Les « Essais » de Montaigne

De Montaigne, on retient souvent seulement quelques citations, qui font toujours bon effet lorsqu’elles sont bien placées. Mais que sont réellement les Essais ? Brève présentation d’une œuvre insolite, qui nous parle encore par son anti-dogmatisme absolu.

Ouvrir les Essais de Montaigne, c’est découvrir une langue qui déroute par une orthographe et des tournures parfois éloignées des nôtres, par l’usage quasi constant de citations latines, mais surtout par la liberté permanente de la pensée de leur auteur. Il faut, je crois, un temps d’adaptation pour aborder Montaigne, qui n’est certes pas un auteur facile. Si je vous parle aujourd’hui de Montaigne, c’est que je pense que sa grande ouverture d’esprit, sa liberté de penser, sa profondeur de vues sont éclairantes pour notre temps.

L’humaniste par excellence

Montaigne est, profondément, un homme de son temps, pleinement intégré dans son siècle, tout en dialoguant en permanence avec les grands auteurs classiques. Il appartient à la deuxième génération humaniste, celle qui a connu la Réforme, avec les débats mais aussi les drames qui l’ont accompagnée.

Le père de Montaigne, né la même année que François Ier, a fait les guerres d’Italie et a été, comme le roi, imprégné d’humanisme. Il tente avec Michel, son troisième fils, une éducation humaniste, engageant une nourrice qui ne lui parlait qu’allemand et latin. Dès l’enfance, le jeune Montaigne était plus à l’aise en latin qu’en français. S’il écrit pourtant les Essais en français, c’est qu’il veut être lu de tous.

Montaigne est l’aboutissement d’une promotion sociale. Issu d’une famille de grands bourgeois, enrichie par le commerce du vin, de bois précieux et de poissons salés, Michel Eyquem gommera son nom de famille en désirant qu’on l’appelle Montaigne, du nom de ses terres. Le père, Pierre, accède à la noblesse de robe, et transmettra à son fils ses charges de conseiller à la Cour des Aides de Périgueux. Michel, à son tour, entend mener la vie d’un noble.

Biberonné aux auteurs latins mais côtoyant tous les jours de simples paysans, et partageant parfois leurs travaux, Michel de Montaigne conservera toute sa vie une grande ouverture d’esprit. Ouvert aux autres cultures, il se plie aux usages locaux lorsqu’il est en voyage. Sa capacité à dépasser les barrières sociales lui permettra ainsi de réellement s’intéresser aux Indiens d’Amérique présentés à Charles IX.

Son expérience de magistrat le place en prises avec la réalité de la société. Il n’est pas du tout un penseur hors-sol. Les Essais s’en ressentent, qui évoquent des problèmes liés à la justice, à l’héritage, à la place des femmes. Hardi en politique, dans une lettre à Henri III, il proteste contre les exactions d’impôts pour les plus riches, réclame une justice gratuite, veut une réforme du système judiciaire et se méfie du corporatisme des parlements. Se situant au-dessus des partis, il soutiendra à la fois Henri III et Henri de Navarre (futur Henri IV), auquel in conseillera d’embrasser le catholicisme pour maintenir l’unité de la France.

Un ouvrage très personnel

Les Essais sont un ouvrage très personnel. Il ne s’agit pourtant pas d’une autobiographie au sens lejeunien de « récit rétrospectif en prose qu’une personne fait de sa propre vie ». Montaigne ne veut pas raconter sa vie. S’il parle de lui-même, c’est parce qu’il se prend lui-même comme objet d’étude, comme support permettant de définir l’humain. Et Montaigne sait combien il est difficile de « pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ». S’il évoque parfois des détails intimes comme sa maladie ou sa vie sexuelle, c’est que cela fait partie de l’humain.

On a appelé égotisme cette façon de cultiver le compagnonnage avec soi-même. Il s’agit de se mieux comprendre, de saisir le plus justement possible ce qui demeure insaisissable en chacun de nous. Montaigne n’entend pas se peindre comme un être d’exception. Son but n’est pas de faire étalage de ses prouesses, mais bien de se cerner au plus juste, y compris en dévoilant parfois sa propre médiocrité, ou en admettant la part de bonne fortune liée à certains succès.

Cette forte présence du « moi » a déplu aux contemporains de Montaigne, qui trouvaient les Essais obscènes. Pascal parlera du « sot projet qu’il a eu de se peindre ». Il ne s’agit pourtant que d’une tentative de répondre à l’impératif socratique, « Connais-toi toi-même ». Plusieurs siècles plus tard, un penseur comme Rousseau se souviendra sans doute de Montaigne quand il concevra à son tour le portrait de se peindre intus et in cute, certes avec des objectifs bien différents.

Une œuvre du désordre et de l’incomplétude

Montaigne lui-même parlait d’un style « à sauts et à gambades ». L’ouvrage assume parfaitement son désordre et son incomplétude. Il n’y a d’ailleurs pas d’édition définitive des Essais de Montaigne, ceux-ci ayant été recomposés, en premier lieu par Marie de Gournay. L’édition que je possède marque par des traits obliques les différentes strates d’écriture et de recomposition. L’œuvre tient ainsi du patchwork.

