Si vous vous êtes déjà intéressés à la pédagogie, vous avez sans doute dû tomber sur la notion de « conception erronée ». Il s’agit d’une idée fausse que l’on se fait sur quelque chose, non sans raison, souvent par généralisation abusive à partir de cas particuliers. Les phrases que l’on donne comme exemples aux élèves sont généralement choisies pour illustrer parfaitement les règles que l’on enseigne, masquant le fait que bien des occurrences révèlent que la réalité est plus complexe. Or, s’intéresser à la grammaire en tant qu’adulte, c’est précisément se confronter à la réalité de la langue telle qu’elle se parle et s’écrit, au-delà des exemples proprets des manuels. Je me propose ici d’explorer quelques-unes de ces croyances limitantes qui nous empêchent de correctement analyser les phrases.

Mythe n°1 : un COD ne peut pas commencer par le mot « de »
Pour vous, c’est une chose entendue, les compléments d’objet directs sont précisément définis par l’absence de toute préposition. Or, il est de nombreuses situations où le mot « de » ne peut pas être considéré comme une préposition. Dans l’exemple suivant, le groupe souligné s’analyse bien comme un complément d’objet direct :
(1) Elle boit de l’eau.
Dans l’exemple (1), le mot « de » n’est pas une préposition mais un élément de l’article partitif « de l' », autrement dit un mot qui appartient à la grande famille des déterminants. Il permet de signifier que l’on extrait une quantité indéterminée d’un ensemble plus grand. Ici, le mot « de » permet de comprendre qu’il s’agit d’une certaine quantité indéfinie extraite d’une masse plus grande d’eau. De fait, le complément « de l’eau » répond bien à la question « quoi ? ». Cependant, on remarquera qu’il se pronominalise, à la manière des compléments indirects, à l’aide du pronom « en ».
Venons-en à ce deuxième exemple :
(2) Je te promets de venir.
Ici, le morphème « de » est bien préposition, mais sa présence est rendue nécessaire par l’infinitif qui le suit, et non par le verbe qui le précède. On dit bien que l’on promet quelque chose à quelqu’un. De fait, la pronominalisation se fait en « le », comme pour les COD : « Je te le promets ». « De venir » est donc un complément d’objet direct, en dépit même de la préposition qui l’introduit. Si vous voulez une preuve de plus, vous pouvez vous rendre compte que ce groupe répond à la question « quoi ».

Mythe n°2 : Un verbe ne peut avoir que deux compléments d’objet
Cette erreur vient du fait que certains grammairiens parlent de « complément d’objet second » lorsqu’il y a à la fois un COD et un COI. Le terme même de « second » implique qu’il ne peut y avoir de troisième complément. Pourtant, il y a bien des verbes trivalents, c’est-à-dire qui peuvent être construits avec trois compléments.
C’est typiquement le cas du verbe acheter, qui admet des constructions directes pour désigner l’objet acheté (acheter quelque chose), indirectes pour désigner le vendeur (acheter à quelqu’un) et également un complément pour désigner le prix. On dira ainsi :
(3) J’ai acheté cette montre vingt euros à Marco.
La Grammaire méthodique du français donne également pour exemples des verbes qui évoquent une transformation ou un déplacement :
(4) J’ai traduit ce livre du français à l’italien.
(5) Le policier a conduit cet individu de la prison au tribunal.
La Grammaire méthodique du français analyse bien ces compléments comme des compléments du verbe et non comme des compléments circonstanciels. Ils ne sont pas déplaçables, même si personnellement je les trouve relativement supprimables. Ils font partie du prédicat, du groupe verbal.

