« Juin » de Leconte de Lisle

Je vous présente aujourd’hui un poème de saison, puisqu’il s’intitule « Juin ». Ce poème fait partie des Poëmes antiques de Leconte de Lisle, recueil paru en 1852, la même année donc que les Fleurs du Mal de Baudelaire.

JUIN

Les prés ont une odeur d’herbe verte et mouillée,
Un frais soleil pénètre en l’épaisseur des bois ;
Toute chose étincelle, et la jeune feuillée
Et les nids palpitants s’éveillent à la fois.

Les cours d’eau diligents aux pentes des collines
Ruissellent, clairs et gais, sur la mousse et le thym ;
Ils chantent au milieu des buissons d’aubépines
Avec le vent rieur et l’oiseau du matin.

Les gazons sont tout pleins de voix harmonieuses,
L’aube fait un tapis de perles aux sentiers ;
Et l’abeille, quittant les prochaines yeuses,
Suspend son aile d’or aux pâles églantiers.

Sous les saules ployants la vache lente et belle
Paît dans l’herbe abondante au bord des tièdes eaux :
La joug n’a point encor courbé son cou rebelle ;
Une rose vapeur emplit ses blonds naseaux.

Et par delà le fleuve aux deux rives fleuries
Qui vers l’horizon bleu coule à travers les prés,
Le taureau mugissant, roi fougueux des prairies,
Hume l’air qui l’enivre et bat ses flancs pourprés.

La terre rit, confuse, à la vierge pareille
Qui d’un premier baiser frémit languissamment ;
Et son œil est humide et sa joue est vermeille,
Et son âme a senti les lèvres de l’amant.

Ô rougeur, volupté de la terre ravie !
Frissonnements des bois, souffles mystérieux !
Parfumez bien le cœur qui va goûter la vie,
Trempez-le dans la paix et la fraîcheur des cieux !

Assez tôt, tout baignés de larmes printanières,
Par essaims éperdus ses songes envolés
Iront brûler leur aile aux ardentes lumières
Des étés sans ombrage et des désirs troublés.

Alors inclinez-lui vos coupes de rosée,
Ô fleurs de son printemps, aube de ses beaux jours !
Et verse un flot de pourpre en son âme épuisée,
Soleil, divin soleil de ses jeunes amours !

Leconte de Lisle, « Juin », Poëmes antiques, Wikisource.

Lire un tel poème aujourd’hui n’est peut-être pas aussi évident qu’il pourrait paraître, dans la mesure où une lecture superficielle peut laisser croire à une ennuyeuse peinture en trente-huit vers d’une nature dégoulinante de fraîcheur et de bons sentiments. Peut-être Rimbaud jugerait-il ce poème horriblement « fadasse ». Je vais donc relever le défi de vous montrer l’intérêt et la beauté de ce poème. De toute manière, notre époque redécouvre qu’il n’était sans doute pas vain de chanter la nature…

Je crois que l’on peut s’attacher à montrer que le portrait mélioratif de la nature que brosse ce poème, s’il correspond à une esthétique parnassienne attachée à la perfection de la forme, n’est cependant pas sans lyrisme, la nature printanière n’étant alors peut-être que le décor qui convient au « coeur » et à « l’âme ».

Une nature pleine de vie

Leconte de Lisle s’attache avant tout à peindre une nature pleine de vie, une nature vigoureuse, à l’image de ce mois de juin qui est le dernier mois du printemps et le premier de l’été. On ne s’étonnera donc pas que le champ lexical de la nature soit omniprésent dans ce poème, au point qu’il serait fastidieux d’en énumérer tous les termes. Le poète fait constamment l’éloge de cette nature, harmonieuse et pleine de vitalité.

Le mot nature vient du latin natura qui est lui-même formé à partir du participe futur du verbe naître. Cela nous rappelle que la nature n’est pas simplement un décor inerte offert à notre regard, mais bien une réalité vivante. Les philosophes parlent de « nature naturante » pour mettre en avant ce caractère actif et créateur de la nature (par opposition au concept de « nature naturée » au sens évidemment plus passif).

De fait, ici, Leconte de Lisle nous parle de fraîcheur (v. 2), de clarté (v. 6). La forme verbale « s’éveillent » (v. 4) montre bien comment la nature déborde de vie, l’éveil étant ce moment où l’on sort de ce repli qu’est le sommeil. Le « nid » (v. 4) est lui aussi une image pleine de vitalité, d’autant plus qu’il est « palpitant » (v. 4). Leconte de Lisle retrouve ici le motif traditionnel du renouveau printanier, de la reverdie : le printemps est une explosion de vie. Il s’agit bien d’une explosion puisque « toute chose étincelle » (v. 3). D’où un lexique lumineux porté notamment par les métaphores de « tapis de perles » (v. 10) et d’ « aile d’or » (v. 12).