Cela correspond au projet même de Montaigne. Les Essais ne sont pas un traité sur une matière donnée, encore moins une sage dissertation en trois parties. Ils sont le reflet d’une pensée constamment en chantier, et d’une pensée qui avait conscience que son objet d’étude – le moi, l’humain – était lui-même foncièrement mouvant, changeant, insaisissable.

La méthode de Montaigne, c’est la synthèse, consistant à embrasser ensemble des points de vue divergents en cherchant à les concilier. C’est l’examen lucide des choses, y compris dans leurs nuances mouvantes. C’est ce que l’on a appelé la skepsis (d’un mot grec qui a engendré le mot « scepticisme »).

L’on aurait tort, cependant, de voir dans les Essais un simple journal où l’auteur consignerait, au jour le jour, ses idées changeantes, au fil de la plume, au gré de ses envies et du hasard. Si l’auteur assume le caractère désordonné de son entreprise, il a néanmoins un projet, qui est de « contreroller », donc de maîtriser, le mouvant. Si la méthode est empirique, il s’agit néanmoins d’une méthode orientée vers un but, la connaissance de soi. En cela, Montaigne trouve en Plutarque un modèle.

Montaigne a perçu l’impossibilité de figer l’homme dans des affirmations définitives. Loin de penser l’homme comme une unité, Montaigne nous le montre, en utilisant l’image du « lopin », comme un ensemble pétri de forces contradictoires.

On ne trouvera donc pas dans les Essais de philosophie prête-à-penser, pas d’idées clefs en main, pas de concepts prédigérés. On y trouvera en revanche une pensée toujours en éveil, une recherche constante. Si Montaigne convoque constamment les Anciens, ce n’est pas simplement pour s’appuyer sur leur autorité, mais bien pour dialoguer avec eux. Sa méthode, c’est le dialogue, en reconnaissant, loin de tout dogmatisme, qu’il n’y a pas toujours de conclusion définitive.

Puisqu’il s’agit, pour moi, en revanche, de conclure, je ne peux que le faire en vous invitant de découvrir, à votre tour, les nuances de cette pensée riche et toujours en mouvement. J’espère que cette rapide introduction pourra faciliter l’entrée dans cette œuvre foisonnante que sont les Essais.

Citation d’un extrait

La curieuse entreprise de se décrire soi-même

Et ne me doibt pourtant sçavoir mauvais gré, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n’use que du mien. Et si je fay le fol, c’est à mes despends, et sans l’interest de personne : Car c’est en follie, qui meurt en moy, qui n’a point de suitte. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin : Et si ne pouvons dire, si c’est du tout en pareille maniere à ceste-cy, n’en connoissant que les noms. Nul depuis ne s’est jetté sur leur trace : C’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit : de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations : Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde : ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et n’estudie que moy. Et si j’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay part de ce que j’ay apprins en ceste cy : quoy que je ne me contente guere du progrez que j’y ay faict. Il n’est description pareille en difficulté, à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut il testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse : car je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy, vicieux : Et le prohibe obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages.

Michel de Montaigne, Les Essais, livre II, chap. 6, « De l’exercitation ».

Sources

  • Michel de Montaigne, Les Essais, livre II.
  • Paule Andrau, Cours de Khâgne sur Montaigne, Option Lettres Modernes, Lycée Masséna, année scolaire 2006-2007. Source non publiée.

10 commentaires sur « Les « Essais » de Montaigne »

      1. L’essentiel : une introduction de Claude Pinganaud, un glossaire et un repère chronologique. J’ai également une édition GFlammarion avec une multitude de notes, surtout des traductions. Mon montagne Arlea est mon plus beau livre, celui auquel je tiens le plus. Bon Noël à vous !

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  1. Ah bien-aimé Montaigne ! Antidote à bien des aspects de notre époque. Je reste reconnaissante au programme de l’agrégation qui me le fit lire et aimer il y a bien des années – et c’est lui qui tomba à la dissertation de français. 🙂

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  2. Message adressé à Monsieur Gabriel Rossi Bonjour Monsieur, Je reçois régulièrement vos mails et articles et, à ce jour, j’ai une question à poser à l’enseignant que vous êtes aussi. Moi-même enseignante d’Arts visuels, pour des élèves de 10 à 12 ans, je souhaiterais proposer un texte – pour débuter ma séquence didactique – sur le thème du métissage. Vous qui avez une grande expérience littéraire, serait-il possible de me suggérer divers textes sur ce sujet, adaptés aux enfant des âges mentionnés ci-dessus ? Tout en vous remerciant vivement pour vos diverses actions et vous félicitant grandement pour la qualité de votre blog, je vous prie de recevoir, Monsieur, mes meilleures salutations. Belle fêtes et bel hiver 2021-22 ! Valérie Reichlin Gysin Enseignante AVI, Designer Allée des Cerisiers 3 1041 Naz – Suisse

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    1. Bonjour,
      Comme ça, de but en blanc, je ne vois pas trop. Je vais y réfléchir, mais je vous conseille avant tout de vous tourner vers des groupes facebook de professeurs, ce sont des mines d’informations 😉
      Bon courage dans vos recherches, et bonnes fêtes de fin d’année !

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