Je vous l’accorde, il n’y a rien de très original à déclarer aimer « Sensation » de Rimbaud, dans la mesure où il s’agit de l’un de ses poèmes les plus célèbres. De fait, vous en trouverez déjà de nombreux commentaires. Aussi, je voudrais vous proposer ce soir rien de plus qu’une lecture personnelle de ces vers incontestablement sublimes.

SENSATION
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue !
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.
Arthur Rimbaud, Poésies, Vanier, 1895, via Wikisource.
Avec six occurrences du pronom « je » en huit vers, ce poème est fortement marqué par la première personne. Pour autant, il ne s’agit pas du tout d’un poème autocentré. L’objectif de Rimbaud n’est pas de se regarder le nombril, ni de se raconter. C’est là tout le sens du titre : Sensation. Pour qu’il y ait sensation, il faut bien qu’il y ait un sujet qui ressente, et il se trouve qu’en l’occurrence c’est le je, mais il n’y a ici aucun narcissisme.
On notera d’ailleurs que le poème est écrit au futur. Arthur Rimbaud décrit ici la perfection d’un instant suspendu, en harmonie parfaite avec la nature. Le choix du futur permet de déconnecter le poème de toute narration. Il n’y a pas ici une succession d’événements, mais un pur abandon à la perception, à la sensation. Autrement dit, il ne s’agit plus de faire, mais d’être.
C’est d’ailleurs ce qu’indiquent les phrases négatives : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien ». Au silence extérieur, l’absence de paroles, s’ajoute le silence intérieur, l’absence de pensées. C’est en faisant taire les pensées, si promptes à s’emballer en tous sens, que le poète parvient à être véritablement présent aux sensations.
Nul besoin, pour vivre un tel instant, d’aller bien loin. Le poète présente une campagne ordinaire, avec ses « sentiers », ses « blés », son « herbe ». Le choix du pluriel de sentiers et blés montre qu’il ne s’agit pas d’une expérience particulière, située en un instant précis du temps, mais d’un événement presque atemporel, considéré de façon générale. Rimbaud refuse ici tout exotisme superflu, là où il aurait pu parler de fleurs extraordinaires, de paysages insolites, et amplifier son poème d’une surenchère d’exclamations.
Aussi est-ce surtout par le jeu des sonorités que Rimbaud parvient à rendre la perfection de cet instant sublime. On notera les rimes internes des mots « étés » et « blés », « rêveur » et « fraîcheur ». L’ensemble de la strophe est extrêmement musical, comme le montrerait une étude plus poussée du rythme.
Et si cet instant est si sublime, c’est par la grâce des sensations. Le toucher est ici le sens qui est le plus convoqué. On peut parler de sensualité : le poète savoure le contact de la peau avec le sol, les blés, le vent, la nature.
La peau n’est plus ici une frontière qui sépare le je du reste du monde, elle est aussi et surtout ce qui met en contact le moi et le monde. Et la frontière, du reste, s’estompe : « je laisserai le vent baigner la tête nue ». Le poète est comme traversé par la Nature, comme s’il ne faisait plus qu’un avec elle.
Certains parlent de « sentiment océanique » pour désigner cette impression de ne faire qu’un avec la Nature. Rimbaud, lui, dit qu’un « amour infini [lui] montera dans l’âme ». L’union avec la Nature implique un sentiment d’absolu. On peut ici parler de sublime, au sens étymologique du terme : au-delà de toute limite.
La comparaison « comme un bohémien » s’explique par le fait qu’elle prête à ce dernier un rapport plus direct avec la nature. Dans l’imaginaire collectif, le Bohémien apparaît comme une figure en marge de la société, donc comme une personne qui peut plus aisément s’affranchir des contraintes et des obligations qui empêchent de pleinement savourer ce contact avec la nature. Il est libre d’aller « loin, bien loin », et la répétition de cet adjectif suggère le refus de toute entrave dans ce désir de liberté.
Le tiret détache l’adjectif « heureux ». Cet état de disponibilité complète aux sensations de la nature procure rien moins que le bonheur. Un bonheur absolu, qui est bien supérieur aux petites satisfactions derrière lesquelles nous courons trop souvent. Un bonheur qui est ensuite précisé par la comparaison « comme avec une femme », image sensuelle de l’idéal.
*
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce poème qui est l’un de mes préférés de Rimbaud, de par cette dimension méditative où, dans le silence de la parole et des pensées, l’on s’ouvre pleinement à la saveur de l’instant, à la beauté de la nature, et où l’on touche à l’infini. Et tout ceci, en seulement huit vers parfaitement ciselés. Dire que Rimbaud écrivit ceci entre seize et dix-huit ans…
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Bonjour,
j’apprécie beaucoup ce poème, qui fait partie de ceux que je peux me remémorer au cours de balades dans la nature, et votre analyse est remarquable.
J’y vois aussi, personnellement, – pratiquant la méditation de longue date – un rapprochement avec le bouddhisme zen dans :
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme »
Où le premier vers nous dit, comme vous le soulignez, que la contemplation véritable ne peut se faire que dans le silence mental et l’apaisement du corps.
Et le second vers nous rapproche du cosmos, avec lequel nous ne faisons plus qu’un.
Un état méditatif en quelque sorte.
Je me suis permis également, avec mes modestes moyens (je n’ai pas eu de parcours littéraire), une analyse toute personnelle également, où je rapproche « Les hiboux » de Baudelaire de méditants à cette adresse :
http://chansongrise.canalblog.com/archives/2020/03/18/38095719.html
Tout ceci n’est que ma façon de voir bien entendu.
Heureux de constater que la poésie conserve ses adeptes et qu’il y a des personnes sachant la lire.
Cordialement,
Jean-Claude
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Le rapprochement fait sens, même s’il s’agit sans doute plus d’un écho que d’une influence manifeste. Merci pour votre commentaire !
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Merci pour Sensation. Je me surprends être de plus en plus proche de Rimbaud, sensuel et en accord avec la nature (Aube)… Merci pour votre long et constant travail… Françoise Sérandour, écrivaine.
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