C’est un ouvrage singulier que Vie du poème, et la façon la plus simple dont on puisse le définir, c’est de dire qu’il s’agit d’un écrit réflexif sur la poésie. Pourquoi cette périphrase? Parce que ce livre n’a pas vraiment le ton d’un traité, qu’il ne se présente pas non plus comme un manuel à l’usage des jeunes poètes, qu’il n’est pas davantage une autobiographie, tout en tenant un peu de ces trois genres. Il ne prétend sans doute pas détenir la vérité absolue, et pourtant il livre bien un message, et porte une représentation de ce que sont un poème, et la poésie.
Écrire sur la poésie…
La poésie est un art qui réfléchit beaucoup sur lui-même. Dans Richard Wagner et Tannhäuser, Baudelaire écrit que « tous les grands poëtes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poëtes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets ». Depuis, on associe fréquemment la modernité poétique avec une certaine lucidité, une distance critique des poètes sur leur propre pratique. Dès lors, le fait qu’un poète écrive un essai ne doit pas étonner. Parfois, cette dimension réflexive est poussée à l’excès, et c’est ainsi que la poésie contemporaine est parfois accusée de nombrilisme, au sens où elle se regarde beaucoup elle-même, où elle ausculte et analyse le moindre de ses gestes. De sorte que l’on puisse être tenté de se dire : encore un essai sur la poésie !
Précisément, ce qu’il y a de bien avec Vie du poème, c’est que son auteur, Pierre Vinclair, ne se pose pas en théoricien de la poésie, mais bien en praticien. Si l’on sent chez lui une grande culture, qui dépasse d’ailleurs le champ de la poésie occidentale, et une fine connaissance de toutes les théories de la poésie, il n’y a aucune volonté d’écrire un énième essai théorique sur cette grande chose un peu nébuleuse et jamais très bien définie qu’est la poésie. La différence, bien sûr, tient beaucoup dans le ton adopté, simple et accessible. La poésie n’est pas sacralisée, mais elle n’est pas désacralisée non plus. Je veux dire par là que Pierre Vinclair, s’il refuse de placer la poésie sur un piédestal, n’entend cependant pas la plonger dans la fange. Pas d’idolâtrie, mais pas d’exécration non plus. Il n’y a donc pas de posture, mais une grande authenticité, dans cette simplicité.
Je disais que Pierre Vinclair se posait en praticien plus qu’en théoricien. En effet, c’est avant tout de sa propre pratique qu’il est question, si bien que l’ouvrage intègre une dimension autobiographique. Et cela, tout en évitant le risque d’un discours autocentré qui eût été désagréable. L’auteur parle de sa propre expérience, mais sans vouloir apparaître comme un modèle. Nous suivons ses réflexions sur la poésie, ses réussites et ses échecs, là encore avec authenticité et simplicité, sans ego surdimensionné. L’auteur ne cherche pas à se raconter, même s’il livre certains détails sur sa vie au Japon puis en Chine, sur sa femme Clémence et ses enfants, qui, en plus d’être les compagnons de vie de l’auteur, sont aussi les témoins de l’écriture, et les premiers récepteurs des poèmes.
Comment naît un poème ?
De la vie du poème, Pierre Vinclair aborde d’abord la naissance. Comment naît un poème ? L’auteur répond à la fois pour lui-même, racontant sa propre pratique, un peu comme pour nous inviter dans les coulisses de l’écriture, mais aussi de façon plus générale, le discours n’en restant jamais à la seule pratique personnelle, pour tenter de parler malgré tout de ce que l’on nomme « la » poésie.
Pierre Vinclair parle ainsi de sa pratique de la note, du carnet qui l’accompagne partout. Mais il évoque aussi, de façon plus générale, cette double disponibilité, au réel et au langage, qui est la condition première pour que naisse un poème. Mais ce petit être de graphite tracé sur le carnet n’est encore qu’un embryon. Pierre Vinclair nous montre comment cette esquisse doit ensuite être travaillée, remodelée, réécrite. Avec, comme deuxième outil, l’ordinateur. Le carnet, pour enregistrer, et l’ordinateur, pour sculpter la matière première ainsi récoltée.
