La Fontaine : « L’Aigle et l’Escarbot »

Inutile de présenter les Fables de La Fontaine, qui sont sans doute l’un des recueils de poésie les plus connus de la langue française. Celles-ci doivent sans doute leur succès à leur caractère plaisant : la mise en scène d’animaux et la dimension morale ont séduit des générations d’enseignants, qui à leur tour les ont fait connaître à leurs élèves. Cela ne doit pas faire oublier que les Fables n’étaient pas, au départ, destinées au divertissement de la jeunesse, mais à celui de la Cour de Louis XIV. Inspirées d’Ésope, ces Fables témoignent du goût de la Cour pour les humanités classiques. Elles plaisaient aussi par leur façon détournée de pointer les vices des hommes de ce temps. Aujourd’hui, je vous parle de « L’Aigle et l’Escarbot ».

« L’Aigle et l’Escarbot » est le huitième poème du Deuxième Livre des Fables de La Fontaine. Il s’agit bien d’un escarbot, c’est-à-dire d’un coléoptère, et non d’un escargot (mollusque). Vous en trouverez plusieurs éditions sur Wikisource, dont une reproduction d’une édition du XVIIe siècle, avec orthographe d’époque :

L’Aigle donnoit la chaſſe à Maître Jean Lapin,
Qui droit à ſon terrier s’enfuyoit au plus vîte.
Le trou de l’Eſcarbot ſe rencontre en chemin.

Je laiſſe à penſer ſi ce gîte
Eſtoit ſeur ; mais où mieux ? Jean Lapin s’y blotit.
L’Aigle fondant ſur luy nonobſtant cet azile,
L’Eſcarbot intercede & dit :
Princeſſe des Oyſeaux, il vous eſt fort facile
D’enlever malgré moy ce pauvre malheureux :
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie :
Et puiſque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la luy de grace, ou l’ôtez à tous deux :
C’eſt mon voiſin, c’eſt mon compere.
L’oyſeau de Jupiter, ſans répondre un ſeul mot,
Choque de l’aîle l’Eſcarbot,
L’étourdit, l’oblige à ſe taire ;
Enleve Jean Lapin. L’Eſcarbot indigné
Vole au nid de l’Oyſeau, fracaſſe en ſon abſence
Ses œufs, ſes tendres œufs, ſa plus douce eſperance :
Pas un ſeul ne fut épargné.
L’Aigle eſtant de retour, & voyant ce ménage,
Remplit le Ciel de cris, & pour comble de rage,
Ne ſçait ſur qui venger le tort qu’elle a ſouffert.
Elle gemit en vain, ſa plainte au vent ſe perd.
Il falut pour cet an vivre en mere affligée.
L’an ſuivant elle mit ſon nid en lieu plus haut.
L’Eſcarbot prend ſon temps, fait faire aux œufs le ſaut :
La mort de Jean Lapin derechef eſt vangée.
Ce ſecond deüil fut tel que l’echo de ces bois
N’en dormit de plus de ſix mois.
L’Oyſeau qui porte Ganimede,
Du Monarque des Dieux enfin implore l’aide ;
Dépoſe en ſon giron ſes œufs, & croit qu’en paix
Ils ſeront dans ce lieu, que pour ſes intereſts
Jupiter ſe verra contraint de les défendre.
Hardy qui les iroit là prendre.
Auſſi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du Dieu fit tomber une crotte :
Le Dieu la ſecoüant jetta les œufs à bas.
Quand l’Aigle ſçut l’inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D’abandonner ſa Cour, d’aller vivre au deſert :
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter ſe tut.
Devant ſon Tribunal l’Eſcarbot comparut,
Fit ſa plainte, & conta l’affaire.
On fit entendre à l’Aigle enfin qu’elle avoit tort.
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le Monarque des Dieux s’aviſa, pour bien faire,
De tranſporter le temps où l’Aigle fait l’amour,
En une autre ſaiſon, quand la race Eſcarbote
Eſt en quartier d’hyver, & comme la Marmotte
Se cache & ne voit point le jour.

