Béatrice Bonhomme a récemment publié aux éditions « L’Étoile des limites » un recueil de poésie intitulé Les Boxeurs de l’absurde. Elle a accepté de nous parler de cet ouvrage en répondant à mes questions. Qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée.
« Il y a les levers d’oiseaux et les départs d’anges
Ensanglantant les nuages.
Une naissance de forme
Vers l’émergence
Endiamantée de neige. » (p. 9)
Le boxeur et le poète
Gabriel Grossi : Quel est votre rapport avec la boxe ? En quoi le poète peut-il être, à sa façon, un boxeur ?
Béatrice Bonhomme : La boxe est d’abord, pour moi, la manifestation d’une grande violence brutale, instinctive puis, – pire encore – programmée, comme les combats de coqs. C’est pourquoi, je n’aime pas la boxe. Je peux comprendre que le modèle de certains adolescents soit ces sortes de gladiateurs du monde moderne, genre Rocky, qui s’affrontent en combats singuliers. Je pense que, pour certains, c’est une façon de se faire reconnaître ou de sortir de la misère. Mais, personnellement, je déteste toutes les manifestations de violence qui portent atteinte à l’intégrité de l’autre. Je trouve encore plus terrible que l’on puisse prendre plaisir à voir des gens se porter des coups fatals ou qui les rendront handicapés à court ou long terme.
Alors pourquoi avoir intitulé mon livre Les Boxeurs de l’absurde ? Pourquoi ai-je lié la poésie à la boxe ? Parce le poète reçoit le monde d’une façon intense, violente. Il le reçoit comme un coup de poing dans la figure, un peu comme un boxeur que l’on assomme et il traduit dans son écriture cette violence primaire qu’il encaisse. Kafka le dit bien qui compare le poète à un boxeur. D’autres poètes, comme Jacques Dupin, ont souligné le lien de la boxe et de la poésie prenant les mots, la matière picturale à bras le corps. J’ai repris ici cette idée. « Les boxeurs de l’absurde », c’est une représentation de la condition humaine, nous tous qui nous débattons dans cette condition de souffrance et de mort attendue. Je visitais, à l’époque où j’écrivais le livre, d’anciennes mines de charbon de Sardaigne qui avaient battu leur plein sous le régime de Mussolini. Il y avait la photo des anciens mineurs morts de silicose et j’ai vu, en eux, des boxeurs de l’absurde qui subissaient un destin mortel à brève échéance pour nourrir leurs familles. Le texte de Claude Lanzmann sur le tableau de Goya intitulé « Duel à coups de bâton ou La rixe » illustre aussi l’absurdité de la condition humaine : « Deux hommes à peine hommes, tout entier hommes ». C’est une lutte à mort, il n’y aura pas de quartiers, pas d’arrêt au premier sang. Cette boxe de l’absurde c’est celle nous vivons, tous, dans le quotidien, dans nos amours ou dans nos deuils…
Entre immanence et transcendance
« Le huit de l’infini parfaitement horizontal
S’élance vers un ruban de bleu
En lumière de point du jour » (p. 10)
G.G. : La première section s’intitule « Le signe horizontal de l’infini ». S’agit-il d’un choix de l’horizontalité plutôt que de la verticalité, de l’immanence plutôt que de la transcendance, sachant qu’une autre section s’intitule « Harponnant un dieu » ?
B. B. : En mathématiques, le signe de l’infini est comme couché sur l’horizon, un 8 couché et horizontal. Je suis fascinée par cette figure qui me semble bien mise en lumière par le peintre Farhad Ostovani. C’est cette œuvre de paysages et d’horizons qui irrigue les premières pages de mon livre par sa lumière. L’infini peut se trouver dans l’immanence de chaque chose, dans la beauté de quelques herbes au bord d’un chemin, dans un sourire partagé, dans l’ouvrage d’une brodeuse.
« Harponnant un dieu ». En l’écrivant, je pensais au livre de grec sur lequel j’étudiais enfant et d’où sortaient les dieux et les héros. Harponner, c’est un geste violent, comme celui de Poséidon avec son trident. Les dieux grecs harponnent les mortels. Et nous, la vie nous harponne et nous harponnons dieu et vie pour survivre.
