« Brumes et pluies » de Charles Baudelaire

Je commentais il y a quelque temps le « Soir d’octobre » de Paul Verlaine, où le poète faisait l’éloge de cette saison pourtant froide et humide. Je voudrais aujourd’hui rester dans le même ton en vous invitant à découvrir « Brumes et pluies », un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du Mal.

Un poème méconnu ?

Il me semble que ce poème ne fait pas partie des quelques titres sempiternellement cités de Baudelaire. De fait, j’ai comptabilisé le nombre de résultats trouvés par un moteur de recherche pour chacun des poèmes des Fleurs du Mal, ce qui me permet de dire que le poème que nous allons découvrir aujourd’hui fait partie de ceux qui se retrouvent au bas de la liste. Autrement dit, ce poème semble effectivement méconnu.

Citons, sans plus attendre, ce poème :

Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue
D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D’un linceul vaporeux et d’un brumeux tombeau.

Dans cette grande plaine où l’autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s’enroue,
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.


Rien n’est plus doux au cœur plein de choses funèbres,
Et sur qui dès long-temps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats !

Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres,
— Si ce n’est par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.

Charles Baudelaire, « Brumes et pluies »,
dans Les Fleurs du Mal, 1857, via Wikisource.

Un éloge de la saison froide

D’emblée, Baudelaire adopte le registre de l’éloge. Cette dimension encomiastique s’exprime sur un mode emphatique à travers le recours aux exclamations et au « Ô » initial. Il s’agit ainsi de célébrer la saison froide, amplifiée par le rythme ternaire « fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue » qui l’étend sur une bonne partie de l’année. Comme dans le poème de Verlaine récemment commenté, Baudelaire prend ici le contre-pied de l’opinion commune en célébrant une saison rigoureuse et peu agréable.

Le triple vocatif initial est repris par l’apostrophe « Endormeuses saisons ». Ce choix de l’adresse permet au poète de leur parler directement, ce qui rend le poème très vivant. Parler de personnification me semble cependant excessif, dans la mesure où les saisons n’apparaissent pas ici comme de véritables personnages qui agiraient comme des êtres humains. Il n’en reste pas moins que, en s’adressant à elles, Baudelaire les anime.

Le premier quatrain repose ensuite constamment sur la logique du rythme binaire. C’est ainsi que « je vous aime » est redoublé par « et vous loue ». De même, Baudelaire coordonne « mon cœur et mon cerveau » puis « D’un linceul vaporeux et d’un brumeux tombeau ». Il en résulte une grande impression d’équilibre et d’harmonie. On notera la rime interne des adjectifs « vaporeux » et « brumeux ».

Un paysage lugubre

Le deuxième quatrain amplifie cet éloge en apportant des précisions spatio-temporelles. De fait, ses deux premiers vers sont occupés par un complément circonstanciel de lieu. Les groupes nominaux sont saturés d’adjectifs et de propositions relatives. Cette dimension descriptive permet au poète de détailler l’ambiance lugubre de la scène. Les adjectifs « grande » et « longues » amplifient, par leurs voyelles nasales et traînantes, le volume de ce vaste espace. Les assonances en « ou » se rapprochent d’une harmonie imitative : on croirait entendre le chant du hibou. Les références à « l’autan froid », qui est un vent, et à l’enrouement de la « girouette » insistent sur son caractère inhospitalier.

Cet paysage lugubre est en harmonie avec « l’âme » même du poète, mise en évidence par l’emploi de la première personne en début de vers. Baudelaire attribue, par métaphore, des « ailes de corbeau » à son âme : le choix de cet animal au plumage noir et au chant dissonant montre que l’état intérieur du poète est à l’unisson de ce paysage. La comparaison « mieux qu’au temps du tiède renouveau » discrédite, par opposition, le printemps, déprécié par le choix de l’adjectif « tiède », qui prend ici la coloration de « sans saveur ». Le paysage est ainsi à l’image du spleen du poète.

Un goût paradoxal pour le froid et la mort

Les tercets renchérissent sur cette idée en recourant à l’hyperbole : « Rien n’est plus doux ». En plaçant l’adverbe « rien » en début de vers, Baudelaire souligne la douceur inégalable de cette nuit lugubre. Autrement dit, il accentue le paradoxe, en se démarquant nettement de l’opinion commune. Baudelaire se délecte ainsi d’avoir « le cœur plein de choses funèbres ». C’est en ce sens que ce poème trouve parfaitement sa place parmi les Fleurs du Mal. Un vers plus loin, le poète revendique pareillement les « frimas », ce « brouillard froid et épais qui se cristallise en tombant et forme du givre » (TLFi). Le tercet se termine en renouant avec l’apostrophe, déjà pratiquée au premier vers du poème : « Ô blafardes saisons, reines de nos climats ! » Bien évidemment, le choix du terme de « reines » participe du registre de l’éloge, et fait de l’hiver le parangon des saisons.

On ne comprend bien le deuxième tercet que si l’on remarque que la phrase enjambe d’un tercet sur l’autre. Il faut lire : « Rien n’est plus doux […] que l’aspect ». Le mot « que » introduit ainsi le deuxième élément du comparatif. L’expression de « pâles ténèbres » est intéressante par sa dimension oxymorique. Elle traduit à merveille le brouillard, qui assombrit le paysage qu’il baigne tout en ayant une couleur laiteuse. L’adjectif « permanent » introduit l’idée d’un hiver éternellement pris dans un brouillard infini.

La surprise du distique final

La présence d’un tiret montre que, si le sizain qui constitue la deuxième partie du sonnet peut se décomposer en deux tercets, il peut aussi se lire comme la succession d’un quatrain et d’un distique. De fait, le tiret inscrit une pause qui prépare le distique final, lequel prend le contre-pied de tout ce qui précédait.

La concession introduite par « si ce n’est » instaure ainsi une exception à la douceur absolue de l’hiver. Autrement dit, il y a bien quelque chose qui surpasse l’hiver en douceur, et c’est, on le comprend sans peine, l’étreinte d’une femme. Certes, celle-ci a lieu dans « un soir sans lune », donc toujours dans cette ambiance lugubre. Certes, le lit est « hasardeux », comme si cette rencontre était fortuite. Mais le fait d’être « deux à deux » permet « d’endormir la douleur ». On notera l’harmonie du dernier vers, rythmé 3/3//3/3. Il y aurait donc un remède au spleen, un remède qui serait plus efficace que le fait de se complaire dans de « pâles ténèbres », et qui n’est autre que l’amour. Car si le poète est en proie au spleen, il n’en reste pas moins épris d’idéal.


J’espère que ce poème vous a plu et que les remarques qui ont suivi vous ont aidé à l’apprécier. N’hésitez pas à laisser un commentaire, une question, une remarque. Je vous rappelle que, pour être tenu au courant des nouvelles publications, vous pouvez vous abonner par e-mail ou encore via les réseaux sociaux. À bientôt pour de nouvelles aventures poétiques !

11 commentaires sur « « Brumes et pluies » de Charles Baudelaire »

  1. Un grand merci de nous faire connaître des poèmes moins connus de Cet immense Baudelaire qui est vraiment un de mes auteurs préférés. Et félicitations pour cette riche analyse.
    Encore merci pour l’ensemble de votre blog qui nous permet une relation régulière et privilégiée avec la poésie.

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