S’il me vient cette comparaison avec la sculpture, alors que je ne crois pas que l’ouvrage y fasse référence, c’est qu’il me semble y avoir un lien entre la façon dont Pierre Vinclair décrit la naissance du poème, et la façon dont Aristote décrit la naissance d’une sculpture : c’est la fameuse théorie des « quatre causes ». Les notes prises sur le vif sont ainsi comme un marbre qui demande encore à être taillé. Pierre Vinclair parle de projet (p. 26), là où Aristote parlerait de cause finale : il y a bien là une idée de finalité, d’une représentation mentale, même floue, d’un but à atteindre, et de toute une série de corrections, d’ajustements, de rétroactions pour rapprocher le poème encore à l’état d’ébauche de quelque chose de publiable.
Autrement dit, Pierre Vinclair réfute l’idée selon laquelle il suffirait d’écrire sous la dictée de l’inconscient, laissant le hasard faire les choses (puisque, après tout, le dicton dit qu’il les fait bien). Si le poète ne nie pas la possibilité d’un jaillissement spontané des mots, il ne s’agit là que d’une partie d’un travail plus vaste, que le poète nomme « dressage ».
Après l’écriture au carnet, il y a donc un long et patient travail de réécriture à l’ordinateur, que Pierre Vinclair nous donne à voir en publiant des brouillons, incluant des mots barrés ou insérés. On assiste ainsi, en direct, à la naissance d’une forme, au passage de l’informe à la forme, et c’est encore la métaphore de la sculpture qui me vient à l’esprit pour expliquer en peu de mots ce que veut dire Pierre Vinclair : le poète, comme le sculpteur, ajoute ici de la matière, en soustrait là, extrayant peu à peu la forme de sa gangue originelle.
Ce faisant, Pierre Vinclair évoque ses propres projets poétiques, la façon dont ceux-ci se sont progressivement redéfinis, en lien aussi avec les mouvements de sa propre vie. Il est intéressant de voir combien la réflexion générale et la réflexion personnelle se tressent constamment. Intéressant aussi de voir un poète évoquer ses propres « échecs », ce qui n’est pas courant ! On voit ainsi comment le projet initial change peu à peu de direction, et on apprécie le franc-parler de l’auteur, qui ne cherche pas à cacher ses doutes et ses tentatives moins réussies.
Crise de la poésie, ou la poésie n’existe pas
« La poésie est inadmissible ; d’ailleurs elle n’existe pas.«
Denis Roche
Pour Pierre Vinclair, si crise il y a, c’est d’abord en ce que le poète en vient à douter de l’utilité réelle de sa démarche. Pour écrire de la poésie, pour s’impliquer dans cette activité, il faut bien croire que l’on n’écrit pas en vain, que cela sert à quelque chose. Même si l’on ne prétend pas éclairer l’avenir comme le faisait Hugo, il faut tout de même croire un peu en ce que l’on fait. Même si écrire quelque chose d’original implique généralement de se remettre souvent en question, il faut quand même avoir ce minimum de certitudes qui permet de continuer à écrire, et tout aussi bien de vivre. Alors, que se passe-t-il quand ces certitudes vacillent ?
Cet ébranlement des certitudes correspond à la prise de conscience du fait que la « Littérature », avec un grand L, n’existe pas, n’est qu’une fiction. Pierre Vinclair éclaire cette prise de conscience en distinguant, à la suite de Karl Popper, trois « mondes ». Là où Platon distinguait simplement entre le monde de la réalité matérielle et le monde des Idées, Karl Popper voit trois mondes :
"Selon Karl Popper, il existe trois mondes : la réalité matérielle, celle que nous percevons avec nos sens ; la réalité psychique subjective, faite d'opinions, de sentiments, de désirs et d'espoirs ; et un troisième monde d'idées, de théorèmes et de lois. Cette tasse de café fait partie du premier monde, mon goût pour le café a lieu dans le deuxième, la loi de la gravitation expliquant pourquoi il reste au fond de la tasse s'exprime dans le troisième. Ce qui est important, c'est que pour Popper, autant le monde 2 est subjectif, autant le monde 3 est aussi objectif que le monde 1 [...]" (p. 84)
Dès lors, la « crise » de la poésie, c’est le fait de renoncer à croire en l’existence d’une littérature qui appartiendrait au monde 3, c’est-à-dire d’une littérature qui existerait indépendamment de ses conditions de production et de réception. Il s’agit en somme de renoncer à faire de la littérature un absolu. La loi de la gravitation, même si elle a été pensée dans des circonstances particulières, correspond à une réalité qui existait avant même qu’elle ait été pensée. Rien de tel en littérature. D’où les très stimulantes réflexions de Pierre Vinclair sur le « don du poème ». Les mots du poème ne flottent pas en l’air dans un ciel éthéré : ils sont émis par quelqu’un à l’intention de quelqu’un. Ils sont partie prenante d’une situation d’énonciation, comparables en cela à n’importe quel message. Cela explique aussi la redéfinition contemporaine du lyrisme par Jean-Michel Maulpoix, qui y voit moins l’expression narcissique d’un je égocentrique qu’un travail de relations et de liens, d’un rapport à autrui, d’une prise en compte du monde.
