ce n’est pas la terre. Il faut certes une terre pour faire une Nation, mais depuis les Perses d’Eschyle, Athènes est là où sont les Athéniens. Une nation, c’est une idée, et c’est aussi les hommes, ceux qui parlent la langue. Quand un pays est envahi, comme la France l’a été pendant l’Occupation, la France était là où était la langue française. Et une langue peut être partagée. Il y a une « francophonie » alors qu’on ne parle pas de « germanophonie » (et il faudrait parler du statut très particulier du monde anglophone).
De la poésie en temps de détresse
La poésie reprend tout son sens quand on est à la fin du monde, quand tout s’écroule, elle est la seule force de résistance qui reste. La poésie insiste parce qu’elle résiste, par nature. Plus les crises sont présentes, et il n’y a pas d’Histoire sans crise, plus la poésie est là qui se tient prête, et je suis persuadé que c’est aussi le cas des poètes d’aujourd’hui, et de notre conscience collective. Il est inquiétant que quelque chose se fasse sentir aujourd’hui en ce sens.
Poésie, communauté, collectivité
Il y a une communauté des poètes, malgré leurs dissensions, et malgré le fait qu’ils débattent trop peu. C’est la langue qui est créatrice de communauté. Il importe de distinguer la communauté (on parle beaucoup de communauté et de communautarisme aujourd’hui) et la collectivité. La collectivité est une notion juridique, on cesse d’en faire partie quand on meurt. Une collectivité, c’est habiter quelque part puis déménager, c’est faire partie momentanément d’une entreprise. La communauté, c’est une famille. On ne cesse pas d’en faire partie une fois qu’on est mort. Même si l’on ne croit pas en l’au-delà, le propre de la communauté est qu’elle se souvient de ceux qui ne sont plus là. Ce qui est créateur de communauté, c’est la langue, la langue que nous écrivons. Ce qu’est une langue, elle le doit non seulement à ceux qui la parlent aujourd’hui, mais aussi à ceux qui l’ont parlé. Une langue s’inscrit dans la durée, et se charge de sens au fil de l’Histoire. Elle ne peut pas être réformée arbitrairement. Et ce sont les poètes qui tiennent la langue. Un dialecte devient une langue quand on écrit un poème dans cet idiome.
Écologie de la poésie
On parle beaucoup d’écologie, mais il y a aussi des langues qui se meurent, on perd de la diversité du paysage linguistique. Il est tentant d’avoir une langue simplifiante, une sorte de sabir commun qui simplifie les échanges. L’anglais est parlé partout, mais mal. Heureusement qu’il y a des poètes pour écrire autre chose que de l’anglais commercial, sorte de langue commune dématérialisée. La poésie conserve à la langue une chair, c’est-à-dire une matérialité, un accent, un rythme. Un être parlant est fait d’un corps. La poésie ne transmet pas des idées, elle maintient la langue en vie en tant que présence d’un sujet parlant.
Disant cela, je prends sans doute parti sur ce qu’est la poésie et sur ce qu’elle n’est pas. La poésie qui m’intéresse, c’est celle où j’entends une voix. Disant cela, j’écarte toute une poésie qui dénigre l’oralité et le sujet. Hugo Friedrich a pu dire que la poésie moderne efface le sujet, mais il a tort, et il évite soigneusement les poètes qui lui donnent tort, parlant par exemple de Rilke comme « le poète qui abuse du gérondif ».
Il y a toujours cette menace du théoricien, du terroricien, qui dit ce que doit être la poésie. Si la poésie a perdu son public, c’est beaucoup à cause de cette domination de la théorie depuis les années soixante, qui a causé l’éviction d’un grand nombre de lecteurs. Il y a une poésie officielle, très subventionnée, héritière des diktats de cette théorie, qui refuse que le poète soit un homme qui parle, qui dit des mots, qui est présent dans sa chair. Cela a toujours été, au vingtième siècle, la tentation de l’art, par exemple en musique : le docécaphonisme décidait ce qui était moderne et ce qui ne l’était pas. Or, on a dit à Schönberg qu’il avait gagné parce que tout le monde désormais écrivait du dodécaphonisme, et Schönberg a répondu en souriant : « Est-ce qu’ils y mettent un peu de musique ? » C’est un peu la même chose pour la théorie. Nous avons eu cette fascination pour les écrivains de réclamer la légitimation du critique. Autant le théoricien doit être là, autant il doit être là après l’écriture et non avant.
S’il n’y a pas cette lecture critique, la poésie ne se donne jamais immédiatement. Si la critique vient et dit ce que doit être la poésie, on tombe dans une forme d’académisme qui risque de se dessécher. Henri Meschonnic plaçait au centre la notion de vie. La poésie maintient la langue en vie, elle est ce par quoi la langue, toujours en danger, survit. Elle exige un art de lire. Elle n’est jamais que la fixation à l’écrit d’une voix, de quelqu’un qui s’adresse à quelqu’un, même dans les écritures impersonnelles. On a trop facilement identifié le lyrisme à l’expression du moi.
