Pour mes trente ans, ma grand-mère m’a offert l’édition Pléiade des Œuvres de Philippe Jaccottet. J’y ai retrouvé, bien sûr, mes poèmes préférés de Chants d’en bas, de À la lumière d’hiver et de Pensées sous les nuages. Mais j’ai également pu découvrir des textes moins connus, et en particulier celui qui conclut l’ouvrage, intitulé « Couleur de terre », initialement paru en 2008.
Une promenade
Philippe Jaccottet aime à se promener. Y a-t-il en effet meilleure façon de se retrouver au contact avec la nature ? Le poète est d’emblée happé par les images qu’il perçoit de cette promenade :
« Chemins, taches rousses des sédums, lianes des clématites sauvages, chaleur du soleil couchant.
(Noté d’abord cela, pour ne pas oublier l’intensité singulière de ces instants.) »
Cette salve de phrases nominales se veut la retranscription de mots notés dans l’instant. Ce sont ainsi autant d’instantanés qui se télescopent pour donner une idée du paysage que le poète a l’heur de contempler. Rien d’insolite ni d’extraordinaire dans ce paysage. Il ne s’agit pas d’émerveiller le lecteur à grand renfort de prouesses rhétoriques, mais, très modestement, de conserver la mémoire de cet instant à la fois simple et particulier. La précision entre parenthèses donne l’impression que Jaccottet écrit d’abord et avant tout pour lui-même, comme si le texte que l’on lisait était davantage un brouillon ou un écrit de travail, qu’un poème définitif. Or, chez Jaccottet, la note est une forme poétique à part entière, comme l’a notamment montré Béatrice Bonhomme dans l’un de ses articles consacrés au poète.
Philippe Jaccottet développe ensuite ces images, et la réflexion s’associe alors à la pure nomination des choses vues :
« Aussitôt après :
Ces taches rousses sur les rochers — comme on parle de la lune rousse –, comme des morceaux de toison, de la toison du soleil couchant ; et puis ce lien entre chemins et chaleur, une chaleur émanée du sol ; et le chemin, une sente plutôt qu’un chemin, « la sente étroite du Bout du Monde », mais justement pas du Bout du Monde : d’ici, de tout près, tous les pas. […] ».
La phrase nominale reste le mode d’expression privilégié du poète, mais il s’agit cette fois-ci d’une phrase longue, où Jaccottet peut développer ce qui était d’abord apparu sous la forme d’instantanés fulgurants. Le choix de la phrase nominale peut se lire comme une volonté de présenter les choses comme statiques, comme une sorte de tableau. La construction n’en est pas moins très rigoureuse, fondée sur des répétitions systématiques : « rousse », « toison », « chaleur », « chemin », « sente », « Bout du monde », toutes ces expressions sont répétées, montrant que le poète cherche à circonscrire par les mots une réalité qui excède ce que le langage en peut dire. L’esthétique de la reformulation apparaît également à travers des termes comme « plutôt que », « mais justement pas », « comme ».
Ces « taches rousses sur les rochers » apparaissent ainsi comme des jeux de lumière faisant apparaître la « toison du soleil couchant ». Le lecteur ne peut que difficilement éviter de penser à la couleur dorée de la toison récupérée par le héros Jason. La proximité phonétique des termes « chemin » et « chaleur » souligne le « lien » annoncé par le poète. Le poète donne à voir ce qu’il peut y avoir d’unique dans un « chemin » qui, pourtant, n’a rien d’extraordinaire, pour peu qu’on se donne vraiment la peine de le regarder. Aussi banal que soit ce paysage, il porte la trace de tous ceux qui y sont passés avant le poète, « bergers », « chasseurs » ou « simples promeneurs »…
La stupeur
C’est alors que, tel un « élément perturbateur », dans ce décor paisible et chatoyant, le poète ressent une soudaine « stupeur » :
« Et presque tout de suite, presque en même temps, la stupeur. Stupeur n’est pas trop dire, si l’on peut concevoir une stupeur tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat, sans bruit : stupeur, soudain, intime, d’être là, d’avoir part, d’avoir droit à cette chaleur de la terre — avec pour seules compagnes les lianes de la clématite sauvage où l’on pourrait se prendre les pieds, et la serratule, la fidèle mendiante rose des fins d’été. »
Par le mot « stupeur », Philippe Jaccottet désigne un état de saisissement qui rompt le cours normal du temps et des pensées. Souvenons-nous en effet que ce terme désigne, en psychologie, une « sidération de la personnalité avec suspension de toute activité physique et psychique que l’on rencontre principalement dans la schizophrénie » (TLFi). Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’un trouble au sens pathologique de ce terme, mais plus simplement d’un état de stupéfaction, d’étonnement.