Mais alors, s’il n’y a pas « une idée en soi du poème » (p. 112), comment se peut-il que, dans la vie de tous les jours, on arrive malgré tout à s’entendre, finalement assez bien, pour dire que tel ou tel texte est un poème et pas tel autre ? S’il n’y a pas de « caractéristiques communes », c’est qu’un poème ne se reconnaît pas à ce qu’il est, mais à ce qu’il donne (p. 113). On retrouve ici l’origine étymologique de poème, poïéma, le faire. Les poèmes sont différents dans ce qu’ils sont, mais ils font à peu-près la même chose.
Aussi Pierre Vinclair finit-il par définir le poème en le situant comme un point situé dans l’espace d’un tétraèdre. Imaginez, à la base, un triangle dont les sommets sont la Pensée, le Langage et les Choses. Et, au sommet, un point qui serait l’Être. Chaque théoricien place le poème à un endroit différent de ce solide (comme un curseur que l’on pourrait déplacer pour donner plus ou moins d’importance à l’un ou l’autre de ces quatre pôles) ; c’est ce que l’on appelle en géométrie un barycentre. La vérité est que le poème n’est aucun de ces extrêmes, mais qu’il se promène entre eux, qu’il est le tétraèdre lui-même.

Vous trouverez ci-dessus, à gauche, le tétraèdre poétique tel qu’imprimé à la page 114 du livre. À droite, j’ai complété le schéma en le surchargeant des précisions apportées par Pierre Vinclair. Celui-ci commence par nous dire que l’axe langage-choses représente le premier temps de l’écriture, celui de la saisie au carnet, tandis que l’axe pensée-langage représente le deuxième temps de l’écriture, celui du dressage à l’ordinateur. Puis il précise les choses en donnant à chaque arête un nom. L’arête pensée-choses correspond à la perception, l’arête langage-choses à la clarté, l’arête pensée-langage à la sincérité. La base du tétraèdre forme la musique du poème, et sa hauteur correspond à la signification. Citons Pierre Vinclair :
"Ce tétraèdre n'est pas un petit monde : l'être y est pris dans le langage, les choses emmêlées à la pensée. C'est plutôt la création d'un monde, ni pure matière ni pure pensée, mais verbe-se-faisant-chair, pensée-se-chosifiant, devenir-musique de la signification. Et c'est une figure particulière de cette création de monde que le lecteur doit à chaque fois aller chercher dans le poème, au prix d'un long corps à corps amoureux - qui prend notamment la forme de la traduction." (p. 124-125)
Intéressante définition, qui transcende la classique opposition entre matière et esprit, et qui retrouve par conséquent le vocabulaire chrétien du mystère de l’incarnation (« verbe-se-faisant-chair »).
Maturité du poème
En toute logique, après des réflexions sur l’enfance du poème et sur son adolescence, la troisième partie de l’ouvrage s’intitule « Maturité ». On y trouvera d’intéressantes réflexions sur la traduction : « Le rêve du poème, c’est d’être traduit » (p. 129) et « C’est seulement en traduisant des textes que j’ai commencé à saisir ce qu’un poème attendait de moi » (p. 130). Comme toujours, la théorie se lie à la pratique, et Pierre Vinclair explique comment il a traduit le Shijing (rien que ça!). L’auteur distingue soigneusement traduction professionnelle et traduction poétique, d’une façon qui me semble très pertinente : « la traduction est la réactivation, par tous les moyens, de l’énergie qui lui a donné lieu, dont il est la manifestation ou la cristallisation tardive » (p. 137).
