Je vous avais parlé naguère d’une belle anthologie des poèmes de Rûmî, le grand poète mystique iranien, traduite par Leili Anvar. J’en ai acquis une autre, cette fois-ci traduite par Jean-Claude Carrière, Mahin Tajadod et Nahal Tajadod. Je vous en propose quelques extraits.
1. La danse de la pensée
« Quand ta pensée, dansante,
Pénètre dans mon cœur,
Viennent d’autres pensées,
Ivres, pour s’y mêler.
Autour de sa pensée
Tous deviennent la danse.
Tournant comme la lune,
Au centre, ta pensée. » (p. 306)
Ce poème m’a séduit par sa légèreté dansante. On a l’impression que tout tourne, non seulement la pensée, mais aussi la lune, et sans doute le monde lui-même. N’étant pas spécialiste de poésie orientale, je ne voudrais pas m’avancer, mais il me semble qu’on peut y voir une référence aux derviches tourneurs, mystiques soufis qui vivent, pour une part, leur spiritualité à travers la danse. Du moins, je crois percevoir un lien, dans ce poème, entre le mouvement individuel de la personne qui danse, et le mouvement cosmique de la lune.
2. Ne dis rien
« Je suis l’esclave de la lune,
À part la lune, ne dis rien.
Près de moi, si ce n’est du sucre
Ou de la bougie, ne dis rien.
Ne dis pas mots de la tristesse,
Sinon, du trésor, ne dis rien.
Et si tu n’as pas connaissance,
Ne sois pas triste et ne dis rien. » (p. 311)
Ces deux strophes sont à l’image du poème entier, en ce que les dix strophes du poème se terminent toutes par cette exhortation au silence. Il y a, je pense, cette idée que le silence est porteur de davantage de vérité que la parole, toujours susceptible de n’être que bavardage, ou du moins de n’être capable que d’approcher de la vérité, sans réellement pouvoir l’atteindre. Sans doute avons-nous tendance à souvent vouloir accompagner notre vécu de constats et de commentaires qui brouillent les choses plus qu’ils ne les éclaircissent.
Le traducteur Jean-Claude Carrière a fait le choix de réorganiser les poèmes de Rûmî, habituellement rangés de façon aléatoire en fonction de leurs rimes, en dessinant ce qui pourrait être un « voyage mystique ». En plaçant ce poème vers la fin du volume, il suggère ainsi que cette invitation au silence est l’une des leçons les plus importantes du poète soufi.
3. Silence
« Ce moment où l’amant arriva, fais silence,
Il sait sans parole, silence.
D’une coupe de vin silencieuse et parlante
Il t’assied hors de toi, silence.
Ne frappe le sultan de l’amour d’aucun blâme,
Car il ne blesse aucun, silence.
Si devant le miroir tu te retiens le souffle,
Il te sauve du mot, silence.
[…] Ne dis mot des deux univers. il te conduit
Vers l’unique couleur, silence. » (p. 314-315)
Ce poème est le dernier de l’anthologie telle que l’a organisée Jean-Claude Carrière. On retrouve dans ces distiques la même logique répétitive que dans la précédente citation, et la même impérieuse exhortation au silence. Mais ici, s’il faut faire silence, c’est que l’Amant arrive. Et l’on sait que, chez Rûmî, il ne s’agit pas simplement d’un amoureux quelconque, et que ce mot a une signification spirituelle. Aussi a-t-on l’impression que chaque mot est un symbole. J’aime l’expression « Il t’assied hors de toi », comme si l’individu était soudain décentré par la présence de l’Amant, comme s’il s’agissait de être extrait des limites du petit moi et d’être soudain placé face à quelque chose de plus grand…
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J’espère que vous avez aimé ces quelques citations, qui demeurent bien entendu insuffisantes à donner une idée de l’ouvrage entier. N’hésitez pas à laisser votre avis dans l’espace dévolu aux commentaires, et à partager cet article sur les réseaux…
Je vous invite aussi à aller voir mon précédent article consacré à Rûmî, fondé sur une autre anthologie de ses poèmes.
Références
Rûmî, Cette lumière est mon désir, Le Livre de Shams de Tabrîz, traduit du persan par Jean-Claude Carrière, Mahin Tajadod et Nahal Tajadod. Préface de Jean-Claude Carrière. Édition de Nahal Tajadod. Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2020.


J’aime beaucoup les traductions de Leili Anvar et j’ai assisté à l’une de ses conférences sur Le Cantique des oiseaux de Attar, traduit du Persan chez Diane de Sellers.
Je dois relire Le poète Rūmi, sa poésie légère et rimes transcende notre réel, l’illumine. Merci beaucoup, Gabriel , pour toutes vos partages et commentaires simples et si intéressants.
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courts poèmes (fragments) un baume pour l’âme dans ces temps difficiles….merci
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