« Façade de marbre rose
Plongeoir pour sauter dans le bleu
Sainte Marie-des-Neiges
Dormition de blancheur
Mais dans le cimetière s’épand
Une odeur de putréfaction
Et le clocher en sonnant l’heure
Laisse échapper un corbeau. » (p. 78)
L’absurde
G.G. : « L’absurde » est au cœur de la réflexion d’un grand nombre d’écrivains du XXe siècle: Beckett, Ionesco, Camus notamment, chacun ayant « sa » définition de l’absurde. Duquel de ces auteurs vous sentez-vous la plus proche ? Et quelle est votre vision de « l’absurde » ? Et du hasard, sachant que vous parlez aussi dans ce recueil de jeux de cartes ? Plusieurs poèmes de la fin du recueil commencent par cette question « Pourquoi »…
B.B. : Je me sens proche de Camus à cause de Tipaza, du ciel bleu des Noces et de l’Eté, de l’Algérie. Mais Beckett a une vision lucide de la condition humaine et j’admire sa lucidité. Tout ce que dit Beckett est vrai. Aucune exagération. Il n’y a qu’à voir les EHPAD qu’on n’ose même plus appeler des « Maisons de retraite ». Cette condition est la nôtre, la chute, la déchéance, l’abandon, la mort. Beckett a tout vu exactement comme c’est. Avec une intelligence extraordinaire et pas d’illusions.
Oui le hasard, cadere, la chance, tu meurs ou tu meurs pas, mais un jour cela tombe sur ta tête et c’est comme ça. Les cartes, cela paraît un jeu mais cela dit aussi cette condition de hasard.
Quant à la question : « pourquoi » ? Parce que les choses s’imposent à nous sans que nous en comprenions les causes. Alors c’est un étonnement sur ce qui nous frappe de plein fouet, la touffure du monde qu’on se prend dans la tête.
« C’est la roulette russe, toi ou elle
Lui ou toi, suivant les corps pris ou dépris
Les cœurs laissés pour compte
Ou mangés à la sauce Robert » (p. 112)
Paysages et nudité
G.G. : Vous avez fait le choix, dans la quasi-totalité des poèmes, d’une forme très resserrée, limitée à quelques vers, laissant de vastes espaces blancs au bas des pages. Il me semble qu’il ne s’agit pas seulement là d’une exigence de nudité, mais aussi d’intensité, parallèlement à l’inscription de l’ouvrage dans des espaces méditerranéens, notamment grecs. Quelle est pour vous l’importance de ces lieux ?
B.B. : Du blanc pour respirer, pour rester libre. La lumière blanche des paysages méditerranéens. Exigence de nudité, d’intensité. La mer, les rochers, Carqueiranne, paysages archétypaux. La méditerranée comme berceau de l’humanité. Mais c’est aussi berceau de mon enfance, les paysages de l’Algérie, l’exil, le bleu de Nice et les seringas, la Crète en avancée bleue qui pénètre dans l’avion, la maison dans la mer, la Corse, la Sardaigne, Tharros et Tipaza. Ce sont mes lieux originels, j’y prends naissance.
« Comment plus intense
Que la lumière grecque
Les colonnes doriques
Blanches vers le ciel
Chemin palpitant dans les pierres » (p. 81)
La poésie, pour quoi faire ?
G.G. : En ces temps troublés par la crise sanitaire, j’ai envie de terminer par cette question célèbre : « À quoi bon des poètes en des temps de détresse ? »
B.B. : Sans doute à cause du langage, du langage de poésie qui est ce chant en nous, qui est la vie pour continuer. Continuer à écrire, continuer à chercher une respiration au monde, une parole de lumière. Alors oui, la détresse mais aussi ces mots qui scandent jusqu’à l’abîme et ne peuvent pas tout à fait nous abandonner, du moins c’est mon espoir.
« Ils ont dit en s’aimant
Un jour tu aimeras
Un jour tu voudras mourir d’amour
Et devenir pierre veinée
Pierre où coule le bleu du ciel
Comme une jetée vers la mer » (p. 94)
Références de l’ouvrage
Béatrice BONHOMME, Les Boxeurs de l’absurde, Fourmagnac, L’Étoile des limites, coll. « Parlant seul », 2019. 187 pages. ISBN : 978-2-905573-20-9
Béatrice Bonhomme est poète et professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université de Nice, où elle a dirigé le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et créé un axe de recherches sur la poésie, « Poiéma ». Elle a fondé la revue Nu(e) consacrée à la poésie contemporaine et à la rencontre entre poètes et plasticiens. Plusieurs de ses recueils de poésie ont été réunis en coffret aux éditions Melis en 2005. Elle a reçu en 2019 le prix Vénus Khoury-Ghata pour son recueil Dialogue avec l’anonyme.

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