Je voudrais vous présenter aujourd’hui un poème souvent présenté comme l’acte de naissance du vers libre français. Il appartient aux Illuminations d’Arthur Rimbaud, un recueil posthume où la plupart des pièces sont en prose. Dans cet ensemble, « Marine » fait partie des textes qui se distinguent par leurs fréquents allers à la ligne, lesquels interdisent de parler de prose, sans pour autant que l’on soit fondé à parler de vers au sens traditionnel de ce terme.
MARINE
Les chars d’argent et de cuivre,
Les proues d’acier et d’argent,
Battent l’écume,
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt,
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.
La cascade sonne derrière les huttes d’opéra-comique. Des girandoles se prolongent, dans les vergers et les allées voisins du méandre, — les verts et les rouges du couchant. Nymphes d’Horace coiffées au Premier Empire, — Rondes sibériennes, — Chinoises de Boucher.
Arthur Rimbaud, « Marine », dans Illuminations, 1886, via Wikisource.
Un poème déroutant
Au premier abord, ce poème a quelque chose de déroutant. Cette première impression, encore valable aujourd’hui, devait être bien plus grande à la fin du XIXe siècle, à une époque où le lecteur n’était guère habitué ni au vers libre, ni au télescopage d’images qui se produit sous la plume de Rimbaud. Le poète ardennais a précisément affirmé, à la fin d’un autre poème des Illuminations : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage ». On peut aussi citer cette affirmation que l’on trouvera dans Une Saison en Enfer : « Je réservais la traduction ». Arthur Rimbaud cherchait donc sans doute volontairement à proposer un poème mystérieux. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’hermétisme : on ne trouvera ici nul vocable rare, nulle tournure alambiquée. Si ce poème perturbe notre horizon d’attente, c’est avant tout parce qu’on ne sait trop ce qu’il entend raconter. Nous voici transportés dans l’ « opéra fabuleux » du poète.
L’interpénétration de deux univers

On comprend un petit peu mieux ce poème quand on réalise qu’il fait se rencontrer deux univers, l’un maritime, l’autre terrestre. Le groupe verbal « soulèvent les souches des ronces » paraît en effet s’appliquer davantage à un véhicule terrestre qu’à un navire maritime. On peut dès lors se demander s’il n’y aurait pas deux scènes entremêlées, l’une décrivant des navires qui « battent l’écume », l’autre décrivant des « chars d’argent et de cuivre ». Bien sûr, il est tout aussi possible, au vu du titre du poème, qu’il n’y ait qu’une seule scène, mais décrite tantôt à l’aide d’un lexique maritime, tantôt à l’aide de vocables qui évoquent plutôt la terre ferme. Ce qui me semble certain en revanche, c’est que « les proues d’acier et d’argent » représentent par synecdoque des bateaux entiers. Les « chars d’argent et de cuivre » pourraient alors désigner soit les mêmes navires, soit des véhicules terrestres, comme nous l’avons dit. Ces métaux précieux confèrent une dimension merveilleuse à ces véhicules.
Le tressage des deux lexiques se poursuit dans la suite du poème : nous avons d’une part les « courants », le « reflux », et d’autre part la « lande » et les « ornières ». On notera de même le parallélisme des expressions « Vers les piliers de la forêt / Vers les fûts de la jetée », comme si le poète juxtaposait les univers terrestre et marin. L’adverbe « circulairement » semble contredire la précision « vers l’est », comme pour définir un mouvement qui tiendrait à la fois de la courbe et de la ligne droite : on pense à l’ondulation des vagues. Les « tourbillons » relèvent du lexique marin tout en s’appliquant ici à la « lumière ». Le tressage est ainsi conduit dans toute la première partie du poème.