À deux reprises, Leconte de Lisle évoque le rire de la nature : les cours d’eau sont « gais » et « chantent » (peut-être parce que le bruit du ruissellement évoque un rire), le vent est « rieur » (deuxième strophe). Plus loin, le poète écrira encore que « la terre rit » (v. 21). Tout se passe comme si, en ce printemps, la nature elle-même était en joie, et prenait plaisir à jaillir ainsi de tous côtés.

Et il faut bien montrer que cette explosion de vie est générale. Leconte de Lisle ne peint pas un décor particulier correspondant à un lieu précis, mais bien la nature dans son ensemble. Aussi rencontre-t-on un lexique totalisant : « toute chose » (v. 3), « à la fois » (v. 4). Surtout, on remarquera que le poète emploie constamment le pluriel : « les prés », « les cours d’eau », « les gazons », « les prochaines yeuses », « les pâles églantiers »… On remarquera de même que, outre la vue, l’ouïe et l’odorat sont également convoqués, comme pour suggérer que la nature agit sur la totalité de nos sens : « l’odeur » est évoquée dès le premier vers, et, plus bas, les « gazons sont pleins de voix harmonieuses » (v. 9). Le choix de l’alexandrin met en valeur cette impression générale d’harmonie et de sérénité.

La vache et le taureau

Après ce portrait général d’une nature pleine de vie, Leconte de Lisle s’attarde à une scène plus précise. La quatrième strophe est en effet consacrée à la description d’une « vache », et la cinquième à celle d’un « taureau ». Les deux animaux, situés de part et d’autre du fleuve, paraissent symboliser deux aspects de cette vitalité naturelle, l’une féminine, l’autre masculine. La vache et le taureau sont tous deux des animaux domestiques, mais ils apparaissent ici dans leur état naturel : « La joug n’a point encor courbé son cou rebelle » (v. 15). Au passage, je n’explique pas le déterminant féminin du mot joug, qui pour moi est du masculin. Les deux animaux sont pleins de vitalité, comme le montrent les « blancs naseaux » (v. 16) de l’une et les mugissements (v. 19) de l’autre, dont le poète précise qu’il est « fougueux » : le poète a choisi de décrire un taureau et non un bœuf, qui en est la version domestiquée et émasculée.

Les deux animaux sont en contact avec la nature. L’une se trouve « sous les saules ployants » (v. 13), « au bord des tièdes eaux » (v. 14), l’autre se trouve de l’autre côté du fleuve. Dans les deux cas, le poète insiste sur l’air qu’ils respirent : une « rose vapeur » (v. 16) pour l’une et « l’air qui l’enivre » (v. 20) pour l’autre. Autrement dit, la vache et le taureau ne sont pas seulement des animaux domestiques placés dans la nature, ils sont la nature elle-même qu’ils respirent pleinement.

La vache et le taureau sont aussi un couple. Aussi cette nature printanière est aussi emplie de volupté :

La terre rit, confuse, à la vierge pareille
Qui d’un premier baiser frémit languissamment ;
Et son œil est humide et sa joue est vermeille,
Et son âme a senti les lèvres de l’amant.

La comparaison à une « vierge » permet d’évoquer une volupté pure, non entachée par le péché. Cette sensualité dont s’empare la nature, c’est celle de la jeunesse qui découvre pour la première fois, en toute innocence, un « premier baiser ». La répétition constante du mot « et » correspond à une forme de surenchère, s’agissant d’intensifier la sensualité de ce passage. Cette comparaison humanise cette nature et prépare ainsi la troisième partie du poème, centrée non plus sur la nature en elle-même, mais sur son effet sur le « cœur » de l’individu.

L’invocation à la nature

Le poème se termine, dans ses trois dernières strophes, par une invocation à la nature. Aussi Leconte de Lisle y multiplie-t-il les phrases exclamatives, les apostrophes et les verbes à l’impératif. La fonction expressive du langage passe au premier plan.

Les allitérations en [r] scandent cette exclamation : « Ô rougeur, volupté de la terre ravie ! / Frissonnements des bois, souffles mystérieux ! » La diérèse allonge cet adjectif « mystérieux », lequel donne l’impression d’une dimension presque surnaturelle de la forêt, comme si le vent était le « souffle » de quelqu’un.

