Je regarde fréquemment les recherches qui ont permis à des lecteurs de trouver mon site, car cela peut me donner des idées d’article. C’est ainsi que j’ai trouvé ce beau sujet qui fera la matière de notre réflexion d’aujourd’hui : le progrès chez Rimbaud. Et évidemment cette question que pose le sujet lui-même : Arthur Rimbaud était-il pour ou contre le progrès ? C’est une question qui n’est pas si simple à trancher, bien entendu, et c’est ce qui la rend intéressante…
1. Un amoureux de la modernité
Arthur Rimbaud est résolument un amoureux de la modernité. Aussi ne se prive-t-il pas de ridiculiser les écrivains du passé, balayés d’un seul geste avec une désinvolture très adolescente, tout en maintenant son regard rivé vers l’avenir.
Un rejet désinvolte du passé

C’est avec une désinvolture jubilatoire qu’Arthur Rimbaud jette aux orties la quasi-totalité de la littérature qui le précède, dans la fameuse Lettre à Demeny où il s’explique sur son projet poétique. En une seule phrase qui entend traiter de la littérature « de la Grèce au mouvement romantique« , il balaie l’ensemble de ce qui a été fait avant lui, jugeant tout cela comme « un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes ». Le poète n’hésite pas à se moquer de tous ceux qui « s’éjouissent à renouveler ces antiquités » : c’est bien le passé lui-même qui est ici rejeté. Baudelaire lui-même, que Rimbaud compare pourtant à un « vrai Dieu », est raillé : « Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine ».
Ce rejet du passé s’exprime aussi dans l’anticléricalisme de Rimbaud, qui n’est jamais qu’un refus de valeurs bourgeoises qu’il relie au passé. Dans le poème intitulé « Accroupissements », le poète ne se prive pas de railler le « frère Milotus » et son « ventre de curé ». Dans « les poètes de sept ans », Rimbaud décrit un ouvrier, en précisant : « Il n’aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu’au soir fauve, / Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg ». Dans Une Saison en Enfer, il ridiculise la tendance chrétienne à « tendre l’autre joue » en parlant du « réconfort d’une bastonnade ». Et il a cette phrase devenue célèbre : « Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père ».
Un regard tourné vers l’avenir
On notera que, toujours dans la Lettre à Demeny dite « lettre du Voyant », Arthur Rimbaud utilise beaucoup le futur simple de l’indicatif. Il ne se contente pas d’émettre des souhaits quant à l’avenir de la littérature, il entend s’en faire le prophète. Le terme de « progrès » est alors répété plusieurs fois.
Prophétisant l’avènement d’un « langage universel », Arthur Rimbaud fait du poète une sorte de guide pour les peuples sur la voie du progrès, grâce à sa langue synthétique et synesthésique, « résumant tout, parfums, sons, couleurs ». Le poète a alors cette expression très lapidaire : « de la pensée accrochant la pensée et tirant ». Pour Rimbaud, le poète est celui qui « tire » en avant, qui entraîne les foules, peut-être malgré elles, dans la direction du progrès. Il est donc un facteur de progrès :
« […] il donnerait plus — que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! »
Arthur Rimbaud, Lettre à Demeny, cité d’après Wikisource.
On peut parler de surenchère pour qualifier la citation qui précède. En effet, alors même que Rimbaud vient de définir le poète comme celui qui « définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle » — rien que ça ! –, le poète va encore plus loin, en affirmant qu’il « donnerait plus ». Jouant de la paronomase, Rimbaud rapproche « norme » et « énorme », si bien qu’il fait de l’excès et de la démesure une nouvelle norme.

Ce registre emphatique explique que le poète soit défini par l’expression, somme toute assez prosaïque, de « multiplicateur de progrès ». Le choix de cette expression tient sans doute à la volonté de rompre avec le stéréotype du poète qui passe sagement son temps à chanter les fleurs et le soleil. Rimbaud, lui, veut être au cœur de l’action, il veut être là où ça se passe (d’où sa volonté incessante de fuir ses Ardennes natales), en phase avec une époque elle-même en marche vers le progrès.