Mythe n°3 : Les compléments du verbe sont soit des COD, soit des COI
On appelle « compléments du verbe » des groupes de mots qui sont syntaxiquement rattachés au verbe et qui font ainsi partie du groupe verbal. La quasi-totalité des compléments du verbe sont des compléments d’objet, justifiant ainsi cette conception. Mais, en réalité, les exceptions ne sont pas si rares.
a. Les attributs du sujet
Commençons par noter que la fonction « attribut du sujet » caractérise précisément des groupes de mots qui complètent un verbe d’état. Ce sont donc des compléments essentiels de ces verbes. Ils ne sont pas supprimables, ils ne sont pas déplaçables et ils sont pronominalisables. Ce sont donc bien des compléments du verbe, même si ce ne sont pas des compléments d’objet.
(6) La vie est brève.
La tradition grammaticale relie généralement l’attribut au sujet, en omettant de préciser qu’il est un élément du groupe verbal, et à ce titre, un satellite essentiel du verbe.
b. Les « locatifs »
Notons aussi que la tradition grammaticale analyse comme des circonstants des groupes de mots qui ne sont ni déplaçables, ni supprimables, et qui sont pronominalisables, et que la grammaire moderne classe de ce fait plutôt parmi les compléments du verbe. C’est le cas des locatifs, pour lesquels j’ai écrit un article spécifique que je vous invite à consulter. Un exemple :
(7) Je vais à la plage.
Le groupe souligné ne peut être considéré comme un complément circonstanciel : il est impossible de le supprimer et de le déplacer. En outre, il peut se pronominaliser (J’y vais). Il fait pleinement partie du groupe verbal, contrairement aux compléments circonstanciels qui, eux, ne dépendent pas du verbe mais de la phrase entière (ce pourquoi on les appelle aussi des compléments de phrase).
c. Les compléments de mesure
Les compléments de mesure sont pour cette même raison considérés comme des compléments essentiels et non comme des compléments circonstanciels :
(8) Thomas mesure deux mètres.
(9) Cette montre coûte vingt euros.
(10) La pièce de théâtre durera deux heures.
La suppression et le déplacement des groupes soulignés est impossible : ce ne sont pas des compléments circonstanciels. Mais ce ne sont pas non plus des compléments d’objet direct répondant aux questions « qui » ou « quoi ». On dit que ce sont des « compléments du verbe », ou « compléments essentiels », en ce qu’ils font partie du groupe verbal, du prédicat, autrement dit qu’ils dépendent du verbe et fonctionnent avec lui.

Mythe n°4 : La frontière est nette entre complément d’objet et complément circonstanciel
Les besoins de l’enseignement font que l’on présente les différentes notions comme bien distinctes entre elles — et on a raison de faire ainsi. Cependant, celles-ci s’inscrivent en réalité dans un continuum.
La tradition grammaticale définit les compléments d’objet de façon sémantique, comme étant ce sur quoi agit le sujet, comme étant ce sur quoi « passe » l’action impliquée par le verbe, et les compléments circonstanciels comme des informations annexes, non essentielles à la compréhension de la phrase.
On enseigne aujourd’hui que les compléments d’objet sont des compléments du verbe, et qu’à ce titre ils appartiennent au groupe verbal, ce qui les rend peu mobiles, peu supprimables, et pronominalisables, et qu’à l’inverse, les compléments circonstanciels sont des compléments de phrase, qui ne se rattachent donc pas au verbe mais à la phrase dans son ensemble, ce qui les rend déplaçables, supprimables et non pronominalisables.
Dans bien des cas, les deux façons de définir (la traditionnelle et la moderne) s’accordent et les mêmes phrases vont être analysées de la même manière selon que vous utilisez l’un ou l’autre logiciel. Mais ce n’est pas toujours vrai.
De fait, vous allez trouver des exemples — et ils sont en réalité assez nombreux — où l’on se situe un peu à mi-chemin entre le complément d’objet et le complément circonstanciel. Il est ainsi des groupes de mots qui portent sur le temps ou la manière (donc a priori des informations annexes) mais qui, ne pouvant pas être supprimés, déplacés ou pronominalisés, ont plutôt tendance à être classés aujourd’hui comme des compléments essentiels que comme des circonstants.
(11a) Cela remonte au siècle passé.
(11b) Cela date du siècle passé.
Ici, il faut bien sûr analyser le groupe souligné comme un complément indirect.
(12a) Il se comporte avec courage.
(12b) Il réagit avec courage.
Ici, les groupes soulignés auraient peut-être été interprétés, en grammaire traditionnelle, comme des compléments circonstanciels de manière. Mais ils se révèlent non déplaçables et non supprimables. De fait, on les analysera plutôt aujourd’hui comme des compléments essentiels, donc plus proches d’un complément d’objet que d’un complément circonstanciel. En vérité, on se situe ici dans une sorte d’entre-deux.

Mythe n°5 : Un COS ne peut venir qu’après un COD
On peut être tenté de penser qu’un complément d’objet second ne peut venir qu’après un complément d’objet direct, sur le modèle suivant :
(13) Il confie son argent à la banque.
Dans cet exemple, le verbe confier régit deux compléments d’objet, l’un construit directement, l’autre construit indirectement. Cette configuration assez courante peut laisser penser que le complément d’objet second intervient toujours après un complément direct. Cependant, si cette règle est fréquente, elle n’est pas absolue. On rencontre aussi des constructions ditransitives, c’est-à-dire à double complémentation, avec deux groupes prépositionnels, donc deux compléments indirects. Voici l’exemple proposé par la Grammaire méthodique du français :
(14) Il a parlé de notre projet à ses associés.
Dans cet exemple, le verbe est suivi de deux compléments indirects.
Du reste, a-t-on vraiment besoin de parler de complément d’objet second ? N’est-il pas suffisant de parler de COD et de COI, sachant qu’un verbe peut compter de zéro à trois compléments essentiels ? De fait, c’est une appellation que la Grammaire méthodique du français signale, mais qu’elle n’utilise pas vraiment.