Une fable inspirée d’Ésope

Ésope dans une édition
allemande du XVe siècle
(Wikipédia)

Jean de la Fontaine a puisé son sujet chez Ésope (Αἴσωπος), fabuliste de l’Antiquité grecque. Il suffit de lire la fable d’Ésope en traduction pour se rendre compte que la trame générale du récit est la même, mais que la version de La Fontaine est plus longue. Ce dernier a donc recouru à la technique de l’amplification pour produire son poème.

Le récit présente une dimension cyclique : à trois reprises, l’escarbot (qui est un insecte du genre des coléoptères) parvient à venger son ami le lapin, mort sous les coups d’une aigle femelle. Ce caractère répétitif évoque le genre du conte oral, l’auditoire devenant capable d’anticiper ce qu’il va se passer et de le dire avant le conteur.

Le récit peut ainsi se structurer de la façon suivante :

  1. Situation initiale : Jean Lapin, réfugié chez l’escarbot, est poursuivi par un aigle.
  2. Élément perturbateur : L’aigle tue le lapin.
  3. Péripéties : À trois reprises, l’escarbot parvient à détruire les œufs de l’aigle, qui se lamente de désespoir.
  4. Élément de résolution : L’affaire est portée devant le tribunal de Jupiter.
  5. Situation finale : L’équilibre est retrouvé par la séparation temporelle des deux animaux, Jupiter ordonnant que l’aigle et l’escarbot n’aient plus leurs œufs en même temps.

L’explication d’un phénomène naturel

Les mythes ont bien souvent pour fonction d’expliquer la raison de certains phénomènes naturels. Ce poème n’échappe pas à cette tradition. S’il est impossible de voir des escarbots à la saison où nichent les aigles, ce serait donc, selon la fable, parce que Zeus en a décidé ainsi pour clore le litige entre les deux animaux. Ce jugement, sage et mesuré, peut en évoquer d’autres, le plus connu étant celui de Salomon dans la Bible. Le dieu grec apparaît dans ce poème comme l’arbitre par excellence, dont les décisions expliquent les équilibres de la nature. En résulte une vision du monde selon laquelle l’univers est réglé par une harmonie divine.

On notera d’ailleurs l’importance du naturel dans cette fable, où les animaux sont certes humanisés, puisqu’ils sont dotés de la parole et de réactions bien humaines, mais où ils conservent certains attributs rappelant leur condition animale. Ainsi l’escarbot triomphe-t-il de l’aigle en déposant des crottes sur la robe de Zeus. Ce détail se veut réaliste, dans la mesure où certains insectes, tels le bousier, sont effectivement connus pour déplacer des excréments.

La dimension morale

Contrairement à d’autres fables de La Fontaine, il appartient ici au lecteur de tirer lui-même la leçon de ce récit. Il n’y a pas, ici, de passage au présent de vérité générale, qui l’offrirait toute prête au lecteur. Il faut donc se souvenir que le poème a été écrit au XVIIe siècle, dans un Ancien Régime qui marquait de nettes inégalités selon que l’on naissait noble ou roturier. L’Aigle est un oiseau noble par excellence. Il symbolise ici les puissants de ce monde, qui peuvent ne suivre que leur bon plaisir, sans écouter la supplique respectueuse qui leur est adressée. Mais la ténacité de l’Escarbot montre que les puissants auraient tort de sous-estimer les plus faibles : ils risquent fort de subir leur vengeance. Aussi devraient-ils se garder d’abuser de leur pouvoir, et de ne point faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît.

La fable serait cependant un peu décevante s’il fallait y lire un éloge de la vengeance. Après tout, comme le dit sagement Socrate, il vaut toujours mieux subir l’injustice que la commettre. Et répondre à la violence par la violence ne fait souvent qu’attiser le feu et engendrer une spirale dont il est difficile de sortir. Mais une lecture attentive du poème suggère que La Fontaine n’entend pas promouvoir la vengeance comme moyen de défense. En effet, la situation est finalement portée devant le tribunal divin. La justice succède donc à la vengeance personnelle. Apparaît donc un arbitrage qui dépasse chacune des deux parties, aboutissant à une solution qui garantit la paix.

*

J’espère que ce poème vous a plu. Je l’ai choisi parce que ce n’est pas l’une des fables les plus connues du grand poète. N’hésitez pas à réagir en laissant un commentaire !

Image d’en-tête : Wikipédia.

3 commentaires sur « La Fontaine : « L’Aigle et l’Escarbot » »

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