La notion même de « voyance » défendue par Rimbaud implique un regard résolument tourné vers l’avenir, à la recherche de nouveauté. Le poète prophétise un avenir où les femmes, elles aussi, seront poètes. « L’inconnu » est alors défendu comme une valeur en soi : « La femme trouvera de l’inconnu ! » Cet adjectif substantivé témoigne de l’importance que le poète accorde à la nouveauté. Le poète doit dire des choses inouïes, inédites, en un mot nouvelles. Il a ainsi cette très belle phrase : « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ».
La poésie « en avant » vers le progrès
Arthur Rimbaud prophétise ainsi un avenir que la poésie serait en charge de faire advenir :
« […] Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez […] La Poésie ne rhythmera plus l’action, elle sera en avant. […] En attendant, demandons aux poètes du nouveau, — idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande. — Ce n’est pas cela !
Arthur Rimbaud, Lettre à Demeny, cité d’après Wikisource.
Sans doute peut-on, à bon droit, s’étonner de voir un poète prendre le parti du matérialisme. Cela n’a pourtant rien de si étonnant, si l’on songe que Rimbaud vivait dans une période marquée par de profonds bouleversements. Le poète a connu plusieurs régimes politiques (Empire, Commune, Troisième République), plusieurs guerres (guerre de 1870, guerre civile). C’était aussi une époque de transition entre un monde traditionnel, rural, peu changeant, et un monde moderne, urbain, scientiste et positiviste, courant après le progrès.
Précisément, Rimbaud n’entend pas courir après le progrès, mais être « en avant ». Il assigne à la poésie la première place. Le poète, pour Rimbaud, doit être le porte-étendard de la modernité. Aussi l’entreprise poétique doit-elle être guidée par la recherche du « nouveau ». Une nouveauté qui doit s’établir tant sur le fond que sur la forme. Une nouveauté dont il se prétend le seul à détenir la clef, puisqu’il ridiculise les « habiles » et leur lance un péremptoire : « Ce n’est pas cela! »
2. Un Rimbaud lucide face au progrès ?
Il ressort de ce qui précède que Rimbaud est, incontestablement, un chantre du progrès, résolument tourné vers la modernité, vers la recherche de nouveauté, vers ce futur qui semblait — dans une époque où l’on pensait que la science finirait par résoudre tous les problèmes — si prometteur.
La distance prise par rapport à la doxa progressiste
Cependant, il me semble que Rimbaud était malgré tout lucide. Ainsi, dans « L’éclair », qui est l’une des sections de la Saison en Enfer, le poète se montre-t-il pour le moins circonspect à l’égard du travail et de la science, qui sont pourtant deux éléments de ce progrès matérialiste et positiviste dont il parlait naguère :
« Rien n’est vanité ; à la science, et en avant ! » crie l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres… Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles… les échappons-nous ?…
Arthur Rimbaud, « L’éclair », Une Saison en Enfer, via Wikisource.
Ainsi Rimbaud ne s’associe-t-il pas avec l’opinion commune, ce « tout le monde » qui fait du scientisme et du progressisme une sorte de nouvel évangile. Il semble conscient de la violence sous-jacente de cet « en-avant » imposé aux masses, comme le suggère le terme de « cadavres ». Aussi réclame-t-il avec insistance ces « récompenses futures, éternelles » qui étaient promises par le christianisme, mais situées dans un « par delà la nuit » inaccessible avant la mort.
« Je connais le travail, et la science est trop lente », dit encore Rimbaud, prenant ainsi explicitement ses distances avec les discours progressistes de son époque. Il sait bien que sa « main à plume » ne sera jamais une « main à charrue », et il fait un éloge de la paresse:
Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre ! […]
Arthur Rimbaud, « L’éclair », Une Saison en Enfer, via Wikisource.