Mythe n°6 : Seul un verbe transitif direct peut être passivé
C’est une règle qui fonctionne dans la plupart des cas :
Le chat mange la souris. → La souris est mangée par le chat.
Je parle à mon frère. → *Mon frère est parlé par moi.
Cependant, il est quelques exceptions, du reste fort rares, à cette règle qui veut que seuls les verbes transitifs directs peuvent être mis à la voix passive :
(15) Elle a été obéie de tous.
(16) Sophie pardonne à Julie. → Julie a été pardonnée.

Mythe n°7 : Le mot « ne » a toujours un sens négatif
Il est vrai que, dans la quasi-totalité des occurrences où vous le rencontrerez, le mot « ne » servira de mot négatif. Dans la plupart de ses emplois, il intervient dans le cadre de la négation à double détente, dite aussi négation bi-tensive, constituée d’un premier élément chargé d’amorcer le mouvement vers la négation, appelé discordanciel (c’est le mot « ne » lui-même), et d’un deuxième élément chargé de forclore ce mouvement, logiquement appelé forclusif (ce sont des mots comme pas, jamais, rien, etc.).
Cependant, vous rencontrerez aussi des phrases où le mot « ne » n’a pas de sens négatif :
(17) Je crains qu’il ne vienne.
La phrase qui précède aurait tout aussi bien pu être écrite sans le mot « ne ». Celui-ci est dit explétif, c’est-à-dire, pour reprendre la définition de TLFi, « qui est inutile au sens ou n’est pas exigé par la syntaxe, mais qui sert, surtout dans la langue écrite, à colorer la phrase généralement d’une nuance affective ».

Mythe n°8 : Le subjonctif est toujours introduit par « que »
Cette règle n’en est pas une. Elle doit, elle aussi, être rangée parmi les « mythes grammaticaux ». Ayant déjà rédigé un article sur ce point, je me permettrai ici d’y renvoyer :
► Non, le subjonctif n’est pas toujours introduit par « que »

Mythe n°9 : Les mots grammaticaux sont tous invariables
On les appelle « mots grammaticaux », « mots-outils » ou encore « mots de liaison ». Il s’agit de tous ces petits mots qui servent essentiellement à assurer la cohésion du langage. Ils ont un faible contenu lexical, et un grand intérêt grammatical, contrairement aux « mots lexicaux » que sont les noms, verbes, adjectifs et adverbes. Pronoms, déterminants, conjonctions, mots négatifs, prépositions, entre autres, constituent cette grande famille des mots grammaticaux.
Beaucoup d’entre eux sont invariables, mais cette règle est loin d’être générale.
- Les déterminants sont variables en nombre et en genre : le, la, les ; un, une, des ; mon, ma, mes, et ainsi de suite. On notera que la distinction entre masculin et féminin n’est souvent visible qu’au singulier.
- Les pronoms sont variables et nombre et en genre, mais aussi en personne. Citons simplement les pronoms sujets : je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils, elles… Les pronoms varient aussi selon leur fonction : je, me, moi…
- Le pronom relatif est un peu une relique, dans notre langue moderne, des déclinaisons qui existaient en latin et en ancien français. Le pronom sujet qui devient ainsi que en position d’objet, et se décline en outre en quoi, dont, où, duquel, auquel…
À l’inverse, on trouve des « mots lexicaux » qui sont invariables. Les adverbes sont une famille nombreuse et ouverte à la création lexicale (par suffixation en -ment) : on aura du mal à en faire de simples « mots outils ». Ils sont pourtant bien invariables.