Si ce terme est souvent employé pour désigner des états mentaux très intenses, rien de tel ici où le poète multiplie les indications de calme et de paix. Philippe Jaccottet tempère ce terme de stupeur par l’énumération « tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat, sans bruit ».
Cette brusque sensation de paix s’associe à un sentiment de gratitude envers la prise de conscience de la chance « d’être là », tout simplement, « d’avoir part, d’avoir droit à cette chaleur de la terre ».
Comprendre cette sensation
Une fois passée la surprise, le poète va chercher à comprendre ce qui s’est passé. Or, cela n’a rien d’évident, dans la mesure où, objectivement, il ne s’est pas passé grand-chose. Tout l’enjeu est donc de comprendre cette « stupeur », cette soudaine sensation de sidération et de paix.
« Il y a là quelque chose d’absolument, de parfaitement incompréhensible — ou du moins qui est ressenti immédiatement comme tel, non pas douloureusement, mais, tout au contraire, presque joyeusement ; presque, hors de toute pensée, avec gratitude.
Nommer cette impression « plaisir » l’eût rendue trop légère et trop gracile ; « bonheur » en eût fait quelque chose de sentimental, de trop domestique et de trop moral ; parler de « joie » : peut-être, si le mot n’eût entraîné l’esprit vers le religieux, le solennel, le grandiose même. »
Tout le problème est donc que la sensation éprouvée n’est pas de l’ordre du dicible. Elle a été ressentie « hors de toute pensée », si bien qu’elle ne se laisse pas aisément circonscrire par le langage. Aussi le poète récuse-t-il successivement les termes de « plaisir » et de « bonheur », et ne consent-il à parler de « joie » que du bout des lèvres. Il refuse toute explication religieuse, sacrée ou mystique. Car le poète ne veut pas donner à ce micro-événement plus d’importance qu’il n’en a. Celui-ci n’a rien perdu de son originelle banalité : une simple promenade sur un sentier.
« Le sûr, c’est qu’il s’agissait d’une impression d’heureuse plénitude, extrêmement intense tout en restant bizarrement calme, plus bizarrement encore comme imperceptible : on aurait presque pu ne pas en prendre conscience.
Et pourtant, continuant à essayer d’approcher ce tout petit, ce bref événement, je me suis dit qu’il s’agissait d’une sorte de heurt intime contre de l’incompréhensible absolu […] : tout bonnement d’être là, dans ce lieu et ce moment-là, vivant, à coup sûr, ne rêvant pas, au milieu de choses toutes aussi indubitables les unes que les autres dans leur relative insignifiance et leur mutisme. »
Philippe Jaccottet a soin de ne pas magnifier outre mesure cet événement qui reste de l’ordre de l’intime et dont la beauté tient précisément à la grande simplicité. De fait, si le poète parle, juste ensuite, de « révélation », c’est en s’étonnant qu’elle n’ait pas été accompagnée de « drogues », d' »ascèse », de « transe » ou de « prière ». Une révélation sans alléluias ni trompettes, sans visions d’au-delà, sans rien de surnaturel. Il n’y a rien d’autre qu’une sensation de « plénitude », que la joie « d’être là », « vivant ».