Arthur Rimbaud refuse l’existence rangée du bon travailleur ou du bon petit bourgeois, lesquels sont pourtant des éléments clefs du progrès tel que le concevait le XIXe siècle. C’est ainsi qu’il énumère diverses conditions qui ont toutes en commun une certaine marginalité : « saltimbanque, mendiant, artiste, bandit ». Sentant que sa « vie est usée » malgré son jeune âge, Rimbaud refuse de se plier aux diktats du monde adulte. La répétition « feignons, fainéantons » confine au pléonasme, et marque ainsi avec insistance un besoin vital d’oisiveté, nécessaire à la création poétique, rêvant « amours monstres et univers fantastiques ».
Rimbaud affirme dans « Mauvais sang » qu’il a « horreur de tous les métiers ». Aussi revendique-t-il son oisiveté, et considère-t-il avec un certain mépris ce « siècle à mains » qui se croit si moderne — il parlera dans les Illuminations d’une « métropole crue moderne », avec toute la distance ironique qui se cache dans ce « crue ».
Aussi, dans Une Saison en Enfer, Rimbaud ironise-t-il sur la science et le progrès qui sont devenus une nouvelle doxa, un nouvel évangile :
Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l’âme, — le viatique, — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangés. […] La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une Saison en Enfer, via Wikisource.

Arthur Rimbaud égratigne ici la « science » qui se prétend une nouvelle Bible. Les points d’exclamation marquent la dimension ironique de ce passage. Là où l’église parlait naguère de « corps » et « d’âme », la science parle désormais de « médecine » et de « philosophie » : Rimbaud voit donc dans le discours scientifique une sorte de nouveau bréviaire. Il ridiculise ceux qui, nombreux à son époque, ne jurent que par la science, censée résoudre tous les problèmes et vaincre toutes les difficultés. La médecine n’est jamais, pour Rimbaud, qu’une somme de « remèdes de bonnes femmes », et la philosophie, qu’un ensemble de « chansons populaires ». Le progrès est raillé en ce qu’il apparaît comme une « marche » qui ne sait vers où elle se dirige. La question oratoire « Pourquoi ne tournerait-il pas ? » fait bien sûr référence au fameux « Eppur si muove » galiléen, et donne l’impression que la marche du progrès n’est jamais qu’un mouvement en rond.
Ainsi, si Rimbaud a pu louer le progrès et l’avenir « matérialiste » dans la Lettre à Demeny, il se montre beaucoup plus distant dans Une Saison en Enfer. De fait, dans cette « lettre » même, il ne faut pas oublier que le poète valorisait la « poésie grecque », ce qui permet de dire qu’il ne récusait pas la totalité du passé…
Valorisation de la « poésie grecque »
Au sein même de la Lettre à Demeny, au sein même de ce texte presque tout entier écrit au futur, qui s’attache à décrire l’avenir de la poésie, au sein même de ce texte qui balaie du revers toute la production passée, Arthur Rimbaud manifeste malgré tout un certain attachement pour la « poésie grecque », considérée comme un « art éternel » :
— Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens.
Arthur Rimbaud, Lettre à Demeny, cité d’après Wikisource.
« L’avenir matérialiste » que prophétise Rimbaud s’accompagne d’une valorisation de valeurs éternelles et immuables : « Nombre », « Harmonie », « Poésie grecque ». Il me semble que l’on ne comprend bien ce passage que si l’on se souvient de la définition baudelairienne de la modernité: « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Charles Baudelaire, dans Le Peintre de la vie moderne). Il est possible que Rimbaud se soit souvenu de ces propos de Baudelaire. Ainsi Rimbaud, lui aussi, semble-t-il considérer qu’il n’y a pas que le progrès qui compte, puisqu’il y aurait aussi cet autre pan représenté par la poésie grecque : « Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque« , dit-il, avant d’ajouter un peu plus bas : « En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l’Action. »
L’anti-occidentalisme rimbaldien
De fait, Rimbaud n’a de cesse de se démarquer de ses contemporains. Dans Une Saison en Enfer, il revendique ses « ancêtres gaulois ». Certes, à l’époque de Rimbaud, les « ancêtres gaulois » s’inscrivaient dans une mythologie nationaliste. Mais c’est, pour le poète, une façon de s’inscrire en dehors du rationalisme romain, en dehors aussi de la pensée bourgeoise chrétienne.