Mythe n°10 : Une phrase ne peut s’analyser que d’une seule manière
Cette généralité ne vaut que pour les exemples proprets des manuels, forgés sur pièce pour convenir exactement à ce que l’on veut montrer. En dehors de ces beaux exemples, il existe beaucoup de « cas limite », pour lesquels l’interprétation se discute. Le but est alors de savoir défendre son interprétation avec des arguments solides, ou bien, le cas échéant, d’être capable d’expliquer en quoi ladite phrase pourrait être interprétée de plusieurs manières différentes. Ce sont bien sûr souvent ces cas litigieux qui sont livrés à la sagacité des étudiants avancés.
En effet, il faut savoir qu’il existe plusieurs écoles de grammairiens : vous entendrez ainsi peut-être parler de grammaire traditionnelle, de grammaire générative, de grammaire guillaumienne, de pragmatique, etc. J’avais ainsi montré, dans un article portant sur les types et formes de phrase, que l’interprétation pouvait n’être pas la même selon que l’analyse se voulait strictement grammaticale ou inclure la situation d’énonciation.
En outre, la grammaire d’aujourd’hui est beaucoup plus descriptive que normative. Elle se fonde sur des énoncés réels, puisés non seulement dans la plus grande littérature, mais aussi dans la presse ou au café du commerce ! On peut s’intéresser à la grammaire de l’oral, au français parlé, à l’argot, comme on peut aussi souligner l’évolution de la langue au fil du temps, laquelle n’est pas seulement une évolution lexicale mais aussi une évolution syntaxique, certaines tournures devenant désuètes tandis que d’autres ont le vent en poupe.
J’espère que cet article vous aura intéressés et qu’il vous aura permis de reconsidérer certains a priori sur la langue. Je voudrais conclure en remerciant tous ceux qui, sur les réseaux sociaux, ont pris le temps de faire des remarques et de proposer d’autres « mythes grammaticaux ». N’hésitez pas à utiliser l’espace des commentaires pour faire vos propres remarques et suggestions. Je voudrais aussi vous signaler l’existence de nombreux autres articles consacrés à la langue française sur ce blog. En voici une petite sélection :
• Comment classer les subordonnées ?
• Non, le subjonctif n’est pas toujours introduit par « que »
• Les compléments
• Le prédicat, qu’es aco ?
• Quand les grammairiens vont à la plage : le locatif
• Pourquoi les grammairiens parlent-ils de « tiroir verbal » ?
• Le conditionnel, relégué dans l’indicatif
• « Donc » est… un adverbe
• Ne vous trompez plus sur l’impératif !
• Non, la grammaire n’est pas ennuyeuse
• Réforme de l’orthographe : de quoi parle-t-on ?
• Le mot « de »
• L’embrouillamini de l’apposition
• « Bien ! » Classement des emplois grammaticaux du mot « bien »
• La fin du passé simple ?
• De l’infinitif
• Grammaire : l’attribut de l’objet
• Les mots grammaticaux

Même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qui est dit, ce que j’apprécie c’est que l’auteur montre que la grammaire repose sur un raisonnement et que c’est le raisonnement grammatical qui est intéressant, plus que la « règle » ou la norme qui peut en être déduite. Quand on est adulte, c’est l’analyse qui est intéressante ; quant à ce qu’il faut enseigner, c’est autre chose et il faut que ce soit à la fois précis et clair pour que les élèves puissent, un jour, savoir raisonner grammaticalement. Un jour.
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Merci. C’est toujours très frustrant avec les élèves de se rendre compte que les plus grandes « évidences » en grammaire cachent toujours des subtilités. C’est vrai que c’est ce qui est intéressant, mais je veux dire qu’auprès de jeunes élèves c’est compliqué à nuancer. Pour les 3e, il faut des méthodes toutes prêtes. Or le COD peut commencer par une préposition, le recours à une question (« quoi », « de quoi », …) ne permet pas toujours de repérer un complément d’objet, un complément circonstanciel peut parfois être essentiel (et encore, pas chez tous les grammairiens…). Peut-être qu’il ne faudrait approfondir la grammaire qu’au lycée. Certaines attentes des programmes relèvent plutôt de l’agrégation.
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Mon article s’adressait plutôt à des adultes. Pour les collégiens, il faut en effet des règles simples, qu’ils auront ensuite le temps de nuancer.
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Oouah la langue française !…Comme j’ai passé des heures incalculables à la transmettre (à expliquer), j’aurai bien aimé vous laisser ma place! Vous êtes tellement clair que tout semble facile à comprendre.Ah!!
Merci….
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Vous n’imaginez pas le soulagement en lisant votre page: j’ai enfin une réponse claire à apporter à mes élèves (et collègues) quand nous nous retrouvons face à un « locatif » dans une phrase à analyser, à l’école primaire je trouve cela difficile!
Merci pour ce blog que je découvre aujourd’hui;
Prenez soin de vous
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Oui, il faut éviter les exemples-limites avec les élèves. Merci beaucoup pour votre commentaire !
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Quand je lis cela je me pardonne quelques erreurs lorsque j’écris un roman de 335 pages avec 100 000 mots et 471 000 caractères. Dans un salon du livre alors que j’évoquais avec un écrivain bien plus célèbre que moi la difficulté presque insurmontable de sortir un livre sans la moindre faute il m’avait répondu : si vous ne voulez pas faire de faute vous auriez dû ne pas faire la première, celle d’être écrivain. J’ai pensé que c’était un raccourci abrupt mais après 10 ans d’écriture et 11 ouvrages publiés, je prends conscience qu’il n’avait pas totalement tort. A quand le Graal?
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