Un « poème à Lou » d’Apollinaire

On sait que Guillaume Apollinaire mourut à la guerre, des suites de la grippe espagnole, quelques jours avant l’Armistice. Quelques années avant cela, il rencontra, en 1914, à Nice, la belle Lou. Envoyé à Nîmes, le poète lui écrivit le poème qui va suivre, comme beaucoup d’autres qui constitueront les Poèmes à Lou. J’aime dans ce poème la façon dont la déclaration d’amour permet de sublimer le réel, jusqu’à rendre presque invisible l’horreur de la misère et de la pauvreté, dans le contexte d’une guerre qui se prépare.

Le poème commence par une déclaration d’amour :

"Mon Lou la nuit descend tu es à moi je t'aime
Les cyprès ont noirci le ciel a fait de même
Les trompettes chantaient ta beauté mon bonheur
De t'aimer pour toujours ton cœur près de mon cœur"

L’adresse « Mon Lou » et la déclaration d’amour « je t’aime » encadrent la mention des circonstances « la nuit descend » et l’affirmation « tu es à moi » qui transcende la distance. L’absence de toute ponctuation rend ce premier vers extrêmement fluide, les quatre groupes rythmiques s’enchaînant ainsi sans pause, comme si la passion obligeait le poète à parler d’un seul souffle.

Les « cyprès » et le « ciel » ne constituent que des références extrêmement vagues à la réalité extra-littéraire. Tout au plus les cyprès permettent-ils d’évoquer le contexte méditerranéen de la ville de Nîmes. L’ensemble rappelle la tombée du soir. Les « trompettes » correspondent à la réalité militaire, puisqu’Apollinaire était parti faire ses classes militaires à Nîmes, et était pour cette raison éloigné de Lou.

Cependant, cette réalité extra-littéraire apparaît immédiatement comme transmuée par le langage poétique, comme pour suggérer que l’amour que porte le poète à sa belle lui présente une version réenchantée d’une réalité qui fut sans doute bien plus prosaïque et bien plus triviale qu’il ne le raconte. Ainsi les « trompettes » (sans doute réelles) « chantaient ta beauté mon bonheur ». Elles deviennent les chantres de l’amour.

La suite du poème montre que cette transmutation affecte le paysage dans son entier :

"Je suis revenu doucement à la caserne
Les écuries sentaient bon la luzerne
Les croupes des chevaux évoquaient ta force et ta grâce
D'Alezane dorée ô ma belle jument de race
La tour Magne tournait sur sa colline laurée
Et dansait lentement lentement s'obombrait
Tandis que des amants descendaient de la colline
La tour dansait lentement comme une sarrasine
Le vent souffle pourtant il ne fait pas du tout froid
Je te verrai dans deux jours et suis heureux comme un roi"

Le choix d’alexandrins de rimes suivies se prête bien au récit. Le poète raconte son retour à la caserne, le soir venu. Il décrit le paysage d’une façon systématiquement méliorative. On peut en effet raisonnablement douter que « les écuries sentaient bon la luzerne » !

Si l’amour du poète le pousse à embellir le paysage, il le conduit également à décrire la femme aimée en lui prêtant des traits du paysage qu’il a devant lui. C’est ainsi que la femme aimée devient une « belle jument de race », comparée ainsi aux chevaux qui étaient présents à proximité du poète. La femme aimée se trouve ainsi parée de la « force » et de la « grâce » de ces animaux fougueux.

La tour Magne, à Nîmes (Wikipédia)

Cette féminisation affecte également la tour Magne, monument romain bien connu de la ville de Nîmes. La paronomase « tour […] tournait » inscrit d’emblée le mouvement dans ce monument. Le paysage s’anime ainsi, tandis que l’expression de « colline laurée » transmute la réalité en paysage merveilleux. En effet, l’adjectif laurée, signifiant « couronnée de lauriers », renvoie à la tradition romaine, mais aussi à la Laure de Pétrarque. Le choix du verbe « danser », répété deux fois, prolonge l’animation du paysage et transmue la tour Magne en figure féminine. La triple répétition de l’averbe « lentement » participe de cette danse sensuelle. La comparaison « comme une sarrasine » peut renvoyer à un imaginaire oriental également paré de sensualité.