« J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. »
Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une Saison en Enfer, via Wikisource.
Arthur Rimbaud revendique le fait d’être un « barbare », d’avoir un « mauvais sang ». Pour Rimbaud, les Gaulois étaient « les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps ». Autant dire qu’ils n’étaient pas du côté de l’efficacité, du progrès, du rationalisme productiviste. Un peu plus bas, le poète se décrira « plus oisif que le crapaud », se rangeant ainsi du côté de l’ignoble batracien plutôt que de celui de la bien-pensance qui méprise cet animal.
Rimbaud rejette l’Occident chrétien, au profit des Gaulois, antérieurs au christianisme, ou des « races inférieures » du côté desquelles il se range. Ses modèles sont le « forçat », le fusillé « en face du peloton d’exécution », le « nègre » :
« Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. »
Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une Saison en Enfer, via Wikisource.
L’utilisation de l’adjectif possessif « votre » montre bien que Rimbaud s’exclut volontairement de cette « lumière » dans laquelle il ne semble pas impossible de voir les « Lumières » tant vantées de l’esprit moderne, celles dont on parle quand on évoque le « Siècle des Lumières ». Rimbaud refuse le culte aveugle de la raison, ainsi que les lumières du progrès. Il se range du côté de la négritude, prenant ainsi le parti de ceux que son époque méprisait. Aussi entend-il « quitter ce continent » et se placer du côté des « enfants de Cham », ceux que la Bible maudissait, ce qui explique la transe qui termine ce passage :
« J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »
Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une Saison en Enfer, via Wikisource.
L’expression « les blancs » montre que Rimbaud ne s’identifie pas au monde occidental. Aussi la répétition des impératifs « danse, danse, danse, danse » résonne-t-elle, comme l’indiquent les termes de « cris » et de « tambour », comme un rythme africain, ou du moins extra-occidental.
Ce refus du monde occidental qui s’exprime dans « Mauvais sang » peut se lire comme un rejet des valeurs d’une certaine « modernité » scientiste, progressiste, positiviste. S’il prophétise dans la Lettre à Demeny un avenir « matérialiste », c’est qu’il rejette également le christianisme. Sans doute le poète a-t-il pu être fasciné par le Progrès, mais on voit qu’il rejette les valeurs qui l’accompagnent. Aussi ridiculise-t-il la science lorsqu’elle prétend occuper la même place que naguère la religion. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir le regard rivé vers l’avenir, et d’assigner à la poésie le rôle de « tirer » en avant. S’il y a un facteur de progrès, il ne viendra pas du triomphe de la science, mais bien de celui de la poésie. Aussi convient-il d’examiner à présent de plus près les vers de Rimbaud : quel progrès ont-ils apporté à la poésie, si tant est que l’on puisse parler de progrès dans ce domaine ?
3. Le renouveau rimbaldien
Alors, concrètement, qu’est-ce que ça donne ?
Des formes nouvelles
Pour Rimbaud, « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ». Quelles formes ? On notera chez Rimbaud une propension de plus en plus nette à dépoussiérer le vers de sa forme ronflante, privilégiant ainsi des vers courts :
« Oisive jeunesse
À tout asservie
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent. »
Cette strophe n’a-t-elle pas la musicalité de la chanson, bien loin des pesanteurs de l’alexandrin? On remarquera l’utilisation de vers de cinq syllabes, donc d’un mètre impair. Citons encore cette magnifique strophe :
« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil »
Ici, le vers se contente de simples assonances. On notera aussi l’enjambement « allée / avec le soleil ». Rimbaud pratique ici un vers souple, qui épouse la pensée et non l’inverse. Et il se passera ensuite de tout carcan formel, privilégiant la prose dans Une Saison en Enfer et le vers libre dans certaines pièces des Illuminations.