Le refus d’une interprétation surnaturelle
Aussi le poète revient-il ensuite à la description de ce paysage qui a tout déclenché, un paysage certes beau mais qui n’a rien d’extraordinaire, si ce n’est cette « chaleur » montant du sol. De fait, tout recours à des images surnaturelles est perçu comme superflu :
« […] j’aurais perdu mon temps à convoquer des fées, des sorcières, des satyres ou des nymphes. J’aurais seulement trouvé leur intervention éventuelle plutôt cocasse, encombrante et, pour tout avouer, théâtrale. […] Et les anges eux-mêmes, eussent-ils été les plus invisibles et les plus purs de leur ordre, ne m’auraient pas aidé à élucider l’énigme couleur de terre, l’énigme à la chaleur du pain sortant du four comme le soleil se couchait. »
Cette « révélation » — puisque le poète lui-même adopte ce mot — ne correspond donc pas à l’idée grandiloquente que l’on s’en fait peut-être. Pas de tremblement de terre, pas de sol qui s’ouvre, pas de visions d’absolu, mais simplement cette « énigme couleur de terre » qui donne son titre au texte. Le poète précise pourtant, dans une phrase écrite entre parenthèses : « (Il se trouve pourtant que j’ai pensé à ces choses — trop grandes pour moi — presque aussitôt après mon retour de la promenade.) » Le poète a donc pensé à ces façons hyperboliques d’expliquer ce qui lui était arrivé, avant de les rejeter, pour ce qu’elles manquent l’essentiel en raison même de leur grandiloquence.
« La plus grande densité d’incompréhensible »
« Ce qu’il y avait eu là non pas devant moi ou autour de moi, mais dans l’amalgame de moi et de ce morceau du monde, avait été peut-être la plus grande densité d’incompréhensible contre laquelle j’eusse jamais buté — avec presque de la jubilation. »
En définitive, la sensation perçue ne se laisse pas nommer autrement qu’à l’aide de cet adjectif substantivé qui laisse toute entière l’énigme : « l’incompréhensible ». Le terme de « densité », comme le verbe « buter », font de cette énigme un mur compact, impénétrable. Or, il n’en résulte pas de la frustration mais, bien au contraire, de la « jubilation ». Elle dépasse la dichotomie entre le moi et les choses. Impossible de dire si ce qui s’est passé provenait du paysage extérieur ou d’une disposition intérieure, il s’agissait indissolublement de « l’amalgame de moi et de ce morceau du monde », comme si la distinction n’avait plus d’importance.
« Ici et maintenant, dans l’épaisseur de l’énigme, dans sa chaleur, dans son silence : un vieil homme parfaitement et irrévocablement ignare […] lui-même partie prenante de l’énigme dans sa plus grande densité et qui sait s’il ne devrait pas effacer aussi ce mot — afin de mieux recevoir cette bonté venue de la terre couleur de terre, couleur de soleil bientôt couché, couleur de feu très ancien ? »
Parler d’énigme ferait encore écran à la réalité même qui, on l’a vu, ne tient qu’à un micro-événement, et empêcherait de pleinement ressentir « cette bonté » que le rythme ternaire et la répétition du mot « couleur » érige en absolu. Philippe Jaccottet n’a pas besoin de qualifier cette bonté de divine. Ce ne serait qu’un mot de plus. Le langage, ici, atteint ses limites, et l’on se demande si la meilleure façon de « recevoir cette bonté » n’est pas, en définitive, de se taire, et de simplement savourer l’instant, « ici et maintenant ».
Références de l’ouvrage : Philippe Jaccottet, « Couleur de terre », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, pp. 1271 sq.
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Beau cadeau pour la troisième décennie!
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Waouh !
J’ai adoré le texte de Jaccottet mais j’ai encore plus apprécié votre analyse.
Tout revient à l’essence, à profiter de l’instant présent offert par ce petit coin de nature. Être attentif et savoir goûter.
Un grand merci à Jaccottet et à vous même.
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Merci beaucoup !
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Bonjour, remarquable analyse, ma vision n’est pas aussi profonde mais me permet tout de même d’apprécier Jaccottet, dont j’ai trois recueils, où je tente parfois de puiser quelque éclair d’inspiration pour mes propres mots.
Merci.
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Merci. J’aime aussi beaucoup Jaccottet. Avec en plus le petit salut à Basho, qui s’impose puisqu’il s’agit comme dans les haiku d’apprécier l’instant simple sans grandiloquence.
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Oui, et Jaccottet apprécie sans nul doute les haiku.
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Excellent Philippe Jaccottet!
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Très beau texte et commentaire remarquable !
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Merci pour les textes et l’analyse…Cela résonne aujourd’hui comme un bel hommage…
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