Si traduire est la meilleure façon de lire de la poésie contemporaine, alors cela a des conséquences sur la réception de la poésie. Il ne suffit pas de lire passivement, ce que l’on a trop souvent tendance à faire dès lors qu’il s’agit de sa langue maternelle. Pierre Vinclair explique comment il a écrit (et publié sur Internet) des textes qui se veulent des « corps à corps » avec des textes existants, des sortes de « traductions » ou de « critiques » qui ne sont pas des théories.
Cette activité, constate Pierre Vinclair, se révèle très chronophage et finalement assez inexplicable : « pourquoi toutes ces heures passées à lire de si près des livres qui intéressent si peu de personnes ? » (p. 143). Souvenons-nous que, pour Pierre Vinclair, il n’y a pas de Littérature avec un grand « L » : les textes littéraires n’ont pas de valeur en soi, mais seulement par rapport au but qu’ils se donnent dans un contexte donné. Aussi s’agit-il non pas d’écrire en fonction d’une idée qu’on se fait de la Littérature, mais d’écrire pour « dire ce qui compte à ceux qui comptent » (p. 144). Pierre Vinclair appelle cela « sauvagerie ».
Or, comme le remarque l’auteur lui-même, il y a là une contradiction, puisque c’est chose étrange que d’écrire des poèmes peu faciles à comprendre, si l’on cherche à s’adresser à un public plus vaste que les poètes eux-mêmes, et tout aussi étrange d’écrire des poèmes faciles à comprendre, si l’on cherche à vraiment dire ce que l’on a à dire. Pierre Vinclair résout cette contradiction en rappelant que, précisément, on ne lit pas de la poésie comme on lirait un roman ou une bande dessinée. « Écrire ce qui compte à ceux qui comptent », c’est bien tenter de conduire les gens vers des textes exigeants. Le poème, dit Pierre Vinclair, cherche à garder longtemps le lecteur avec lui, ce qui le conduit à être tantôt facile (pour ne pas rebuter le néophyte) tantôt difficile (pour que le lecteur reste longtemps sur chaque mot). « La poésie, comme l’amour » disait Michel Deguy, ensuite repris par Jean-Michel Maulpoix dans l’un de ses essais. C’est cette relation amoureuse qu’explore le chapitre « fécondation », avant que, comme il se doit, ce parcours dans la poésie n’évoque la « mort » du poème, mort dont on parle beaucoup mais qui, heureusement, n’est pas pour sitôt.
*
C’est un livre dense que Vie du poème, parce que s’y rassemblent tout à la fois, et sans discontinuité, des expériences personnelles, des réflexions générales, et quelque chose qui finit malgré tout par constituer une théorie de la poésie. Pierre Vinclair arrive à réfléchir à la fois comme poète et comme philosophe, et il s’agit là d’un mariage très heureux. On le sent constamment, l’auteur est animé du souci d’éviter tout dogmatisme, toute position trop scolaire. S’il peut se permettre cette attitude, c’est parce que ses qualités de chercheur, de savant, de poète ne sont plus à prouver. On parle quand même d’un gars qui a rédigé une thèse, qui a enseigné dans plusieurs universités prestigieuses du monde, qui a publié un tas de bouquins et qui a traduit le Shijing. Dès lors qu’on n’a plus besoin de prouver ses qualités, on peut les mettre en œuvre avec simplicité. C’est donc un livre très stimulant, qui donne matière à réflexion, mais qui, en plus, donne envie d’écrire à son tour. Je ne peux que vous en recommander la lecture.

Bon retour de lecture et claire présentation de l’ouvrage, merci Gabriel et merci Pierre.
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Merci infiniment pour cette lecture enthousiaste et incroyablement fouillée !
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Fascinant ! Et passionnante analyse. Merci, Gabriel ! Je retiens « le long corps à corps amoureux » et la réactivation de l’énergie par la traduction. Félicitations à Pierre Vinclair !
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