Des « inventions d’inconnu »
Pour Rimbaud, la poésie doit apporter des sensations inouïes. Il se vante, dans « Délires II », d’avoir inventé la couleur des voyelles, allusion au fameux sonnet des « Voyelles » à propos duquel j’ai déjà rédigé un article de ce blog. « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.«
Le poème du « Bateau ivre » rapporte des visions d’absolu :
[…] J’ai vu le soleil bas taché d’horreurs mystiques
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques,
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ;
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur,
La circulation des sèves inouïes
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. […]
Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre » (extrait), Poésies, via Wikisource.
On notera dans « Bateau ivre » les anaphores « J’ai vu », « J’ai rêvé », « J’ai suivi », qui mettent l’accent sur une expérience hors du commun, sur la vision de réalités qui dépassent de loin le vécu quotidien.
Il faudrait encore citer longuement les Illuminations, qui décrivent des scènes dont, souvent, on parvient mal à se faire une image, tant elles sont présentées d’une manière déroutante, qui les transforme en visions d’inouï. Ainsi le poème intitulé « Parade » présente-t-il de façon énigmatique une foule hétéroclite et bigarrée :
« Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales »
Arthur Rimbaud, « Parade », Illuminations, via Wikisource.
À la fin du poème, Rimbaud conclut : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage ». C’est dire qu’il « réserve la traduction », pour reprendre une expression employée dans Une Saison en Enfer. En d’autres termes, le poème est volontairement énigmatique, le poète est le seul à savoir ce qu’il signifie réellement (même si l’analyse peut lever une partie du mystère), et sans doute cette dimension insolite fait-elle partie de l’apport de Rimbaud — même s’il est loin d’en avoir le monopole. De fait, il me semble que c’est cet aspect-là — l’énigmatique, l’inouï, l’insolite — qui retiendra l’attention des surréalistes, grands admirateurs de Rimbaud.
*

Arthur Rimbaud est, résolument, un homme du dix-neuvième siècle. Il n’entend pas se contenter de faire de la figuration, et veut participer à la grande marche de l’Histoire. S’il fugue à plusieurs reprises de ses Ardennes natales, c’est qu’il veut être là où ça se passe : à Paris, dans les grandes villes. Et sans doute est-il, dans une certaine mesure, fasciné par les grands changements qui s’opèrent dans son époque, et qui voient les paisibles villages traditionnels bouleversés par la grande marche du progrès. Les faubourgs se hérissent de cheminées d’usines, les villes se percent de grands boulevards. Les grands héros du siècle sont les scientifiques, les ingénieurs, les savants. Les romans de Jules Verne illustrent la vigueur de la foi positiviste. Et Rimbaud, lorsqu’il prophétise un « avenir matérialiste », s’inscrit sans doute dans ce mouvement d’ensemble. Cependant, le poète revendique son oisiveté, seule capable de maintenir sa plume féconde. Il n’entend pas faire partie de la foule des horribles travailleurs. Il ne s’associe pas non plus à ceux qui font de la science un nouvel Évangile. Il revendique au contraire son « mauvais sang », ses « ancêtres gaulois », et il se range plus volontiers du côté du « nègre » que de celui du « blanc ». Ce faisant, il se dissocie des discours dominants sur le Progrès. Si progrès il doit y avoir, c’est peut-être alors dans la poésie elle-même qu’il se trouve. De fait, Rimbaud pratique une poésie avide de nouveauté, prompte à rejeter les héritages tout en en conservant le meilleur, déstructure le vers, s’acoquine avec la prose et le vers libre, et revendique les images insolites, les aperçus d’absolu, les visions d’inouï. Sa poésie marquera l’ensemble du vingtième siècle, et restera, pour toujours, l’une des grandes voix de la modernité.

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Passionnant, merci
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Excellent. Bravo.
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JUste un mot de Yves Bonneoy qui résonne en moi: « La modernité de Rimbaud: fonder une vie DIVINe sans Dieu »
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Rimbaud m’a ouvert la porte des couleurs et de la liberté en écriture! Il me nourrit à chaque poème., me tire vers la beauté
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Article tout simplement passionnant
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Merci beaucoup !
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