L’irruption de la prose
Le poème se poursuit avec un paragraphe de prose qui, lui aussi, crée de l’inouï par le télescopage d’images insolites, même si une certaine cohérence apparaît malgré tout. Les articles définis, ordinairement utilisés pour parler de choses que l’on a déjà évoquées ou qui se trouvent présentes dans la situation d’énonciation, sont ici employés pour déterminer une « cascade » et des « huttes » dont il n’a jusqu’à présent jamais été question. Ce dernier terme de « huttes » fait surgir des images exotiques inattendues dans l’esprit du lecteur, mais se trouve nuancé par la précision « d’opéra-comique », laissant peut-être penser à un décor factice. Il faut donc comprendre qu’il ne s’agit pas de huttes véritables. Une girandole est un « faisceau de plusieurs jets d’eau » (TLFi) : ce terme peut renvoyer aux éclaboussures produites par la cascade. Le verbe « se prolongent » donne l’impression d’une continuité, d’un fondu enchaîné entre les formes virevoltantes de la cascade et les lignes des « vergers » et du « méandre ». Tout n’est donc pas sans cohérence : on peut du moins noter que les trois termes de « cascade », de « girandole » et de « méandre » peuvent tous être expliqués par la présence d’un cours d’eau. Comme dirait Rimbaud, « ça ne veut pas rien dire », même si le caractère déroutant du poème rend difficile d’en préciser le sens.

De même, les noms de couleur substantivés « les verts et les rouges du couchant » laissent songeur, tant il est peu usuel d’associer ces deux couleurs pour décrire le soleil au crépuscule, mais celles-ci apparaissent malgré tout comme des éléments du paysage. Le poème se termine par une phrase nominale qui juxtapose des éléments hétéroclites, qui rapproche des époques historiques en principe éloignées (Antiquité romaine et période napoléonienne), de même que des zones géographiques différentes (Sibérie, Chine). Les termes de « Nymphes » et de « Chinoises » ont malgré tout en commun de désigner des êtres animés de sexe féminin, aussi pourrait-on imaginer qu’il s’agisse de métaphores pour désigner des personnes présentes dans le décor que le poète vient de nous décrire. L’expression « Chinoises de Boucher » peut s’expliquer par le fait que le peintre François Boucher était l’inventeur de « Chinoiseries » (en cherchant cette expression dans un moteur de recherches, je suis d’abord tombé sur un extrait du livre de Henri Cordier intitulé La Chine en France au XVIIIe siècle qui m’a mis sur cette piste).
*
Ce que je retiens donc de ce poème, c’est à la fois son caractère déroutant et sa cohérence. Il est très difficile d’imaginer le paysage décrit par Rimbaud, mais il y a malgré tout des champs lexicaux qui convergent, et qui suggèrent que le poète n’a pas simplement associé au hasard des éléments sans lien entre eux. En recourant à un langage imagé, en faisant se télescoper un paysage marin et un paysage terrestre, Arthur Rimbaud transforme la réalité perçue en un univers insolite voire onirique, où les bâtiments deviennent des « huttes », et les femmes, des « Nymphes », des « Sibériennes » en ronde, des peintures chinoises…
Et vous, amis lecteurs, qu’avez-vous pensé de ce poème ? N’hésitez pas à faire part de vos impressions dans l’espace réservé aux commentaires.
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J’aime beaucoup ces analyses, limpides, que vous faites de très beaux poèmes.
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Merci à vous !
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J’aime les mots mais alors là j’ai du mal…
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Oui, j’entends et vois bien cet « opéra fabuleux » grâce, entre autres, aux champs lexicaux. Merci pour cette réflexion sensible!
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Le vers libre chez Rimbaud est tout de même merveilleux ! Liberté.
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Assez difficile d’accès.- pas évident — en dépît de cette excellente signature !
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Mais pourquoi commenter ? Certes par obligation professionnelle je l’ai beaucoup fait, toujours avec un sentiment d’illégitimité. Car « ça veut dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens » aurait dit Rimbaud justement. Ou plus abruptement, à propos d’un poème précis (Le coeur du pitre / Le coeur volé) très provocateur, « ça ne veut pas rien dire ». Mais après ? Mouche-toi dans ton coude.
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Quelle musique poétique! Il écoute Verlaine …Si Rimbault ose enlever les virgules !! Bonheur! Mais je préfère « Fleurs »! Ou encore plus « Aube »!…et le dire, ah!!
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