La promesse « je te verrai dans deux jours » suffit à transmuer un réel qui n’est pourtant pas très joyeux. Si le poète est « heureux comme un roi », il est cependant confronté à une réalité particulièrement dure, marquée par la misère et la pauvreté :

"Je te verrai dans deux jours et je suis heureux comme un roi
Et j'aime de t'y aimer cette Nîmes la Romaine
Où les soldats français remplacent l'armée prétorienne
Beaucoup de vieux soldats qu'on n'a pu habiller
Ils vont comme des bœufs tanguent comme des mariniers
Je pense à tes cheveux qui sont mon or et ma gloire
Ils sont toute ma lumière dans la nuit noire
Et tes yeux sont les fenêtres d'où je veux regarder
La vie et ses bonheurs la mort qui vient aider
Les soldats las les femmes tristes et les enfants malades
Des soldats mangent près d'ici de l'ail dans la salade
L'un a une chemise quadrillée de bleu comme une carte
Je t'adore mon Lou et sans te voir je te regarde
Ça sent l'ail et le vin et aussi l'iodoforme"

Si « Nîmes la Romaine » est sublimée par le fait que c’est la ville où Apollinaire aime Lou, il n’en reste pas moins que le poète n’est pas aveugle au réel, et le fait savoir à travers des notations très prosaïques. Si les « soldats français » sont, dans un premier temps, magnifiés par la comparaison avec l’antique « armée prétorienne », ils apparaissent ensuite dans toute leur précarité. L’adjectif « vieux », la relative « qu’on n’a pu habiller », les comparaisons à des « bœufs » et à des « mariniers » traduisent la misère et la pauvreté. La forme verbale « tanguent » suggère l’influence de l’alcool.

La nuit tombe au fur et à mesure que progresse le poème. Si, au début, il s’agissait du soir, nous voici à présent dans la « nuit noire », où le poète ne dispose pour toute lueur que les « cheveux » d’or de la femme aimée. C’est suggérer que tout le reste est bien sombre. En d’autres termes, heureusement que le poète peut s’accrocher au souvenir de sa belle, parce que tout le reste est noir et déprimant.

Aussi la « mort » fait-elle irruption dans le poème, accompagnée par « les soldats las les femmes tristes et les enfants malades ». La mort « vient aider », comme si elle était un ultime soulagement venant mettre un terme à la douleur. Mieux que des exclamations emphatiques, les références à « l’ail », à la « chemise quadrillée de bleu », au « vin » et à « l’iodoforme » apparaissent comme des notations prosaïques qui traduisent la misère et la pauvreté. L’iodoforme, à l’odeur pénétrante et désagréable, était utilisé comme désinfectant : sa seule mention suffit à suggérer les douleurs et les blessures.

On trouve dans la mythologie antique bien des héros qui, à leur mort, sont devenus des constellations. Apollinaire utilise ce motif pour sublimer la vision d’horreur qu’il a sous les yeux, tout en évoquant la mort, future et lointaine, du couple :

"Je t'adore mon Lou embrasse-moi avant que je ne dorme
Le ciel est plein d'étoiles qui sont les soldats
Morts ils bivouaquent là-haut comme ils bivouaquaient là-bas
Et j'irai conducteur un jour lointain t'y conduire
Lou que de jours de bonheur avant que ce jour ne vienne luire
Aime-moi mon Lou je t'adore Bonsoir
Je t'adore je t'aime adieu mon Lou ma gloire"

Cette fin de poème est particulièrement puissante. Le poète est placé face au spectacle horrible de la mort des soldats. Ceux-ci deviennent des emblèmes, transformés en héros par l’assimilation avec les « étoiles ». Le passage est tout entier marqué par des répétitions et des paronomases. Ainsi Apollinaire rapproche-t-il deux formes, l’une au présent, l’autre à l’imparfait, du verbe « bivouaquer », pour inscrire la vie des soldats dans l’éternité : ils continuent de faire au ciel ce qu’ils faisaient de leur vivant. Un vers plus loin, c’est le nom « conducteur » (apposition du pronom « je ») qui est rapproché de l’infinitif « conduire ». Le poète apparaît ainsi comme un guide qui mène la femme aimée parmi les étoiles, comme si le poète lui-même devenait une figure mythologique. Aussi la mort des soldats annonce-t-elle la mort même du poète et de la femme aimée. Certes, cette mort est espérée comme lointaine — « que de jours de bonheur avant que ce jour ne vienne luire » –, mais elle est malgré tout envisagée, et c’est ce qui donne tout son poids à la supplique « aime-moi mon Lou » et aux adieux finaux, qui résonnent avec bien plus de gravité qu’un simple au revoir.

*

On le voit, dire « je t’aime », et même répéter cette expression, n’a rien de ringard, ni de compassé, ni de naïvement romantique. Le dire d’amour irradie toute la scène et la sublime dans un premier temps, avant que la réalité prosaïque, l’horreur de la misère et de la guerre ne rattrapent le poète. Cette horreur, à son tour, renforce le discours amoureux, en le parant d’une forme d’urgence, puisqu’il s’agit d’aimer malgré la douleur, malgré la mort, et cela, quelques années avant la Grande Guerre.

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2 commentaires sur « Un « poème à Lou » d’Apollinaire »

  1. Bonsoir, je suis un étudiant doctorant en poésie française. Je suis abonné au votr bloc et j’apprécie énormement tout ce qui s’y dit. J’aurai bien voulu publier aussi mes quelques sur la poésie. En passant, je prépare une thèse de doctorat sur Philippe Jaccottet.

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