Le passage à l’impératif marque le registre de la prière : « Parfumez bien le cœur qui va goûter la vie, / Trempez-le dans la paix et la fraîcheur des cieux ! » Le poète demande ainsi à la nature de prendre soin d’un individu qui n’est pas explicitement nommé. On notera que c’est la première fois depuis le début du poème qu’apparaît un être humain, et avec lui une dimension subjective. L’expression « le cœur qui va goûter la vie » tient tout à la fois de la périphrase, de la synecdoque et de la métaphore : il s’agit d’une expression vague en lieu et place d’un terme précis, qui identifie l’individu par l’un de ses organes, image de sa sensibilité. Une sorte de communion est invoquée entre la nature, dont le poète n’a eu de cesse de souligner la vigueur, et l’individu, prêt à « goûter la vie », à jouir pleinement de son existence avec la même vitalité. L’impératif « Trempez-le dans la paix » fait de ce dernier concept un fluide, comme si l’individu pouvait s’immerger dans ce sentiment de plénitude.

Si le poète fait cette demande, s’il invoque la nature afin que celle-ci accorde ses faveurs au jeune homme, c’est qu’il sait que son bonheur sera éphémère. C’est ainsi que le poète prophétise :

Assez tôt, tout baignés de larmes printanières,
Par essaims éperdus ses songes envolés
Iront brûler leur aile aux ardentes lumières
Des étés sans ombrage et des désirs troublés.

L’antéposition du complément circonstanciel de temps « Assez tôt » instaure une pause rythmique dès la troisième syllabe de ce vers, créant ainsi une impression de martèlement. La rupture est brutale par rapport à la douceur des vers précédents. Apparaît ici le lexique de la douleur : « larmes », « éperdus », « envolés », « troublés »… Le bonheur aura donc été de courte durée. L’idée de « brûler leur aile » peut faire penser à la chute d’Icare. Cette notion de brûlure, également marquée par l’adjectif « ardentes », s’explique par l’irruption des « étés sans ombrage ». Le mois de juin est en effet celui où le printemps laisse place à l’été.

Le poème se conclut par une ultime prière :

Alors inclinez-lui vos coupes de rosée,
Ô fleurs de son printemps, aube de ses beaux jours !
Et verse un flot de pourpre en son âme épuisée,
Soleil, divin soleil de ses jeunes amours !

Le poète s’adresse d’abord aux « fleurs » : qu’elles tendent leurs « coupes » emplies de « rosée » à cet individu à l’ « aube de ses beaux jours ». Cette métaphore des « coupes » s’explique par la forme même des fleurs, dont le calice recueille la rosée du matin. Il demande ensuite au « divin soleil » de verser « un flot de pourpre en son âme épuisée ». Cependant, il est difficile de ne pas voir du vin dans le « flot de pourpre » et dans les « coupes de [rosé] », comme si le poète faisait trinquer les fleurs et le soleil en l’honneur de cet individu…

*

J’espère que ce poème vous a plu. Il est vrai que, à la première lecture, il peut sembler un peu en pâte de guimauve. Il faut prendre le temps de le lire vraiment pour en saisir la valeur, et c’est à cela que sert le commentaire. On prend ainsi la mesure de l’explosion de vie qu’il célèbre à travers le mois de juin, dernier mois du printemps, où la nature manifeste une grande vitalité. Bien que la vache et le taureau soient des animaux domestiques, ce n’est pas dans leur rapport aux activités humaines qu’ils apparaissent, mais en tant qu’animaux en contact avec la nature, qu’ils respirent à pleins poumons. C’est à cette nature que le poète s’adresse finalement, en faisant sourdre une certaine inquiétude quant à l’arrivée de l’été, marquant la fin de ce printemps idyllique…

Image d’en-tête par Lena Petersson de Pixabay.

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4 commentaires sur « « Juin » de Leconte de Lisle »

  1. Enfin quelqu’un qui nous remet en mémoire un grand poète français très injustement oublié!
    On méprise aujourd’hui les « Parnassiens » surtout les professeurs!
    Leconte de Lisle,mais aussi José Maria de Hérédia et plus tard Henri de Régnier (« les médailles d’Argile  » )très beau recueil Il est aussi l ‘inventeur du vers libre ce que l ‘on a
    oublié ! Mais peut on le classer chez les « Parnassiens  » ?
    Les poèmes de L. de Lisle sur les animaux sauvages sont aussi très beaux notamment celui du Loup qui me touche autant que celui de Vigny avec une sobriété remarquable
    Ce poème de printemps n ‘est pas guimauve mais « panthéiste  » il m apparaît
    comme irrigué par « le sang de la nature » par les effluves du monde dans une sorte de paradis terrestre entrevu :Je ne le connaissais pas MERCI

    Aimé par 1 personne

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