La poignée de main : po-éthique
Je terminerai ces quelques propos par une parole de Paul Celan, un des poètes les plus lus au monde, et un des poètes les plus difficiles. Il disait qu’il ne voyait pas de différence entre un poème et une poignée de main.
Quand je commente un poème de Celan avec mes élèves, ce que j’ai mis du temps à oser faire, j’essaie seulement de leur apprendre à lire. Pourquoi ça ne se lit pas comme un roman ou un article de journal.
C’est une phrase extrêmement riche. La poignée de main, c’est le corps, corps et âme. La chair du poème est importante, la matérialité du mot. C’est vraiment l’œil qui écoute. Les blancs sont du silence pour les yeux. Nous savons bien aujourd’hui que toutes les formes sont possibles pour la poésie, il n’y a plus de définition de la poésie. Rien n’est interdit, et cette liberté curieusement oblige le poète à inventer ses propres contraintes, à définir sa propre conception de la poésie. Et évidemment ça complique aussi les choses pour le lecteur.
Une poignée de main : si la main est tendue, il faut qu’il y ait aussi une autre main qui se tende. Si le lecteur ne fait pas cet effort d’aller vers le poète, ça ne sert à rien que le poète aille vers lui. La lecture de poésie ne doit jamais être passive. Ça ne commence pas par le concept, mais par l’écoute, la palpation, la matérialité du texte. C’est un peu comme en peinture. Il faut apprendre à mettre entre parenthèses ce que ça représente. Il faut commencer par écouter, par regarder. De même en musique. Un grand compositeur, devant répondre à ce qu’il pensait de la chanson, disait que le problème est qu’on ne les écoute pas vraiment. Une comptine, un poème tout simple, on peut tout à fait y prendre du plaisir. Mallarmé a aussi écrit les plaisirs de la poste. Même Mallarmé est capable de ça. Chez Rimbaud, ce n’est pas l’album zutique qui est le meilleur, mais pourquoi pas ? Et quand on lit, il faut le faire vraiment. Le poème, il faut aller vers lui. C’est si important qu’on apprenne aux enfants, déjà, à le faire. Si la poésie n’est que récitation à l’école, on en dégoûte. Autant, dans ce cas, apprendre aussi de la prose.
L’école a fait du bien et du mal à la poésie, et ce moment-là est décisif dans la vie. La poésie, je l’ai aimée dès l’enfance, parce que ma mère me récitait des poèmes, j’avais cette chance. Elle avait des goûts très classiques. Le propre du lecteur de poésie est qu’il lit autant Ronsard ou Du Bellay que Barbarant ou Maulpoix. C’est aimer tout ce corpus de poètes, parce que nous ne serions pas poètes sans lire ceux qui nous ont précédés.
Comment écrire de la poésie si on n’en lit pas ? C’est par la lecture qu’on en vient à l’écriture. En poésie, ce prolongement est naturel. Jouer de la musique, ne serait-ce qu’à un modeste niveau, aide à en écouter. De même, il ne faut pas avoir honte d’écrire de la poésie. C’est audacieux et prétentieux de publier de la poésie, et si on le fait, c’est parce qu’on a entendu un appel dans le poème, et on y a répondu. Aujourd’hui, la main tendue ne trouve pas toujours un lecteur pour la saisir. Celui qui saisira cette main n’est peut-être pas encore né : c’est une poignée de main par-delà le temps. Mais c’est bien aussi de tendre la main à des poètes vivants.
J’espère avoir rendu fidèlement compte de ces cinquante minutes de conférence. Cette vidéo est tombée à pic pour moi, car les propos de Jean-Yves Masson s’inscrivent pleinement dans mes réflexions du moment, sur l’écologie des langues, sur l’importance de la poésie en temps de détresse, sur le rôle éthique de la poésie comme « poignée de main », sur le devenir de l’humanisme au XXIe siècle…
Une lectrice sur Facebook :
« Mille merci(s?) pour cette transcription. Il faudra du temps évidemment pour regarder et écouter la conférence, mais ce qui est dit fait ru bien. Beaucoup de bien.
Je dis cela comme quelqu’un qui écrit et publie un peu, mais aussi comme professeur de lettres en collège qui ‐ bêtement au seul mois de mars, ne s’autorisant que ce mois dédié, mais dans les quatre ans qui me restent, tendra à dépasser cette assignation ‐ qui, donc, non seulement fait lire et apprendre des poèmes, mais, au grand bonheur des élèves, leur en fait écrire, insistant sur le rythme et non la rime qui les emprisonne immédiatement.
Merci, merci, merci. »
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